Textes

L’Idée de nation
Juillet 1933

 

Le temps ne détruit pas seulement ce qui est digne d’amour: Dieu merci! Il altère aussi le pire. Je transcris cette admirable phrase de Barrès, dans le sixième tome de ses Cahiers, qui vient de paraître: “Le soleil consumait tout ce qui mérite de pourrir, tout ce qui peut être cadavre.” Les doctrines aussi pourrissent, quand elles n’ont pas les promesses d’éternité. 
Ce qui est, pour M. Léon Blum, un objet d’épouvante, excite fort notre intérêt. Notre intérêt –nous ne disons pas: notre espoir. Car il n’y a rien à espérer des hommes qui obligent M. Léon Blum à déchirer ses vêtements. Kerillis nous l’a bien montré l’autre jour. Mais il est passionnant de vivre à une époque “qui bouge”, lorsqu’on a, comme nous, passé sa jeunesse dans un temps où les positions semblaient prises une fois pour toutes. 
Chacun, durant ces années d’avant la guerre, se retranchait dans un camp. Entre les diverses familles spirituelles de la France, n’existait aucun échange apparent. Quelle solitude que celle de Barrès à la Chambre! Quand il élevait la voix en faveur de la civilisation catholique, ses propos retombaient dans le vide. Il n’excitait même pas la colère. La gauche tout entière, “les gauches”, comme on dit goûtaient la paix de la certitude. Ah! ce n’étaient pas des hommes de peu de foi! Ils avaient leurs dogmes auxquels ils adhéraient de tout leur cœur et de tout leur esprit. 
Quand Viviani prononça la parole impérissable: “Nous avons éteint dans le ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus”, toute une génération s’exprimait, se jugeait et se condamnait par cette voix retentissante et stupide. Ici, l’Esprit visiblement avait inspiré ce bavard illustre; car il y a des sottises qui doivent être dites; des idoles que Dieu enivre pour l’instruction des peuples. L’image inventée par Viviani atteint à cette perfection où il n’y a presque plus d’écart entre elle et l’objet qu’elle désigne. C’étaient vraiment des étoiles dans le ciel que cette génération avait la certitude d’avoir éteintes. 
D’ailleurs, reconnaissons-le, à cette profonde sécurité des hommes de gauche d’alors, correspondait, chez beaucoup d’intellectuels, même favorables au catholicisme, un état d’esprit analogue. Les raisons d’ordre social et moral qui incitaient ces pragmatistes à défendre l’idée religieuse n’entamaient en rien leur assurance: il restait entendu que la question du surnaturel ne se posait plus. Le débat était clos, et ils considéraient avec stupeur ceux de leurs jeunes disciples qui, lorsqu’on leur parlait de religion, demandaient d’abord: “Est-elle la vérité?”. Le sourire étonné du Maitre signifiait: “Comme si ça pouvait être la vérité!” Ah! oui, quelle certitude, chez certain champions du catholicisme, qu’ils ne se battaient que pour des symboles bienfaisants! Il faudrait mettre à part Barrès dont le cas, de ce point de vue, mériterait une longue étude. Car le Barrès, que nous révèle le sixième tome des Cahiers, nous montre un cœur atteint déjà profondément par la Grâce, –donc fort différent de ce “catholique du dehors” qui s’exprimait à la même époque dans ses livres et dans ses discours. A en croire Henri Massis, Barrés était de ces écrivains dont l'œuvre n'épouse pas le rythme de la vie intérieure et demeure en retard sur elle de plusieurs années: ses derniers livres correspondraient à un stade de sa vie spirituelle depuis longtemps dépassé. Au vrai, les touches de la Grâce que trahit le journal intime n'empêchait pas que Barrés demeurât toujours le disciple de Taine. Claudel, miraculeusement converti, trouvait encore le catholicisme absurde, en tant que doctrine: il lui fallut beaucoup de temps pour y adhérer de tout son esprit. J'imagine, chez Barrès, non des états successifs, mais simultanés, bien que contradictoires. 
Mais nous voilà bien loin de notre propos, qui est l'extraordinaire sécurité des hommes de gauche dans leur doctrine, et ce défaut d'esprit critique remarquable surtout chez ceux qui en faisaient profession: “Parce que le socialisme est la vérité, il doit être aussi la justice et la bonté...”, affirme Anatole France par la bouche de M. Bergeret. On ne pouvait partir plus naïvement de l'acte de Foi. 
Il était entendu que l'humanité progressait, selon les étapes marquées d'avance par les prophètes et par les pontifes. “Nations, mot pompeux pour dire barbarie!” Ce vers de Lamartine indique la direction. Ces aveugles ne voyaient pas que le fleuve est si plein de courants contraires et de remous que le courant profond en demeure invisible. L'humanité avance, mais non dans le lit creusé par “les philosophes et par les savants”. Elle ne suit pas le trajet de l'enseignement officiel. Il était entendu que l'Internationale était son but. Et maintenant, on ne peut plus douter qu'elle s'en éloigne, d'année en année. Nous vivons à cette minute précise où les marxistes eux-mêmes sont obligés de le reconnaître. Impossible d'être international à soi tout seul: c'est cette vérité première qui épouvante M. Blum –ou plutôt (car lui la connaissait depuis longtemps) le fait qu'elle éclate aux regards, qu'il n'y a plus moyen de donner le change, fut-ce à des militants socialistes. 
Mais l'étonnant, c'est que la grande découverte de Mussolini et d'Hitler qui consiste à utiliser la puissance explosive de l'idée nationale, nos pères de 93 l'avaient faite avant eux, et Dieu sait avec quel succès, avec quel profit! En gros, on peut dire que le jacobin préfigure le nazi. Les vétérans de 71, que les internationalistes d'aujourd'hui vénèrent comme les plus grands saints de leur Eglise, sont morts victimes de leur attachement farouche à la nation: c'est cette passion en eux que leurs chefs exploitèrent. 
Comment l'idée nationale, dont les révolutionnaires surent tirer un tel bénéfice, fut-elle peu à peu abandonnée par eux, laissée aux mains de ceux que, naguère encore, ils accusaient d'être revenus dans les fourgons de l'étranger? En tout cas, le mouvement boulangiste et l'affaire Dreyfus témoignent qu'au service de la droite elle n'avait point perdu de son efficace. 
Et maintenant, voici qui est nouveau: l'idée de nation, chez nous, est mise à l'encan; beaucoup de “nationaux”, que ce soit fatigue, impuissance, maladresse ou respect humain, ne s'en servent plus que comme d'une étiquette. Elle a mauvaise presse chez certains catholiques qui la trouvent compromettante et qui ont appris à y déceler un relent d'hérésie. L'idée nationale créatrice, en dix ans, de l'Italie mussolinienne est (qu'elle soit bien ou mal utilisée par Hitler) le levain qui travaille l'énorme Allemagne; cette idée, en France, gît à l'abandon; nul doute qu'elle doive donner la suprématie au parti qui aura la force et l'intelligence de s'en servir. Mais d'abord il faut croire à la nation; il faut avoir foi en elle. Or les protestations de M. Déat montrent bien qu'à l'extrême gauche ils sont encore très loin d'adorer ce qu'ils brulèrent. 
Pourtant, ne nous y trompons pas. Lorsqu'une position, comme celle des internationalistes, devient à la lettre intenable, ceux qui l'occupent sont bien obligés d'en sortir. Pour aller où? Ce serait, tout de même, un étonnant spectacle que de voir, chez nous, l'idée de nation revendiquée par les révolutionnaires et les idées pacifistes et internationales laissées pour compte aux bonnes gens venus de droite, et dont la destinée commune est de ne pouvoir jamais être de gauche, quelque gage qu'ils donnent aux partis avancés. 
Ce que l'on ne connaît pas assez et qui mériterait d'être observé par les écrivains politiques, ce sont, en marge du socialisme officiel, les signes avant-coureurs d'un fascisme socialiste. Je ne puis ici que signaler le groupe de Pamphlet (Alfred Fabre-Luce, Pierre Dominique, Jean Prévost). Je pense aussi à un article d'Emmanuel Berl, directeur de Marianne, dans la revue Europe. Il se fait tout un travail d'approche dont M. Léon Blum n'a peut-être pas conscience et qui prépare les voies aux Déat et aux Marquet de demain, aux révolutionnaires qui auront l'audace de reprendre au fascisme ce que le fascisme a appris de nous: le culte de la nation une et indivisible.