Textes

Le mépris de la charité
7 Janvier 45

 

M. ALBERT CAMUS, l'éditorialiste de “Combat”, n'est pas plus que nous content de l'épuration. Puisque tout le mal vient, selon lui, de ce qu'il nous faut juger des cas de trahison qui ne tombent pas sous le coup des lois existantes, il pense que le mieux eût été de créer une loi d'exception, –à effet rétroactif, et c'est là où le bât le blesse. Quel dommage que notre jeune maître, qui a des clartés sur tout, n'ait daigné nous en fournir aucune sur cette loi, faute de laquelle, nous dit-il, “nous allons avoir besoin de dérisoires consolations…” Et il ajoute, avec le sourire supérieur qu'on devine: “On voit bien que M. Mauriac a raison: nous allons avoir besoin de la charité.”
De ces derniers propos, je n'écrirai pas que je les trouve “impatientants”, selon le terme dont se sert M. Camus lorsque, de très haut, du haut, j'imagine, de son œuvre future, il se permet de juger l'auteur de “La Vie des Martyrs”, de “Civilisation“, du cycle de “Salavin” et de la “Chronique des Pasquier”. Non, je ne trouve pas ses propos impatientants, mais attristants, et plus qu'attristants: ils dégagent pour moi une tristesse de mort. Car s'il est vrai que nous sommes condamnés à vivre au plus épais d'un monde voué à l'épouvante dans la mesure où il s'éloigne de la charité, personen encore, à ma connaissance, n'avait eu le courage d'en sourire.
La charité, l'amour, deux mots pour désigner ce dont Pascal a écrit: “Tous les corps ensemble, tous les esprits ensemble ne valent pas le moindre mouvement de charité… Cela est d'un ordre infiniment plus élevé…” La charité se retire de tous les camps à la fois et son absence crée, entre les ennemis qui se croyaient irréductibles, une déconcertante uniformité. Certes, nous n'ignorons pas plus que M. Camus comment nos adversaires règleraient la question de l'épuration, s'ils redevenaient les maîtres; mais ce qui donne à rêver, c'est qu'ils retrouveraient leur système pénitentiaire à peu près intact. Nous n'avons pas laissé se rouiller la machine que nous avons héritée d'eux. Dieu merci, cette similitude entre leurs procédés et les nôtres est très loin d'être absolue: elle n'existe que dans la mesure où, nous aussi, nous avons perdu la charité. Le jour où la charité aurait à jamais quitté le monde, les camps de représailles, les fours crématoires et les fosses communes y seraient également répartis entre tous les peuples et on trouverait partout, sur les corps suppliciés, ces curieuses brûlures qu'y laisse le bout incandescent d'une cigarette.
Le plus haut dégré de civilisation s'exprime par le fait que charité est devenu synonyme d'humanité. Le mot “humanité” devient alors le confluent où la sagesse des grands Anciens rejoint la charité du Christ. Naguère, dire de quelqu'un qu'il était humain, cela signifiait qu'on le jugeait capable de comprendre un autre homme, de se mettre à sa place, d'entrer dans son destin particulier, dans son drame. Les lois de la Cité sont et doivent être égales pour tous: mais chacun de nous demeure libre d'obéir à une loi non écrite et d'habiter en esprit le cachot de ce malheureux dont on a enchaîné les chevilles, et qui, gravement coupable certes, à aucun moment de sa vie n'a cru ni voulu commettre le crime pour lequel il a été condamné. Qu'il ait été notre adversaire, cela lui donne un pouvoir de plus sur nous, le droit d'être aimé… Mais ici nous entrons dans un ordre de considération où presque personne aujourd'hui ne pourrait nous suivre.
“Nous allons avoir besoin de charité…” M. Camus ne croit pas si bien dire, car, depuis bientôt vingt ans, il est venu, le temps des assassins annoncé par le poète. Ces dérisoires consolations dont il se moque, c'était exactement ce que les hommes avaient gagné, au cours des siècles, sur les ténèbres; c'était la perle sans prix qu'ils ont presque partout reperdue. Pourtant elle lui encore dans le secret des cœurs fidèles. Ah! s'ils ont jamais pu douter du message qui leur a été confié, ils savent aujourd'hui que même sur le plan temporel et au sens le plus physique, le sort du monde est suspendu à cette parole qu'ils ont reçue et gardée, à cet Amour “dérisoire”… Et il est vrai qu'il a été montré un jour à la foule humaine, hurlant à la mort, et qu'il s'est manifesté à elle sous la forme d'un corps supplicié, revêtu d'une robe de dérision.