Textes

Bloc-Notes 29 octobre 64

 

«Il n'a eu que ce qu'il méritait!» se serait écrié Jean-Paul Sartre lorsque Albert Camus obtint le prix Nobel. Camus, s'il était encore au monde, ne pourrait lui répondre: «Attrape!» puisque Jean-Paul Sartre a su éviter le pavé d'or qui lui tombait sur!a tête, et qu'il n'a en fait rien attrapé.

Rendons-lui justice: il a donné ses raisons à la ville et au monde sans enfler la voix, en gardant le ton le plus juste, en bourgeois bien élevé qui sait ce qui est dû, fussent-ils académiciens, à d'honnêtes gens qui vous décernent une telle couronne. Mais surtout Sartre a su se garder de l'ostentation: c'était le danger de son geste. On peut penser ce qu'on voudra du philosophe, de l'essayiste, du romancier, du dramaturge; mais enfin ce grand écrivain est un homme vrai, et c'est là sa gloire. Je m'entends moi-même quand je lui donne cette louange. Un homme vrai, cela ne court pas les rues, ni les salles de rédaction, ni les antichambres des éditeurs. C'est parce qu'il est cet homme vrai que Sartre atteint ceux qui sont le plus étrangers à sa pensée et le plus hostiles au parti qu'il a pris. […]

On a beau dire: le canular est une amibe qui s'attrape rue d'Ulm et dont peu de normaliens arrivent à se débarrasser

Pour en revenir à Jean-Paul Sartre, il a refusé ce que moi-même je fus très étonné de recevoir, mais fort heureux d'accepter - non pour faire bénéficier de tous ces millions, comme Sartre, s'il avait accepté le prix, nous confie qu'il l'eût fait, le comité «Apartheid» à Londres ou quelque autre œuvre pie. Mais pour refaire la salle de bains de ma maison de Seine-et-Oise et pour en relever les clôtures (1).

L'étrange est que je ne lis rien de cet homme vrai sans rejeter le livre à un tournant de ma lecture, en criant: «Mais non! Ce n'est pas vrai!» On a beau dire: le canular est une amibe qui s'attrape rue d'Ulm et dont peu de normaliens arrivent à se débarrasser. Lorsque Sartre déploie sa formidable puissance dialectique pour nous prouver que Jean Genet est un saint, que c'est en lui que la sainteté authentique se manifeste, et non chez Thérèse d'Avila, je prends le parti de rire, mais je m'irrite si cette même dialectique tend à substituer au Charles Baudelaire que je fréquente, et que j'aime depuis mon adolescence, un Baudelaire dégradé et méconnaissable.

Cet homme vrai, Jean-Paul Sartre, finit toujours par me faire protester que ce qu'il dit est faux, sauf - et c'est la pierre de touche - lorsqu'il se livre directement à propos de quelqu'un qu'il a aimé: ses inoubliables pages sur Nizan par exemple ou celles qu'il a écrites à la mort de Camus. 

L'engagement de Sartre, si singulier qu'il faudrait oser cette absurdité, un engagement désengagé

L'engagement de Sartre, si singulier qu'il faudrait oser cette absurdité, un engagement désengagé: avec le prolétariat et donc avec le parti communiste, mais sans jamais consentir sur aucun point à mettre sa pensée au pas. Un homme vrai, pour qui écrire c'est agir, et qui est tout entier dans chacune de ses paroles, un homme libre ... Ici je m'interromps et je me loue moi-même et je m'admire d'admirer de si bon cœur ce philosophe qui, à ses débuts dans la vie des lettres, et comme entrée de jeu, chercha à me tordre le cou (2).

 


(1) François Mauriac obtient le prix Nobel de Littérature en 1952

(2) En 1939, Jean-Paul Sartre, écrivain encore inconnu, prend à partie François Mauriac, auteur reconnu de nombreux romans, essais et pièces de théâtre et s'attaque, à travers lui, à la littérature académique. Dans un texte publié dans La Nouvelle revue française sous le titre «Monsieur François Mauriac et la liberté», il lui reproche, en prenant exemple de «La fin de la nuit», suite de «Thérèse Desqueyroux», l'absence de liberté de ses personnages, marionnettes manipulées par un auteur démiurge tout-puissant et omniscient: «Il [François Mauriac) a choisi la toute-connaissance et la toute-puissance divines. Mais un roman est écrit par un homme pour des hommes. […]Dieu n'est pas un artiste; M. Mauriac non plus.».