Textes

F Mauriac
Bloc Notes 21 Aout 1959

 

RAYMOND ARON est un sage que je lis avec une attention presque toujours récompensée. Sa dernière interview de L'Express me laisse tout de même hésitant. Je ne suis pas sûr qu'il ait raison. Ce professeur de Sorbonne qui a décidé de ne plus distinguer sa droite de sa gauche me paraît pécher contre l'évidence .. J'entends bien qu'il reconnaît qu'il y a des tempéraments de droite et des tempéraments de gauche. Mais ce n'est pas assez dire. L'Histoire de France est celle d'une longue guerre civile que Henri IV a interrompue pour un siècle et demi à peine. Encore est-il mort assassiné, et Louis XIV qui révoque l'Edit d.e Nantes, qui détruit Port-Royal, qui persécute les Camisards, n'interrompt pas la lutte.

Le vrai est que droite et gauche sont la trop faible et trop équivoque expression d'une inimitié foncière, enracinée dans les siècles. Sans remonter jusqu'à l'hostilité des Gaulois et des Francs, des seigneurs du Nord contre les Albigeois, Armagnacs et Bourguignons, Huguenots et Catholiques, patriotes et émigrés, anti-Dreyfusards et Dreyfusards, collaborateurs et résistants donnent des noms successifs a cette haine ininterrompue, diversement colorée par les remous de !'Histoire. C'est la guerre d'Algérie qui en ce moment la manifeste. Et de même, il surgit de siècle en siècle un homme qui s'efforce de la dominer, de réconcilier en sa personne les Français irréconciliables. C'est le beau côté de Napoléon. Il croyait ,encore en 1800 que ce fût possible. De ce point de vue, l'histoire du Consulat est admirable : avec 1789, ce sont nos deux seuls beaux moments, il me semble. Aujourd'hui, Charles de Gaulle n'ignore peut-être pas que sa tentative est vaine, que les adversaires attendent avec impatience qu'il ne soit plus là pour recommencer ce combat qui durera autant que notre Histoire, car il en constitue l'étoffe même . Mais il est vrai aussi, comme le 'dit Raymond Aron, qu'il y a toujours eu une race d'esprits issue des deux partis : les sages, les politiques, les fils de Montaigne, les libéraux que de Gaulle incarne, quoi que vous en pensiez et tout général qu'il est. Aussi bien n'a-t-il pas d'ennemis, plus déterminés .que dans les salons du beau monde, si ce n'est parmi les beaux esprits de la gauche. Il a de quoi déplaire à tous, précisément parce qu'il les comprend tous. Un de ses fidèles, qui est à peu près son contemporain (et le mien), me disait avec raison : «Il n'y a que les ehréticns de notre génération pour savoir qui est de Gaul.le, car il a hérité à la fois du Sillon et de l'Action Française. Il a bu aux deux sources adverses et les a réconciliées en lui ; mais c'est aussi pourquoi il reste seul. »