Textes

Mauriac Bloc Notes du 11 novembre 58

 

 

REMETTRE de l'ordre dans le fouillis de ma bibliothèque ... Je me décide à l'entreprendre . .Je n'ai jamais été bibliophile. Mes livres sont d'ailleurs dispersés à Malagar et ailleurs : ceux que j'aime le mieux dans la maison près de P,aris où je ne vais guère. Pourquoi sont-ils là ? On saisit mal après coup · la raison de certaines décisions. Enfin, · je m'efforce de classer ce qui est resté ici, par lettre alphabétique des noms d'auteurs ? - - ou des personnages étudiés ? Ou selon les affinités des écrivains ? (ainsi en usait Du Bos). ' J'exhume des exemplaires assez précieux. Par exemple, les Notes sur André Gide de Roger Martin du Gard avec cette dédicace : « Au sympathique et irritant François Mauriac » : suivent quatre pages manuscrites où Roger Martin du Gard donne les raisons de son irritation. J'avais osé émettre comme une hypothèse que la dernière parole de Gide mourant et qui donnait des signes d'angoisse : « C'est toujours la lutte entre ce qui est raisonnable et ce qui ne l'est pas ... » pouvait avoir une portée métaphysique. Je n'affirmais rien. Je posais la question. Martin du Gard non seulement s'en irrite mais il explique cette parole à sa manière : balancement chez Gide entre l'acceptation de l'inévitable et le chagrin de quitter les êtres qu'il aime. Que ce soit là le sens exact, il l'affirme sans l'ombre d'une . preuve. Le professeur Delay qui avait recueilli cette plainte, inclinait à lui donner une autre portée. En tout cas, dans ce débat, ce n'est pas moi, c'est Martin du Gard qui se montra affirmatif et passionné en di able. Quelle haine de l'espérance, chez nos contemporains ! Quelle peur ils ont d'être .consolés ! Ils protesteront : « Nous ne haïssons pas l'espérance mais le mensonge. » Comment avez-vous la certitude du mensonge ? 'Tous ces témoins que vous récusez d'un seul coup : ceux de la vie du Christ et aussi ces galaxies fourmillantes des saints et des mystiques de toutes les grandes religions ; ils ont abordé dès ici-bas la ·rive d'un certain royaume qu'ils vous décrivent, et leurs descriptions se recoupent : cela ne suffit pas pour les croire, certes, mais devrait suffire pour vous retenir d'affirmer qu'il n'y a rien ... Tel est le malentendu. Même au plus ordinaire chrétien (j'ose à peine l'écrire) un grand esprit agnostique, comme Paul Valéry, parvenu au comble de son art, maître absolu de sa pensée au point d'en contrôler toutes les lois, apparaît tel qu'un insecte dont les réflexes seraient conscients, niais à qui échapperait le reste du monde. J'y songeais en lisant les trois admirables essais (chez Gallimard) que vient de consacrer à Valéry Lucienne Julien-Cain, après l'avoir, durant des années, écouté et regardé vivre, et mieux connu et mieux compris qu'aucun de ses exégètes.