Textes

F Mauriac Automobile, Janvier 60

 

L'automobile n'a rien à voir avec l'élégance, si l'élégance vraie tient, comme je le crois, à ce qui nous est le plus personnel, à ce que nous ne partageons avec personne. L'élégance vraie est toujours unique;  notre être le plus secret  y collabore et s'y trahie. Un mufle peut être élégant à sa manière , mais non à celle d' un être noble. Il n'empêche que l'automobile de l'être noble et l'automobile du mufle sont les mêmes.
Ceci encore est à considérer ; si peu qu'il y ait de muflerie. dans un être noble, il y en a toujours un peu, l'automobile l'aidera à se dégager, dans cette injure à un piéton, dans ce médiocre plaisir de doubler toutes les voitures - alors que l'automobile du mufle ne l' aura jamais aidé à réveiller en lui ce qu il peut y subsister de noblesse.

Si un être noble a été grossier une fois dans sa vie, il est presque  certain que  ce  malheur  s'est  produit en  auto.  S' il a négligé de s'arrêter un jour pour aider quelqu'un à qui il aurait pu porter secours, et s'il ne peut plus lire l'Évangile du Bon Samaritain sans baisser la tête, son automobile en est responsable.
L'auto va dans le sens de notre brutalité, de notre désir de dominer, de dépasser - mais sous sa forme la plus basse. C'est la volonté de ceux qui ne sont pas capables de la faire triompher ailleurs que l'automobile satisfait sur la route.

Faut-il regretter le temps des équipages ? Le cheval s'accommodait moins de la muflerie, s'il s'accommodait fort bien de la sottise. Il avait donné son nom à une civilisation chevaleresque et courtoise.

Quant à moi, j'aime l'auto pour une raison avouable et pour une autre qui l'est moins. L'avouable est que j'aime les routes de France, le contact si rapide soit-il avec les provinces traversées, alors que le chemin de fer m'étourdit. La raison inavouable, c'est que ce qui me plaît surtout dans le voyage en auto, c'est d'échapper aux autres, à la vie collective. Ce que l'auto satisfait en moi, c'est un reploiement égoïste, c'est qu'il est de tous les luxes, celui qui me sépare le mieux de mes frères les hommes.