Textes

Mauriac
Samedi 21 mars 1959

 

Coïncidence: au moment où j'achève de corriger les épreuves de mes Mémoires intérieurs qui paraîtront après Pâques (un journal littéraire a déjà reproduit ce cirre en mettant mémoires au féminin!), j'ouvre Le Voyage intérieur, mémoires d'outre­ tombe de Romain Rolland. J'en attendais beaucoup.  Et déjà impatient, irrité, je saute des pages. Quel insupportable honnête homme que cet honnête homme-là! Quelle volonté de grandeur, et qui ferait aimer la volonté de petitesse ! Quelle éloquence qui se monte le cou - un cou que Romain Rolland n'a jamais la tentation de tordre; et surtout quelle satisfaction ! Que ce personnage est content de lui ! Jamais le style n'aura été l'homme à ce point-là. Il s'enfle, se travaille, s'étale . Et puis je me dis que j'ai tort : la volonté de grandeur  appelle le respect. J'en étais touché à dix-huit ans, quand j'ai commencé de lire J ean-Christophe. Je me trouvais alors accordé à cette grandiloquence, au pan-pan-pan beethovénien qui ouvrait la symphonie de chaque chapitre, comme je l'étais à la peinture d'Eugène Carrière...
Romain Rolland ne se doute pas de ce qui le rend le plus étranger à la religion catholique dans laquelle il a été élevé et qu 'il  exècre :  c'est  le  sentiment  de  sa  propre  perfection,  c'est l' idée de l'homme admirable qu’il regarde  planer « au-dessus de la mêlée », au-dessus  de « la foire sur  la  place  »,  et  qui  est lui- même.
Voici la pierre de touche du chrétien : dès qu'un homme se voit tel qu 'il est, et se juge, et se condamne, il a trouvé Dieu, même s'il ne le sait pas; car ce n'est que par rapport à l'éternel Amour que nous pouvons mesurer nos abîmes.