Textes

Malraux Antimémoires

 

« On m'a rapporté que vous aviez naguère consacré un de vos cours à mon ami Friedrich Nietzsche, auprès de ces ... Turcs? J'étais à Turin - à Turin, par hasard ... - quand j'appris qu'il venait d'y devenir fou. Je ne l'avais pas vu : j'arrivais. Overbeck, prévenu, tomba, si j'ose dire, de Bâle chez moi : il devait emmener le malheureux d'urgence, et n'avait pas même d'argent pour les billets. Comme toujours! Vous ... connaissez le visage de Nietzsche (Walter indiqua le portrait derrière lui); mais les photographies ne transmettent pas son regard : il était d'une douceur féminine, malgré ses moustaches de ... croque-mitaine . Ce regard n'existait plus ... »

Sa tête était toujours immobile, sa voix toujours en retrait - comme s'il eût parlé, non pour mon père mais pour les livres et les photos illustres dans l'ombre, comme si aucun interlocuteur n'eût été tout à fait digne de le comprendre ; ou plutôt comme si les interlocuteurs qui eussent compris ce qu'il allait dire eussent été tous d'un autre temps , comme si nul, aujourd'hui , n'eût accepté de le comprendre, s'il n'eût plus parlé que par courtoisie, lassitude et devoir. Il y avait dans toute son attitude la même modestie orgueilleuse qu'exprimait son petit bureau surélevé. « Quand Overbeck, bouleversé, avait crié " Friedrich !l " le malheureux l'avait embrassé, et, aussitôt après, demandé d'une voix distraite : " Vous avez entendu parler de Friedrich Nietzsche? " Over beck le désignait maladroitement . " Moi ? non, moi, je suis bête... »

La main de Walter toujours levée imitait celle d'Overbeck . Mon père aimait Nietzsche plus que tout autre écrivain . Non pour sa prédication, mais pour l'incomparable générosité de l'intelligence qu'il trouvait en lui. Il écoutait, mal à l'aise.

« Puis, Friedrich avait parlé des solennités qu'on préparait pour lui. Hélas !... nous l'avons emmené. Par bonheur nous avions rencontré un ami d'Overbeck, un ... dentiste, qui avait l'habitude des fous ... Je n'avais pas beaucoup d'argent disponible , nous avons dû prendre des places de troisième classe ... Le voyage était long, de Turin à Bâle. Le train était quasi plein de pauvres gens, d'ouvriers italiens. Les logeurs ne nous avaient pas laissé ignorer que Friedrich était sujet à des accès furieux. Enfin, nous avons trouvé trois places. Je suis resté debout dans le couloir, Overbeck s'est assis à la gauche de Friedrich ; Miescher, le dentiste, à sa droite ; à côté il y avait une paysanne. Elle ressemblait à Overbeck, le même visage de grand-mère ... De son panier, une poule sortait sans cesse la tête ; la femme la renfonçait . C'était à s'emporter - je dis : à s'emporter! que devait-ce être pour un ... malade ! J'attendais quelque incident déplorable.

« Le train s'engagea dans le tunnel du Saint-Gothard, qui venait d'être achevé . Son parcours durait alors trente-cinq minutes - trente-cinq minutes - et les wagons de troisième classe étaient sans lumière. Malgré le bruit de ferraille du train, j'entendais les coups de bec de la poule sur l'osier, et j'attendais. Que faire devant une crise survenue dans cette obscurité ? » Sauf les lèvres plates qui bougeaient à peine, tout son visage était toujours immobile dans la lumière de théâtr e; mais sous sa voix, ponct:uée par les gouttes qui tombaient des tuiles, grouillait tout ce qu'il y a de revanche dans certaines pitiés .

« Et tout à coup - vous ... n'ignorez pas que nombre de textes de Friedrich étaient encore inédits - une voix commença de s'élever dans le noir, au-dessus du tintamarre des essieux. Friedrich chantait - avec une articulation normale, lui qui, dans la conversation, bredouillait - il chantait un poème inconnu de nous ; et c'était son dernier poème, Venise. Je n' aime guère la musique de Friedrich. Elle est médiocre. Mais ce chant était ... eh bien, mon Dieu ! sublime.

« Il avait achevé bien avant que nous eussions quitté le tunnel. Quand nous sortîmes de l'obscurité, tout était comme auparavant. Comme auparavant... Tout cela était si ... fortuit ... Et Friedrich, bien plus inquiétant qu'un cadavre. C'était la vie - je dis simplement : la vie. .. Il se passait un... événement très singulier : le chant était aussi fort qu'elle . Je venais de découvrir quelque chose . quelque chose d'important. Dans la prison dont parle Pascal, les hommes sont parvenus à tirer d'eux -mêmes une réponse qui envahit, si j'ose dire, d'immortalité, ceux qui en sont dignes. Et dans ce wagon ... »

Il fit pour la première fois un geste un peu large, non de la main mais du poing, comme s'il eût épongé un tableau noir. « Et dans ce wagon, voyez-vous, et quelquefois ensuite - je dis seulement : quelquefois ... - le ciel étoilé m'a semblé aussi effacé par l'homme que nos pauvres destins sont effacés par le ciel étoilé ... »
Malraux, Antimémoires, p 34-36

Lorsque le colloque commença, mon père s'aperçut qu'il avait oublié à quel point les intellectuels sont une race. Parce que leur pensée recherche l'adhésion et non l'épreuve, parce qu'ils se réfèrent à la bibliothèque plus qu'à l' expérience; mais la bibliothèque, après tout, est plus noble et moins bavarde que la vie ...