Lucien de Samosate

 

Incarnation, résumé ou déclin de l'hellénisme, l'œuvre de Lucien n'en demeure pas moins, sous le règne des Antonins, une démarche créatrice. On a de quoi s'étonner : cette œuvre, en effet, si solidement enracinée dans le passé, conserve encore vivace, depuis dix-huit siècles, sa grâce, sa verve satirique et sa finesse.

D'une certaine façon, Lucien lie ses maîtres (Aristophane, Platon, Ménippe) à ses disciples (de Rabelais à Paul-Louis Courier), comme il lie la sophistique au dialogue et la satire au pamphlet. Sceptique, anticonformiste, l'esprit railleur, faisant parler les morts pour les humilier, eux et les vivants, cet « outsider » domine son siècle en le persiflant, et, malgré ses enfers artificiels, il ne perd rien de son sens du réel.

Un Barbare devenu grec

On ne connaît la vie de Lucien que par un petit nombre de renseignements contenu çà et là, dans ses écrits. D'humble famille, né à Samosate en Syrie, ce grand styliste de la langue attique parla d'abord syrien. Destiné tout jeune à un travail manuel chez son oncle, fabricant de statuettes, il s'enfuit de l'atelier, dès le premier jour de son apprentissage, châtié rudement pour une maladresse. La même nuit, nous dit-il, la Culture, apparue en rêve, le persuada de la suivre (Le Songe, Περὶ του̃ ἐνυπνίου). Il apprit le grec et acheva son éducation dans les écoles de rhétorique d'Ionie ; vers sa vingtième année, le jeune Barbare était devenu un Grec cultivé (Double Accusation, Δὶς κατηγορούμενος).

À en croire la Souda, il fut avocat à Antioche. Mais sa nature de fantaisiste, d'artiste, voire d'aventurier, s'accommodait mal, apparemment, de la vie du barreau. C'est vers l'an 150 qu'il se mit à voyager. En sophiste itinérant, il parcourut le monde romain, de l'Asie Mineure à la Gaule. Dans ce dernier pays, il obtint un poste de professeur de rhétorique très bien rémunéré (Apologie, Ἀπολογία). « Mais ces avantages ne le retinrent pas fort longtemps : il était trop grec désormais pour vivre longtemps loin de la Grèce » (M. Croiset).

Vers l'an 160, Lucien s'établit à Athènes. C'est le grand tournant de sa vie. Abandonnant la sophistique et les tribunaux, devenu pamphlétaire, il se consacre au genre auquel il doit sa goire : le dialogue satirique. Il y raille hommes et dieux, il se moque des rhéteurs à la mode, des philosophes et des charlatans ; ainsi assure-t-il sa célébrité, se faisant de plus en plus d'ennemis. Vers 165, Lucien, qui avait entre-temps effectué un voyage en Orient (162-165), se remet à voyager, de nouveau sophiste ambulant. Mais bientôt il capitule : celui qui naguère vilipendait les emplois stables et bien payés (Sur ceux qui se font salarier, Περὶ τω̃ν ἐπὶ μισθω̃ συνόντων) n'hésita pas à occuper une haute fonction administrative en Égypte (vers 170). C'est dans ce pays qu'il mourut, probablement vers la fin du règne de Commode.

Une œuvre hybride

Lucien écrit beaucoup, au jour le jour, sans plan préétabli, selon ses besoins et ses humeurs : on possède de lui quatre-vingt-six ouvrages en prose, deux compositions dramatiques en vers (Tragédie de la goutte, Τραγω̩δοποδάγρα et Pied-Léger, Ὠκύπους), un recueil de cinquante-trois épigrammes. Il est vrai que, parmi ses œuvres, on n'en trouve aucune de longue haleine ; que ni ses drames ni la plupart de ses épigrammes ne lui appartiennent sûrement ; que nombre de ses écrits sont dus à des imitateurs ou sont à considérer comme suspects.

Une classification chronologique rigoureuse étant impossible, on doit se contenter de classer l'œuvre de Lucien selon quelques catégories principales : les exercices de rhétorique tels que Meurtrier du tyran (Τυραννοκτόνος), Éloge de la mouche (Μυίας Ἐγκώμιον), etc. ; les dialogues, contenant la plupart des chefs-d'œuvre de la période athénienne, dialogues de caractère plus ou moins philosophique comme Hermotime (Ἐρμότιμος, 166), Dialogues des morts (Νεκρικοὶ Διάλογοι, 166 ou 167), Dialogues marins (Ἐνάλιοι Διάλογοι), etc., ou esthétique tels Portraits (Εἰκόνες), Défense des portraits (ϒ̔π̀ερ τω̃ν εἰκόνων, 163) et littéraire (Parasite, Περὶ του̃ παρασίτου). Certains écrits ont forme de lettres : Sur la manière d'écrire l'histoire (Πω̃ς δει̃ ἱστορίαν συγγράϕειν, 165). On y trouve également des biographies, des pamphlets, des diatribes personnelles, des causeries, par exemple Sur la mort de Pérégrinus (Περὶ τη̃ς Περεγρίνου τελευτη̃ς, vers 166), Maître de rhétorique (Π̓́ητόρων Διδάσκαλος), etc. Enfin, des romans satiriques, notamment Histoire véritable (Ἀληθὴς Ἱστορία).

Les traits d'un génie

« Je suis un homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins [...]. Or, il y en a beaucoup, comme vous savez [...]. Oui, j'aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d'être aimé. Seulement, je dois avouer qu'il y a peu de gens auxquels je puisse faire l'application de cet art » (Pêcheur, Ἁλιεὺς). En fin de compte, tout semble être question de nombre : Lucien se place à distance suffisante de la foule, contre tous ceux qui, victimes de leur crédulité ou de leur bassesse, se dupent eux-mêmes, se nourrissent d'illusions et manquent à leurs principes. Sa mission sera de démasquer tous les charlatanismes, de démolir tous les préjugés, de détruire toutes les chimères. Un moraliste révolté par le spectacle de la bêtise humaine ? Sans doute. Mais aussi un satirique complaisant, un dilettante raffiné, un exhibitionniste de sa fine intelligence.

On a beaucoup parlé de sa morale négative et de son manque de véritable idéal. La Souda n'hésita pas à lui jeter l'anathème pour son athéisme en général et pour son antichristianisme en particulier. C'est trop demander. En vérité, Lucien fut un piètre philosophe ; habile compilateur d'idées plus ou moins empruntées, il s'en tint à l'épicurisme, tout en subissant l'influence de certains cyniques. On chercherait vainement dans ses écrits une pensée profonde ou originale : pour lui, le mal n'existe sur la terre qu'à cause des charlatans et des imbéciles, c'est presque tout. Comment, rivé aux apparences, pourrait-il voir dans le christianisme les signes d'une transformation sociale plutôt que ceux d'une nouvelle duperie ?

Son mérite est ailleurs, dans le bouleversement des formes littéraires et la création de nouveaux genres. Artiste plutôt que penseur, Lucien sut fondre l'ancienne comédie avec les dialogues des philosophes socratiques (les satires perdues du cynique Ménippe doivent y être pour beaucoup), en combinant les idées avec les caractères humains en un mélange original, le dialogue satirique. Conscient de son apport, il s'en vante : Double Accusation (Δὶς κατηγορούμενος), À celui qui me disait : « Tu es le Prométhée du discours » (Πρὸς τὸν εἶπόντα. Προμηθεὺς εἶ ἐν λόγοις). Peut-être ignore-t-il que le récit fantastique (Histoire véritable, Ἀληθὴς Ἱστορία) ainsi que le pamphlet, en tant que genres littéraires, ne lui doivent pas moins ; il fallut Érasme, Rabelais, Swift, Voltaire pour illustrer cette vérité.

Reste son talent d'écrivain. Atticiste, ayant appris le grec dans les livres, ce créateur inventif, syrien de naissance, n'aurait rien à envier aux auteurs classiques ; l'élégance et la finesse ne sont pas les moindres qualités de sa langue moqueuse ; la fantaisie, l'imagination, tous les traits de son génie apparaissent imprimés dans son style, leste et piquant. C'est ce style précisément, entre autres, qui fait de Lucien un maître incontestable de la prose satirique.


 

 

Ressources

Dialogue des morts

Dialogue des dieux