Lénine (1870- 1924)

Biographie

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Notice Encyclopedia Universalis


Fondateur et bâtisseur de l'État soviétique, qui affiche d'emblée sa forte spécificité par rapport aux États existants, Lénine est l'un des hommes politiques qui a le plus profondément marqué le XXe siècle. Véritable icône pour des centaines de millions de nouveaux croyants en une religion inédite, le communisme, Lénine apparaît aujourd'hui, avec le recul du temps et la faillite du système politique qu'il avait fondé, comme celui qui instaura une dictature, en rupture avec les idéaux et les pratiques du socialisme et de la social-démocratie tels qu'ils s'étaient développés et affirmés jusqu'à la Première Guerre mondiale. Lénine transforme l'idéologie en dogme, en vérité absolue et universelle, ce qui fonde la dimension totalitaire du communisme. Au nom de la vérité du message, les bolcheviks sont passés de la violence symbolique à la violence réelle, ont installé un pouvoir absolu et arbitraire. Un pouvoir qui a opprimé, mais aussi fasciné, une grande partie du monde au XXe siècle.

 

Les débuts d'un militant révolutionnaire

Né à Simbirsk en 1870, fils d'un inspecteur de l'enseignement primaire, Vladimir Ilitch Oulianov commence des études de droit à l'université de Kazan, d'où il est vite expulsé après des manifestations étudiantes ; son frère aîné, Alexandre, est exécuté en 1887 pour sa participation à un complot contre la vie du tsar Alexandre III. Vladimir Ilitch s'installe à Saint-Pétersbourg, y termine sa licence en droit en « auditeur libre » et devient avocat. Fasciné par le marxisme, il entre en contact avec les cercles marxistes clandestins de la capitale, avant de se rendre, en 1895, en Suisse, pour y rencontrer le grand propagandiste du marxisme en Russie, Georgui Plekhanov. Traducteur pionnier de Marx et d'Engels en russe, Plekhanov a fondé en exil le premier groupe marxiste russe, Libération du travail. C'est pour assurer une meilleure liaison entre ce groupe et les petits cercles marxistes de Saint-Pétersbourg que Vladimir Oulianov, âgé alors de vingt-cinq ans, rencontre le « Maître ». À son retour en Russie, il fonde un groupuscule clandestin, L'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière, première ébauche d'un parti social-démocrate. Peu de temps après (décembre 1895), Oulianov est arrêté pour « propagande révolutionnaire » et condamné à trois ans de relégation en Sibérie. Au cours de cet exil, il rédige notamment une longue étude sur Le Développement du capitalisme en Russie. Prenant le contre-pied des théories populistes, qui mettaient l'accent sur les potentialités révolutionnaires de la paysannerie, il y souligne la rapidité et la profondeur du développement du capitalisme en Russie et le rôle majeur que jouera désormais la classe ouvrière à la pointe du mouvement révolutionnaire. Numériquement, et compte tenu du poids écrasant de la paysannerie dans un pays avant tout rural, le prolétariat industriel constitue un groupe social très minoritaire : en 1900, on compte dans l'Empire russe moins de trois millions d'ouvriers (dont un quart de cheminots). Néanmoins, souligne Oulianov, le degré exceptionnel de concentration industrielle favorise l'émergence d'une véritable classe sociale soumise à l'exploitation capitaliste. Les premières grandes grèves victorieuses des travailleurs du textile (mai-juin 1896) le confortent dans ses analyses. Mais le recul du gouvernement (qui promulgue, en juin 1897, une loi importante limitant à onze heures et demie la durée légale journalière du travail et rend obligatoire le repos dominical) favorise aussi l'émergence d'une nouvelle tendance au sein des milieux sociaux-démocrates, « l'économisme », qui place au premier plan des luttes les revendications économiques des travailleurs – une idée fermement combattue par Oulianov.

C'est au milieu de ces débats qu'une poignée de militants de second rang réunit à Minsk, le 1er mars 1898, le congrès fondateur du Parti ouvrier social-démocrate russe. À peine le congrès achevé, huit des neuf présents sont arrêtés. Une fois sa peine d'exil purgée, Oulianov repart en Suisse pour venir renforcer, avec d'autres militants, dont Iouli Martov, le groupe de Plekhanov en lutte contre « l'économisme » au sein du mouvement social-démocrate. En décembre 1900, Plekhanov, Pavel Borissovitch Axelrod, Martov, Alexandre Nikolaïevitch Potressov et Oulianov (qui commence à signer ses écrits sous le pseudonyme de Lénine) lancent à Munich un nouveau journal social-démocrate, l'Iskra (L'Étincelle). La diffusion de ce journal favorise la constitution d'un réseau de militants et permet à Lénine, devenu entre-temps rédacteur en chef, d'accroître son audience et de faire plus largement connaître ses idées.

Le fondateur du bolchevisme

En 1902, Lénine publie un texte fondamental, Que faire ?, premier manifeste de ce qui deviendra, l'année suivante, le bolchevisme. Lénine y expose sa conception d'un parti révolutionnaire d'avant-garde, discipliné et centralisé, composé d'un noyau de révolutionnaires professionnels, chargés d'encadrer les masses ouvrières trop facilement tentées par la seule action quotidienne spontanée et incapables d'acquérir une conscience politique par elles-mêmes. Le parti est « la couche consciente et avancée de la classe ouvrière, il en est l'avant-garde ». L'énergie de la classe ouvrière ne peut être efficace que si le Parti l'organise. La force du prolétariat n'a d'existence effective que grâce au Parti où règne « l'unité de la volonté » qui met fin à la dispersion, au morcellement du prolétariat.

Cette conception – inédite – du parti révolutionnaire est à l'origine de la division entre mencheviks et bolcheviks lors du IIe congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, tenu à Bruxelles, puis (la police belge ayant interdit la réunion) à Londres en juillet 1903. Les cinquante et un votants à ce congrès se divisent sur un point fondamental, le sens même de l'appartenance au parti. À la conception léniniste d'un parti fortement structuré, discipliné, élitaire, avant-garde de révolutionnaires professionnels seule capable de mener, dans un pays économiquement, culturellement et politiquement attardé, la classe ouvrière au pouvoir, s'oppose la conception de Martov, favorable à un grand parti de rassemblement à l'européenne, largement ouvert à des sympathisants de tendances différentes, capable d'attirer à soi le plus grand nombre possible. L'option de Martov obtient une courte majorité. Mais une partie des majoritaires appartenant au Bund (le Parti social-démocrate des ouvriers juifs de Russie) ayant fait sécession, en fin de compte la majorité (bolshinstvo) revient aux partisans de Lénine. Dans l'immédiat, la division ne conduit pas à une scission. Plekhanov, Martov et Lénine restent ensemble à la direction de l'Iskra. Rapidement cependant, les désaccords débouchent sur une rupture. Plekhanov s'étant rapproché de Martov, la majorité des rédacteurs de l'Iskra rompt en 1904 avec Lénine, qui fonde l'année suivante son propre journal, Vpered (En avant). En 1905, deux congrès distincts, l'un bolchevique, à Londres, l'autre menchevique, tenu en Suisse, consacrent l'éclatement de la social-démocratie russe. Celui-ci révèle, fondamentalement, l'affrontement de deux stratégies : une stratégie menchevique du possible, qui entend appliquer strictement à la Russie la « prospective » que Marx avait définie en étudiant le capitalisme et le prolétariat occidental, et une stratégie bolchevique volontariste de la rupture.

C'est dans ce contexte de profonde division qu'éclatent à Saint-Pétersbourg, au début de 1905, de graves incidents qui vont se transformer, au fil de l'année, en un véritable mouvement révolutionnaire. L'émergence des soviets (assemblées ouvrières), forme originale et autonome d'organisation issue de la « base » ouvrière, prend de court les militants sociaux-démocrates. Les mencheviks réagissent plus rapidement, saluant cette forme d'« auto-organisation ouvrière » qui ne peut, selon eux, que hâter la prise de conscience politique du prolétariat. Les bolcheviks se montrent plus circonspects vis-à-vis de ces organisations qui risquent de remettre en question la prétention du Parti à diriger le mouvement révolutionnaire. Lénine attend plus de six mois avant d'exposer, à la fin de juillet 1905, dans Deux Tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, sa conception d'une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » ; il y assigne aux soviets un rôle nouveau : celui d'être les « instruments de l'insurrection armée », qui permettront le passage à l'étape révolutionnaire suivante. L'échec de la révolution populaire (et notamment de l'insurrection de Moscou de décembre 1905) et la résistance victorieuse de l'autocratie tsariste inspirent aux bolcheviks et aux mencheviks des analyses diamétralement opposées. Tandis que ces derniers en sortent convaincus qu'une révolution sociale n'est pas à l'ordre du jour en Russie, qu'il faut, à l'avenir, laisser l'initiative à la bourgeoisie et l'aider à renverser le tsarisme, Lénine affirme au contraire qu'il serait périlleux de confier les destinées de la prochaine révolution à la bourgeoisie libérale qui n'a ni la force ni la volonté de briser l'autocratie et d'accomplir de véritables transformations sociales.

Au cours des années 1907-1914, années de net « reflux » de la révolution, Lénine, devenu le chef incontesté d'un groupuscule conspiratif dont les effectifs stagnent autour de quelques milliers de membres, passe l'essentiel de son temps à combattre les divers courants d'une social-démocratie plus éclatée que jamais. À la lutte permanente contre les mencheviks s'ajoute celle contre ceux que Lénine appelle les « conciliateurs » (favorables à l'unité d'action avec les mencheviks). Sont aussi visés les « liquidateurs », favorables à la création d'un mouvement ouvrier légal et démocratique, à l'occidentale, aux antipodes de l'organisation clandestine de combat souhaitée par Lénine. Enfin, les bolcheviks ont fort à faire pour se protéger de tous les agents de l'Okhrana, la police politique du régime, infiltrés au sein du petit microcosme conspiratif bolchevique.

La Première Guerre mondiale accentue encore l'isolement du bolchevisme léniniste. Dénonçant la faillite de la IIe Internationale qui a « trahi le socialisme », Lénine espère une défaite rapide du régime tsariste. « Le moindre mal, écrit-il le 17 octobre 1914 à Alexandre Chliapnikov, serait la défaite du tsarisme dans la guerre [...]. L'essence entière de notre travail, persistant, systématique, est de viser à la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. » Rejetant toute collaboration avec les autres courants sociaux-démocrates, Lénine, de plus en plus isolé, justifie théoriquement sa position dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, achevé en 1916. Il y explique que la révolution éclatera non dans un pays où le capitalisme est le plus fort, mais dans un État économiquement peu développé comme la Russie, à condition que le mouvement révolutionnaire y soit dirigé par une avant-garde disciplinée, prête à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la dictature du prolétariat et la guerre civile, « qui dans toute société de classes représente la continuation, le développement et l'accentuation naturels de la guerre de classes ». Révélatrice des « contradictions inter-impérialistes », la guerre mondiale renverse ainsi, selon Lénine, les termes du dogme marxiste et rend l'explosion plus probable en Russie que nulle part ailleurs.

Le stratège de la prise du pouvoir

Après la victoire de la révolution de février 1917 et le renversement du tsarisme, auxquels aucun dirigeant bolchevique d'envergure n'a pris part, tous étant soit en exil, soit à l'étranger, Lénine, contre l'avis de l'immense majorité des dirigeants bolcheviques, prend d'emblée des positions extrêmes. Il prédit la faillite rapide de la politique de conciliation avec le gouvernement provisoire « bourgeois » que s'efforce de mettre en œuvre le soviet de Petrograd, dominé par une majorité de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires. Héritiers du populisme, ces derniers ont une grande audience dans la paysannerie ; ils prônent une résolution de la question agraire, mais sont aussi favorables à la poursuite de la guerre jusqu'à la victoire. Dans ses quatre Lettres de loin, écrites à Zurich entre le 20 et le 25 mars 1917, et dont l'organe officiel du parti bolchevique, la Pravda, n'ose publier que la première, tant ces écrits rompaient avec les positions politiques alors défendues par les dirigeants bolcheviques de Petrograd, Lénine exige la rupture immédiate entre le soviet de Petrograd et le gouvernement provisoire, ainsi que la préparation active de la phase suivante, « prolétarienne », de la révolution. Pour Lénine, l'apparition des soviets est le signe que la révolution en cours a déjà dépassé sa « phase bourgeoise ». Sans plus attendre, ces organes révolutionnaires, enjeu de pouvoir entre les bolcheviks et les autres partis, doivent s'emparer du pouvoir par la force, mettre fin à la guerre impérialiste, même au prix d'une guerre civile, inévitable dans tout processus révolutionnaire.

Décidé à rentrer à tout prix en Russie, Lénine accepte l'accord conclu par le social-démocrate suisse Fritz Platten avec les autorités allemandes, favorables au retour du tribun pacifiste à Petrograd : avec un groupe de militants, Lénine quitte Zurich le 28 mars pour traverser l'Allemagne, dans un wagon bénéficiant du statut de l'exterritorialité, et gagner la Suède, puis Petrograd. Le lendemain de son arrivée, il expose (4 avril 1917) ses fameuses Thèses d'avril. Il y proclame son hostilité inconditionnelle au « défensisme révolutionnaire », au gouvernement provisoire, à la république parlementaire. Il prône la prise du pouvoir par le prolétariat et les paysans pauvres, les fraternisations pour mettre fin à la guerre, la nationalisation de toutes les terres, la suppression de la police et des fonctionnaires. Ces thèses sont accueillies avec stupéfaction par la plupart des dirigeants bolcheviques de la capitale. Mais la position de Lénine sort renforcée de la crise politique qui secoue peu après le gouvernement et le Soviet de Petrograd sur la question de la poursuite de la guerre (« crise d'avril »). Peu à peu, les idées de Lénine progressent notamment parmi les nouvelles recrues du parti bolchevique. Effectivement, en quelques mois, les éléments plébéiens, les soldats-paysans, submergent, au sein d'un parti en pleine expansion, les éléments urbanisés, les ouvriers qualifiés et les intellectuels, vieux routiers des luttes sociales institutionnalisées. Porteurs d'une violence exacerbée par trois années de guerre, moins prisonniers d'un dogme marxiste qui ne leur est guère familier, ces militants d'origine populaire ne se posent guère la question : une « étape bourgeoise » est-elle nécessaire ou non pour « passer au socialisme » ? Partisans de l'action directe, du coup de force, ils sont les plus fervents activistes d'un bolchevisme où les débats théoriques laissent place à la seule question désormais à l'ordre du jour, celle de la prise du pouvoir.

Entre une base de plus en plus impatiente et prompte à l'aventure et des dirigeants hantés par l'échec d'une insurrection prématurée vouée à l'écrasement, la voie léniniste apparaît cependant bien étroite. Au début de juillet 1917, les débordements de militants (marins de Kronstadt, « gardes rouges » des quartiers ouvriers de Vyborg, certaines unités de la garnison) manquent d'emporter le parti bolchevique, déclaré hors la loi à la suite des manifestations sanglantes des 3-5 juillet à Petrograd. Lénine est contraint de fuir en Finlande. Cependant, l'impuissance du gouvernement provisoire à régler les grands problèmes (échec de la dernière grande offensive de l'armée russe, montée du chômage, difficultés croissantes de la vie quotidienne), la montée des mouvements sociaux, la déliquescence de l'armée, l'échec de la tentative de putsch du général Kornilov, qui avait pour but de rétablir l'ordre dans le pays, permettent au parti bolchevique de refaire surface, à la fin d'août 1917, dans une situation désormais propice à une prise du pouvoir par une insurrection armée.

Une nouvelle fois, le rôle personnel de Lénine, en tant que théoricien et stratège de la prise du pouvoir, est décisif. Il met en place toutes les étapes d'un coup d'État militaire, qui ne sera ni débordé par un soulèvement imprévu des « masses », ni freiné par le « légalisme révolutionnaire » de dirigeants bolcheviques, tels Kamenev ou Zinoviev ; ceux-ci, échaudés par l'amère expérience des « journées de juillet », souhaitent n'aller au pouvoir qu'en faisant alliance avec les socialistes-révolutionnaires et les sociaux-démocrates de tendances diverses, majoritaires dans les soviets. Face à l'hésitation des dirigeants du Parti, Lénine, de son exil finlandais, appelle (Les bolcheviks doivent prendre le pouvoir) à une insurrection armée, immédiate, avant même la réunion du IIe congrès des soviets, prévue pour le 25 octobre 1917. « En proposant une paix immédiate et en donnant la terre aux paysans, les bolcheviks établiront un pouvoir que personne ne renversera, écrit-ilIl serait vain d'attendre une majorité formelle en faveur des bolcheviks. Aucune révolution n'attend ça. L'Histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas le pouvoir maintenant. » Pour Lénine qui, sous le mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », réclame en fait tout le pouvoir au seul parti bolchevique, il est capital que les bolcheviks s'emparent eux-mêmes du pouvoir par un coup de force avant la convocation du congrès des soviets, où ils n'ont pas la majorité. Il sait que les autres partis socialistes condamneront l'insurrection bolchevique et qu'il ne leur restera plus alors qu'à entrer dans l'opposition, abandonnant de fait tout le pouvoir aux bolcheviks. Le 10 octobre, rentré clandestinement à Petrograd, Lénine réunit douze des vingt et un membres du Comité central du parti bolchevique et fait voter, malgré l'opposition de Zinoviev et de Kamenev, la plus importante décision qu'ait jamais prise le parti : le principe d'une insurrection armée dans les plus brefs délais. Six jours plus tard, Trotski, l'un des plus proches collaborateurs de Lénine, met sur pied une organisation militaire émanant formellement du soviet de Petrograd, mais noyautée en réalité par les bolcheviks, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd, chargé de diriger l'insurrection.

Comme le souhaitait Lénine, le nombre des participants directs à la « grande révolution socialiste d'Octobre » est très limité : quelques milliers de soldats de la garnison, des marins de Kronstadt, des gardes rouges. De rares accrochages, un nombre de victimes insignifiant attestent la facilité d'un coup d'État attendu, soigneusement préparé et perpétré sans opposition dans le vide ambiant du pouvoir. La stratégie de Lénine s'avère juste : mis devant le fait accompli, les socialistes modérés, après avoir dénoncé « la conjuration militaire organisée dans le dos des soviets », quittent le IIe congrès des soviets. Restés en nombre, avec quelques socialistes-révolutionnaires de gauche, les bolcheviks font ratifier leur coup de force par les députés du congrès encore présents, qui votent un texte rédigé par Lénine attribuant « tout le pouvoir aux soviets ». Cette résolution, purement formelle, permet aux bolcheviks d'accréditer une fiction qui allait abuser des générations : ils gouvernent au nom du peuple dans le « pays des soviets ». Puis le congrès entérine (26 octobre 1917), avant de se séparer, la création du nouveau gouvernement bolchevique, le Conseil des commissaires du peuple, présidé par Lénine, et approuve les décrets sur la paix et sur la terre, premiers actes du nouveau régime.

Passé inaperçu dans la plupart des chancelleries, le « décret sur la paix » se situe délibérément hors des normes de la diplomatie traditionnelle. Il témoigne de la volonté du nouveau pouvoir de bouleverser le système international des États : parlant au nom de « l'immense majorité des classes ouvrières et travailleuses épuisées », Lénine appelle à une « paix sans annexions ni contributions », comme à la renonciation générale à « toute domination non consentie sur des nations, qu'elles soient situées en Europe ou outre-mer ». D'emblée, les bolcheviks affichent leur singularité et leur utopisme. Quant au « décret sur la terre », qui proclame « la propriété privée de la terre est abolie sans indemnité, toutes les terres sont mises à la disposition des comités locaux », il ne fait que légitimer l'appropriation des terres appartenant aux grands propriétaires fonciers réalisée par les jacqueries de l'automne 1917. En acceptant cette révolution agraire spontanée qui débouche sur la constitution d'une petite propriété paysanne, Lénine « vole » aux socialistes-révolutionnaires leur programme agraire (les bolcheviks ont toujours été partisans d'une « nationalisation » des terres et de l'instauration de formes collectives d'exploitation), mais s'assure habilement, pour quelques mois décisifs, le soutien – capital – de la paysannerie.

L'inspirateur du « communisme de guerre »

Le gouvernement constitué le 25 octobre 1917 par Lénine ne comporte que des bolcheviks. Il gouverne au nom de la « dictature du prolétariat », que Lénine définit sans ambages comme « un pouvoir conquis par la violence que le prolétariat exerce, par l'intermédiaire du parti, sur la bourgeoisie et qui n'est lié par aucune loi ». Très rapidement, les bolcheviks mettent en place une culture politique de guerre civile, marquée par un refus de tout compromis, de toute négociation. Cette culture n'est pas imposée, au début, par des circonstances militaires mettant en jeu la survie du régime. Elle a été théorisée, depuis des années, par Lénine, pour lequel la violence est le moteur de l'histoire, le révélateur des rapports de force, la « vérité de la politique » ou, selon la juste formule de Dominique Colas, l'« ordalie matérialiste ». Cette violence, « purificatrice », mettra à bas le « vieux monde ». Aussi, affirme Lénine, faut-il encourager la violence des masses à faire son œuvre de destruction, « l'organiser et la contrôler, la subordonner aux intérêts et aux nécessités du mouvement ouvrier et de la lutte révolutionnaire générale ».

Tout en instrumentalisant les tensions latentes dans la société russe en révolution, les bolcheviks organisent une violence politique spécifique par un certain nombre de mesures inédites. Celles-ci marquent une rupture radicale avec la culture politique tsariste comme avec les pratiques politiques des gouvernements provisoires qui s'étaient succédé de février à octobre 1917. Parmi ces mesures, les plus significatives sont l'officialisation, dès la fin de novembre 1917, de la notion d'« ennemi du peuple » ; la création, dès le 10 décembre 1917, d'une police politique, la Tcheka, organe plurifonctionnel (politique, policier, extrajudiciaire, économique) aux pouvoirs bien plus étendus que ceux de l'Okhrana tsariste ; la généralisation de la pratique des otages « appartenant aux classes riches » ; la mise en place d'un système de camps de concentration où sont internés, sur simple mesure administrative, en qualité d'otages, des dizaines de milliers d'individus en fonction de leur seule appartenance à une « classe hostile » ; la pratique, décidée au plus haut niveau du Parti, de déporter des groupes sociaux ou ethniques entiers, jugés dans leur ensemble « ennemis du régime soviétique » (la plus remarquable de ces pratiques étant l'opération de « décosaquisation », c'est-à-dire l'extermination des « Cosaques riches », décidée par Lénine et ses plus proches collaborateurs le 24 janvier 1919).

Une des tâches essentielles sur la voie du socialisme, du progrès, explique Lénine, est « d'éliminer les éléments nuisibles » du corps social, d'en chasser les « parasites », de « couper les membres irrémédiablement pourris et gangrénés » de la société. Ce discours hygiéniste se développe avec force dans un texte fondamental de décembre 1917, Comment organiser l'émulation ? Les masses « organisées et conscientes » sont appelées, sous la direction du Parti, à contrôler, recenser, épurer la terre russe de tous les insectes nuisibles, des puces (les filous) et des punaises (les riches). Ce texte, écrit à un moment où aucune force d'opposition, étrangère ou intérieure, ne menace le nouveau régime, révèle une remarquable animalisation de l'ennemi, ravalé au rang de parasite : les « koulaks », ces paysans un peu plus aisés, et surtout plus entreprenants, que la moyenne, ne sont jamais qualifiés autrement que comme des « vampires », des « sangsues », des « poux » ; il en est de même des popes, des « bourgeois » et des « riches ». Pour Lénine, l'impératif d'épuration ne se limite pas au corps social. Il doit s'appliquer aussi au Parti, à l'État, à la bureaucratie. Mais, à la différence du corps social, auquel doit être appliqué un traitement chirurgical, qui peut aller de l'élimination physique à l'enfermement dans un camp de concentration ou une colonie de travail, le traitement appliqué aux membres du Parti doit être un traitement lent. Lent et minutieux, car le parasite infiltré dans les organes du Parti-État est, le plus souvent, un mutant, un « faux communiste ». Que faire ? s'interroge Lénine : « Lutter encore et encore contre cette souillure et, si elle parvient malgré tout à s'infiltrer, nettoyer, balayer, surveiller, nettoyer encore et encore ». La pratique des « purges » du Parti (1919, 1921, 1922) s'institutionnalise.

La dictature du parti bolchevique va de pair avec une expérimentation économique utopique qui a pour objectif « le passage immédiat » au communisme, à un système économique étatisé, sans marché libre et sans monnaie, qui sera qualifié a posteriori (en avril 1921) de « communisme de guerre ». Un autre modèle inspire Lénine : le Kriegssozialismus allemand et son application du système tayloriste à l'échelle de l'État. Il débouche sur une suite de mesures qui concentrent toutes les ressources matérielles, alimentaires et humaines du pays dans les mains du pouvoir central. Après avoir nationalisé les banques (27 décembre 1917), la flotte marchande (23 janvier 1918), le commerce extérieur (22 avril 1918), le gouvernement bolchevique procède (28 juin 1918) à la nationalisation générale de toutes les entreprises. Quelques mois plus tard, tous les magasins sont « municipalisés ». Les produits de grande consommation sont rationnés, une stricte hiérarchie des « ayants droit » établie, qui favorise les travailleurs manuels aux dépens des intellectuels, les ouvriers aux dépens des employés et des « gens du passé ». Dans un grand élan d'utopie, Lénine envisage même d'abolir l'argent ou, du moins, d'en limiter très fortement la circulation. Le paiement des services est progressivement aboli : eau, électricité, poste, transports, logement – tout est en principe fourni gratuitement par l'État. Ces expérimentations, qui concernent en réalité une infime minorité de la population vivant dans les villes, se heurtent à un obstacle fondamental : la résistance du monde rural, dont dépend la survie de la population urbaine. Au lieu de rétablir un semblant de marché dans une économie en ruine, Lénine opte pour la contrainte face à ce qu'il appelle la « barbarie paysanne », « l'asiatisme » des masses rurales honnies, car « attardées » et potentiellement « contre-révolutionnaires » (la paysannerie française, argumente-t-il, n'a-t-elle pas « étranglé la Commune de Paris » ?, une expérience historique dont les enseignements restent, pour lui, fondamentaux). Le gouvernement décrète (mai-juin 1918) la réquisition des céréales par des « détachements de l'armée du ravitaillement » formée d'ouvriers affamés et de militants bolcheviques et épaulés par des « comités de paysans pauvres » chargés de « prendre le blé » chez les « koulaks ». Cette politique, fondée sur une profonde méconnaissance d'un monde paysan sur lequel Lénine plaque un schéma simpliste fondé sur de supposées oppositions entre paysans pauvres, moyens et riches, débouche sur un fiasco. Les réquisitions provoquent des milliers d'émeutes, de révoltes, voire de véritables insurrections paysannes. L'interdiction du commerce privé et l'aggravation des pénuries dans les villes ont pour conséquence une véritable « archaïsation » de l'économie : le troc se généralise, les usines ferment, les ouvriers s'en retournent à la campagne, Moscou et Petrograd perdent la moitié de leurs habitants.

Sous l'influence des idées de Lénine en la matière, les bolcheviks développent avec une rare maîtrise l'art de la propagande : cours d'alphabétisation politique, trains d'agit-prop sillonnant le pays, édition massive d'affiches révolutionnaires, de tracts, de brochures, de journaux. Ils offrent à ceux qui les rejoignent des possibilités réelles d'intégration et de promotion dans le nouvel appareil d'État : en trois ans (fin 1917-fin 1920), les effectifs du parti bolchevique quadruplent, pour atteindre 750 000 membres. Le lieu privilégié de l'adhésion n'est plus l'usine, mais l'armée. À nouveaux militants, nouveau « style de commandement », fortement influencé par l'environnement militaire : la guerre civile contribue à la militarisation durable de la culture bolchevique. Mais la plus grande force du nouveau régime est sans doute sa capacité à lier question sociale et question nationale. Lénine parvient, malgré l'extrême impopularité de sa politique économique – notamment des réquisitions – à se présenter à la fois comme le garant des acquis du « décret sur la terre » et comme le défenseur de la mère patrie menacée par les interventionnistes étrangers (Britanniques, Français) alliés des armées blanches qui n'ont d'autre programme que la restauration de l'ancien régime.

La dernière armée blanche vaincue (à la fin de 1920), le régime bolchevique doit encore affronter une ultime flambée d'insurrections paysannes (Ukraine, province de Tambov, Sibérie). Sur le « front des campagnes », Lénine est confronté, en 1921-1922, à un autre fléau, la famine, qui ravage notamment les provinces de la Volga. Une grande sécheresse aggrave les dégâts causés, depuis des années, par les réquisitions. Plus de cinq millions de personnes périssent des suites de cette terrible famine. Dans les villes, la situation, au début de 1921, est également critique. La production industrielle a chuté de 80 p. 100 par rapport aux années d'avant guerre. La population urbaine a fondu de moitié. La classe ouvrière, au nom de laquelle les bolcheviks gouvernent, compte moins d'un million d'actifs, soit 1 p. 100 de la population adulte. La fraction la plus européanisée de la société russe – deux millions de citadins appartenant en majorité aux élites économiques et intellectuelles – a émigré. La société russe émerge de la guerre civile plus archaïque et plus paysanne : des « conditions objectives » qui rendent plus illusoire que jamais le passage au communisme, qui était le but de Lénine. En mars 1921, au Xe congrès du Parti, Lénine fait voter le passage à une « nouvelle politique économique » (N.E.P.) : l'impôt se substitue aux réquisitions ; quelques semaines plus tard, une série de mesures (octroi de concessions aux entrepreneurs privés, dénationalisation des petites et moyennes entreprises, liberté du commerce) démantèle le système du « communisme de guerre ». Pour Lénine, la N.E.P. n'est pas une mesure conjoncturelle, temporaire. « La transformation de la psychologie paysanne, explique-t-il devant les délégués du Xe congrès, nécessitera des générations. » Après trois années d'expérimentations génératrices de misère, de violences et de guerre civile, Lénine aboutit à un constat très proche de celui que faisaient, en 1917, presque tous les socialistes qui le combattaient, à savoir que le passage au socialisme demanderait du temps.

Au moment où Lénine reconnaît la nécessité de changer de politique, une autre de ses constructions utopiques est en train de s'effondrer : celle de la révolution mondiale. Un an plus tôt, à l'été de 1920, l'offensive lancée par l'Armée rouge contre Varsovie avait pour objectif non seulement de soviétiser la Pologne, mais de déstabiliser toute l'Europe, en poussant la révolution « le plus loin possible ». Un télégramme adressé le 23 juillet 1920 par Lénine à Staline, alors commissaire du peuple aux nationalités, éclaire cet utopique « plan de soviétisation » de l'Europe en ces jours d'euphorie : « La situation dans l'Internationale communiste est splendide. Zinoviev, Boukharine et moi considérons que la révolution en Italie doit être activement et immédiatement aiguillonnée. Dans ce but, il faut soviétiser la Hongrie et, sans doute, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. » Malgré les échecs répétés des « forces révolutionnaires », Lénine resta, jusqu'à la fin de sa vie, convaincu de l'inéluctabilité de la chute, à court terme, du système capitaliste. En 1922, dans les instructions qu'il envoie à son ministre des Affaires étrangères pour « saborder la conférence de Gênes », il termine par cette phrase : « Chez eux, tout s'écroule. Faillite et banqueroute totale (Inde, etc). Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est de pousser légèrement et comme par hasard cet homme chancelant – mais pas avec nos mains ! »

Le « dernier combat de Lénine »

Le 25 mai 1922, Lénine est victime d'une première attaque cérébrale. Avant d'être frappé par une nouvelle attaque, le 16 décembre, puis écarté définitivement de toute activité politique à la suite d'une troisième crise le 10 mars 1923, Lénine rédige un certain nombre de textes importants, dans lesquels il exprime, sur plusieurs points fondamentaux, son désaccord avec Staline (devenu en mars 1922 secrétaire du Comité central) et son inquiétude devant l'évolution générale du Parti. Un premier conflit oppose Lénine à Staline sur le projet fédéral soviétique. Face au projet de Staline, qui prévoit l'absorption des républiques fédérées (Arménie, AzerbaïdjanBiélorussieGéorgie, Ukraine) par la république de Russie, Lénine propose une fédération qui unirait des républiques égales et non dominées par la Russie, s'opposant fermement au « chauvinisme grand-russien » de Staline (Lettre aux communistes géorgiens). Durant sa maladie, Lénine dicte plusieurs notes et articles sur la question de sa succession, sur la réorganisation de l'appareil du Parti, sur l'avenir de la N.E.P. Dans trois notes (23 et 31 décembre 1922, 4 janvier 1923) improprement appelées son « testament », il porte un jugement sur six de ses compagnons les plus importants. Selon lui, le principal danger, pour la stabilité et la cohésion de la direction du Parti, réside dans la rivalité entre Trotski et Staline. Si le premier est critiqué pour son « excessive assurance et son engouement pour le côté purement administratif des choses », Staline est jugé « trop brutal », voire dangereux « parce qu'il a concentré un pouvoir illimité » dont il n'est pas sûr « qu'il puisse toujours se servir avec assez de circonspection ». Dans sa note du 4 janvier 1923, Lénine écrit : « Je propose aux camarades d'étudier un moyen pour démettre Staline de son poste ».

 

Dans ses derniers écrits (Mieux vaut moins, mais mieux), Lénine aborde la question de la bureaucratisation du Parti et du poids croissant d'institutions restreintes, telles que le Secrétariat, le Politburo et l'Orgburo (Bureau d'organisation). Lénine propose de redonner plus de poids au Comité central et surtout de réduire l'immense appareil, dirigé par Staline depuis 1919, de l'Inspection ouvrière et paysanne. Ces propositions s'avèrent trop tardives pour briser l'immense pouvoir acquis par ces institutions bureaucratiques, et par Staline en particulier.

Dernier grand thème abordé par Lénine : le futur même de la révolution bolchevique, réalisée, contre toute logique marxiste, dans un pays économiquement attardé, à mi-chemin entre l'Occident capitaliste et l'Asie, un pays « manquant de culture pour passer directement au socialisme ». Il reconnaît que les bolcheviks ont saisi le pouvoir selon le principe napoléonien (« On s'engage... et puis on voit »), en l'absence de structures économiques et sociales adéquates, établi la « dictature du prolétariat » alors qu'il n'existait pratiquement plus de prolétariat, rétabli partiellement le capitalisme après une révolution dite « socialiste ». Deux dangers majeurs risquent d'être fatals au régime : la rupture de l'unité du Parti et la rupture de « l'alliance ouvrière et paysanne », toujours très fragile. C'est sur une note désabusée, voire pessimiste, que s'achève la réflexion politique de Lénine, près d'un an avant sa mort, le 21 janvier 1924.

À la question : « Qui de Staline ou de Lénine était le plus dur ? », Viatcheslav Molotov, le seul dirigeant bolchevique d'envergure qui avait servi les deux hommes, répondit, sans hésiter : « Lénine, bien sûr ! », avant d'ajouter : « C'est lui qui nous a tous formés. »

Si l'aura de Staline a été ternie par la déstalinisation, l'image de Lénine – révolutionnaire, stratège de la prise du pouvoir par les bolcheviks, fondateur de l'Union soviétique – n'a guère été écornée, ni dans l'U.R.S.S. de la perestroïka (l'objectif initial de Mikhaïl Gorbatchev n'était-il pas un utopique « retour aux normes léninistes » ?), ni dans la Russie d'aujourd'hui, ni dans le monde. Aucune statue de Lénine n'a été enlevée en Russie, la momie de Vladimir Ilitch continue de reposer dans son mausolée sur la place Rouge, et les lycéens français apprennent toujours à distinguer le (bon) « Lénine, qui a sauvé la Russie soviétique de la contre-révolution blanche, appuyée par les forces d'intervention étrangères », du (mauvais) Staline, qui « a gouverné son pays par la terreur ». Quand viendra le temps de la « déléninisation » ? Et de la condamnation unanime de l'idéologue antidémocratique et du praticien de l'intolérance, de la violence et de la terreur ?

 

 

 

Projet de résolution

Le socialisle et la guerre

La faillite de la IIe internationale

les 21 conditions

Que faire

De l'Etat

L'Etat et la Révolution

La maladie infantile du communisme : le gauchisme

Les trois sources du marxisme