Victor Klemperer (1881-1960)

 

Cousin du chef d'orchestre Otto Klemperer, Victor Klemperer naquit en 1881 à Landsberg, en Prusse orientale, ville aujourd'hui polonaise sous le nom de Gorzów Wielkopolski. Il était le neuvième enfant d'une famille juive. Son père, qui était rabbin et se réclamait d'un judaïsme progressiste, fut nommé en 1890 à Berlin. Le jeune Victor fut si fortement attiré par la culture allemande qu'il rompit avec ses attaches juives. Il prit les Lumières et l'enseignement de Lessing pour idéal philosophique. Puis, se tournant vers les écrivains français du XVIIIe siècle, il les célébra dans de nombreuses études – Montesquieu, entre autres, auquel il consacra sa thèse. Percevant les discriminations à l'égard des Juifs sous l'Empire de Guillaume II, il se convertit au protestantisme en 1903, lors de son service militaire. Cette conversion, il la renouvela en 1912, après s'être marié avec Eva Schlemmer, une protestante. Victor Klemperer se voulait allemand, rien qu'allemand. Au moment de la Première Guerre mondiale, il fut tout naturellement patriote, voire nationaliste, et se porta volontaire sur le front. À la chute du régime impérial, il ne donna nullement dans les enthousiasmes révolutionnaires. Désireux de s'assimiler à la masse des Allemands moyens, il choisit le camp de la démocratie libérale. Devant l'antisémitisme de ces années, quelle fut son attitude ? Il ferma les yeux. Et cela, malgré les déboires que connut sa carrière universitaire. En effet, il ne put obtenir un poste qu'en 1920. Il fut nommé, qui plus est, dans une ville de province, à Dresde, et à l'École technique supérieure, non à l'université proprement dite. C'est ce poste que Victor Klemperer occupa loyalement, jusqu'à ce que les nazis décident de le suspendre. En janvier 1935, à la suite du boycottage de ses cours, il n'a déjà plus que trois ou quatre étudiants. Le 30 avril 1935, il est destitué de sa chaire et mis à la retraite anticipée. Lui, qui manifestait la plus rationnelle volonté d'assimilation à la nation allemande, se trouve frappé dans sa « judéité ». Son union avec une « Aryenne » le protège temporairement d'être déporté dans un camp. Mais il n'échappe pas aux principales infamies infligées aux Juifs. Seul le bombardement anglo-américain sur Dresde, le 13 février 1945, le sauvera, avec sa femme, de la déportation à Auschwitz. Pour surmonter cette tentative d'annihilation, Klemperer se cramponne à son Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle, qu'il publiera après la guerre. De 1939 à 1944, il rédige Curriculum vitae, son autobiographie qui court jusque dans les années 1920. Surtout, il tient clandestinement un Journal où il ne se contente pas d'être un observateur passif de l'époque, mais s'en fait le chroniqueur méticuleux, rapportant au quotidien la phraséologie nazie, l'humiliation devant les vexations, la faim, le dénuement, la peur de chaque instant : peur d'être convoqué par la Gestapo, peur de subir ses descentes dans la « maison des Juifs » où il habite avec son épouse, après avoir été contraint de vendre sa maison. Ce monumental témoignage sur le IIIe Reich vu de l'intérieur a fini par représenter 5 000 feuillets, cachés au fur et à mesure par une amie. Il fut publié en Allemagne en 1995 et en France en 2001, en deux volumes Mes Soldats de papier, 1933-1941 et Je veux témoigner jusqu'au bout, 1942-1945. La guerre finie, Victor Klemperer revint à Dresde et enseigna par la suite aux universités de Halle et de Berlin. Quand il mourut en 1960, dans l'ancienne République démocratique allemande, il était connu par un livre, LTI, Lingua Tertii Imperii (trad. franç. 1996). Soucieux d'efficacité, il avait tiré de ses cahiers clandestins la matière de cet ouvrage. Publiées dès 1946 dans la zone d'occupation soviétique, ces « notes d'un philologue » montrent quelle perversion les nazis ont opérée sur la langue pour mieux modeler la population selon leur vision du monde. Plusieurs fois réimprimé, l'ouvrage a été finalement édité en format de poche dans les deux Allemagnes à partir de 1975. Sa femme, qui avait partagé toutes ses difficultés sous le IIIe Reich, était décédée en 1951. Victor Klemperer se remaria un an plus tard avec son assistante à l'université de Halle, Hadwig Kirchner. C'est grâce à cette seconde épouse que, pour l'essentiel, son Journal des années 1933-1945 est désormais accessible. Il s'en dégage une chronique exceptionnelle des cruautés et des affres que le système nazi a engendrées. Images sans retouches, alors que les prétendus écrits intimes qui parurent dans l'immédiat après-guerre ont tous été plus ou moins falsifiés. La logique de destruction des nazis, avec le foisonnement des mesures administratives qui la soutiennent, apparaît ici dans toute son ampleur. Si la documentation n'est pas complète, elle est hors pair. Bien que réduit de plus en plus à l'isolement avec sa femme, Victor Klemperer se révèle au courant de l'extermination programmée par les nazis. Le 16 mars 1942, il relate : « Ces jours-ci, j'ai entendu parler d'Auschwitz (ou quelque chose comme ça) comme le camp de concentration le plus terrible, près de Königshütte, en Haute-Silésie. » Le 27 février 1943, ses notes attestent que les conséquences de la machinerie en place étaient parfaitement décelables : « Il n'est plus possible maintenant de supposer qu'un seul Juif revienne vivant de Pologne... » Certes, ces Journaux sont, avant tout, le reflet du drame de l'exclusion tel qu'il a été vécu par un individu. Vu leur authenticité, ils revêtent néanmoins une importance historique fondamentale. Ils réfutent ce que répétèrent si fréquemment une bonne partie des Allemands et des Autrichiens après 1945 : qu'ils ne savaient rien.

 

Documentaire

 

LTI