H Heine sur Kant (In De l'Allemagne, Paris, Renduel, 1835, pp. 151 à 154 et pp. 170-171.)

 

 

" Arrière, fantômes! Je vais parler d'un homme dont le nom seul exerce une puissance d'exorcisme, je parle d'Emmanuel Kant. On dit que les esprits de la nuit s'épouvantent quand ils aperçoivent le glaive d'un bourreau. De quelle terreur doivent-ils donc être frappés quand on leur présente la Critique de la raison pure de Kant! Ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes.

A dire vrai, vous autres, Français, avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands: vous n'avez pu tuer qu'un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer, et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d'honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre, le grand badaud de la rue Saint-Honoré, avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté et il se démenait d'une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide; mais s'agissait-il de l'Être Suprême, il essuyait l'écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet.

L'histoire de la vie d'Emmanuel Kant est difficile à écrire, car il n'eut ni vie ni histoire; il vécut d'une vie de célibataire, vie mécanique réglée et presque abstraite, dans une petite rue écartée de Königsberg, vieille ville des frontières nord-est de l'Allemagne. Je ne crois pas que la grande horloge de la cathédrale ait accompli sa tâche visible avec moins de passion et plus de régularité que son compatriote Emmanuel Kant. Se lever, boire le café, écrire, faire son cours, dîner, aller à la promenade, tout avait son heure fixe, et les voisins savaient exactement qu'il était deux heures et demie quand Emmanuel Kant, vêtu de son habit gris, son jonc d'Espagne à la main, sortait de chez lui, et se dirigeait vers la petite allée de tilleuls, qu'on nomme encore à présent, en souvenir de lui, l'allée du Philosophe. Il la montait et la descendait huit fois le jour, en quelque saison que ce fût; et quand le temps était couvert ou que les nuages noirs annonçaient la pluie, on voyait son domestique, le vieux Lampe, qui le suivait d'un air vigilant et inquiet, le parapluie sous le bras, véritable image de la Providence.

Quel contraste bizarre entre la vie extérieure de cet homme et sa pensée destructive! En vérité, si les bourgeois de Königsberg avaient pressenti la portée de cette pensée, ils auraient éprouvé devant cet homme un frémissement bien plus horrible qu'à la vue d'un bourreau qui ne tue que des hommes... Mais les bonnes gens ne virent jamais en lui qu'un professeur de philosophie, et quand il passait à l'heure dite, ils le saluaient et réglaient d'après lui leur montre.

Mais si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre, il a avec lui des ressemblances qui suggèrent de faire un parallèle. D'abord nous trouvons chez tous deux cette probité inexorable, tranchante, incommode, sans poésie; et puis tous deux ont le même talent de défiance, que l'un traduit par le mot de critique, et qu'il tourne contre les idées, tandis que l'autre l'emploie contre les hommes et l'appelle vertu républicaine. D'ailleurs, ils révèlent tous deux au plus haut degré le type du badaud, du boutiquier... La nature les avait destinés à peser du café et du sucre; mais la fatalité voulut qu'ils tinssent une autre balance, et jeta à l'un un roi, à l'autre un Dieu...

Et ils pesèrent exactement. [...]

Vous croyez peut-être que nous n'avons plus qu'à rentrer chez nous! Il nous reste, parbleu!, à voir encore une pièce; après la tragédie vient la farce. Emmanuel Kant a jusqu'ici pris la voix effrayante d'un philosophe inexorable, enlevé le ciel d'assaut et passé toute la garnison au fil de l'épée. Vous voyez étendus sans vie les gardes du corps ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques de Dieu; lui-même, privé de démonstration, nage dans son sang; il n'est plus désormais de miséricorde divine, de bonté paternelle, de récompense future pour les privations actuelles, l'immortalité de l'âme est à l'agonie... On n'entend que râle et gémissement... Et le vieux Lampe, spectateur affligé de cette catastrophe, laisse tomber son parapluie; une sueur d'angoisse et de grosses larmes coulent de son visage. Alors Emmanuel Kant s'attendrit et montre qu'il est, non seulement un grand philosophe, mais encore un brave homme; il réfléchit, et dit d'un air débonnaire, moitié malin: "Il faut que le vieux Lampe ait un Dieu, sans quoi point de bonheur pour le pauvre homme... Or, l'homme doit être heureux, en ce monde; ...c'est ce que dit la raison pratique... je le veux bien, moi... que la raison pratique garantisse donc l'existence de Dieu." En conséquence de ce raisonnement, Kant distingue entre la raison théorique et la raison pratique, et, à l'aide de celle-ci, comme avec une baguette magique, il ressuscite le Dieu que la raison théorique avait tué.»