Choses vues

M. THIERS.


M. Thiers veut traiter des hommes, des idées et des événements révolutionnaires avec la routine parlementaire. Il joue son vieux jeu des roueries constitutionnelles en présence des abîmes et des effrayants soulèvements du chimérique et de l’inattendu. Il ne se rend pas compte de la transformation de tout ; il trouve des ressemblances entre les temps où nous sommes et les temps où il a gouverné, et il part de là ; ces ressemblances existent en effet, mais il s’y mêle je ne sais quoi de colossal et de monstrueux. M. Thiers ne s’en doute pas, et va son train. Il a passé sa vie à caresser des chats, à les amadouer par toutes sortes de procédés câlins et de manières félines ; aujourd’hui il veut continuer son manège, et il ne s’aperçoit pas que les bêtes ont démesurément grandi, et que ce qu’il a maintenant autour de lui, ce ne sont plus des chats, ce sont des tigres.

Spectacle étrange que ce petit homme essayant de passer sa petite main sur le mufle rugissant d’une révolution.




Quand M. Thiers est interrompu, il se démène, croise ses bras, les décroise brusquement, puis porte ses mains à sa bouche, à son nez, à ses lunettes, puis hausse les épaules et finit par se saisir convulsivement, des deux mains, le derrière de la tête.




Voici un mot de M. Thiers qui peint M. Thiers : — Je n’ai pas de collègues !




PAROLE VRAIE DE THIERS. (SYSTÈME HYPOTHÉCAIRE.)


« Je ne suis pas novateur, je ne suis pas novateur, cependant, cependant, cependant (crescendo) je ne veux pas défendre des traditions fâcheuses, fâcheuses.  Je vous accorde l’expérience, je vous l’accorde ; je ne vous accorde pas la routine, je ne vous l’accorde pas. Savez-vous pourquoi ?


« Que si vous voulez imiter le système prussien, le système polonais, je ne m’y oppose pas pour ma part, je ne m’y oppose pas pour ma part. Ce à quoi je m’oppose, avec toute l’énergie dont je suis capable, c’est la création du papier forcé, du papier forcé, du papier-monnaie. Savez-vous pourquoi ? »




M. Thiers, M. Scribe, M. Horace Vernet, c’est le même homme sous les trois espèces différentes de l’homme politique, de l’auteur dramatique et de l’artiste. Ce qui prouve que cela est vrai, c’est que l’assimilation leur plairait à tous les trois. Talents faciles, clairs, abondants, rapides ; sans imagination, sans invention, sans poésie ; sans science, sans correction, sans philosophie, sans style ; improvisateurs quelquefois charmants, mais toujours vulgaires lors même qu’ils sont charmants ; prenant la foule par tous ses petits côtés, jamais par les grands ; bourgeois plutôt que populaires ; compris plutôt qu’intelligents ; faits à l’image du premier venu, par conséquent triomphant toujours ; ayant les défauts qui plaisent sans les qualités qui choquent ; capables au besoin d’un vaste tableau, d’une longue pièce ou d’un énorme livre, mais où le petit se fera toujours sentir ; hommes du présent, vivant dans la minute, sans le souvenir d’hier et sans la divination de demain, n’ayant ni le sens du passé ni l’instinct de l’avenir, également antipathiques aux nouveautés et aux traditions ; travaillant beaucoup, pensant peu ; promis à une immense renommée et à un immense oubli ; créés pour faire vite, pour réussir vite, et pour passer vite.




M. Thiers, c’est le petit homme à l’état complet. De l’esprit, de la finesse, de l’envie ; de la supériorité par instants, quand il a réussi à se hisser sur quelque chose ; force gestes pour dissimuler la petitesse par le mouvement ; de la familiarité avec les grands événements, les grandes idées et les grands hommes, pour marquer peu d’étonnement, et par conséquent quelque égalité ; de l’entrain, du parlage, de l’impertinence, des expédients, de l’abondance, qualités qui prennent les gens médiocres ; dans la conversation, ni rayons, ni éclairs, mais cette espèce particulière d’étincelles qui éblouit les myopes ; dans le style, beaucoup de vulgarité naturelle, que le gros des lecteurs érige en clarté ; par-dessus tout, de l’aplomb, de l’audace, de la confiance, taille basse  et tête haute ; derrière soi, à portée de la main, dans le bagage, une foule de théories de toutes dimensions, c’est-à-dire des échelles pour monter à tout.




J’ai toujours éprouvé pour cet illustre homme d’État, pour cet éminent orateur, pour cet historien distingué, pour cet écrivain médiocre, pour ce cœur étroit et petit, un sentiment indéfinissable d’enthousiasme, d’aversion et de dédain.