Textes

Gide Journal

 

12 Juin 1928. « J’ai eu grand plaisir à dîner l’autre soir avec Julien Green. C’était promis depuis longtemps. Avec une déférence vraiment charmante, et bien rare chez la nouvelle génération, il m’a fait entendre qu’il tenait à ce que je me considère comme son invité. [...] Green est sans doute extraordinairement semblable à ce que j’étais à son âge. Plus soucieux encore de comprendre et de donner son assentiment, que d’affirmer sa personnalité par la résistance. J’aurais voulu pouvoir causer mieux avec lui. Il tenait à souci de me marquer sa confiance, et la mienne envers lui est très grande; mais j’ai de plus en plus de mal à m’abandonner dans une conversation. Je crains de l’avoir terriblement déçu, car je n’ai presque rien su lui dire que de banal; rien de ce qu’il était en droit d’attendre et d’espérer de moi. De plus, j’étais extrêmement fatigué; soucieux de ne pas trop le montrer. […] Je voudrais qu’il n’eût pas gardé trop mauvais souvenir de cette soirée où il s’est montré si charmant, où je me suis montré si médiocre, où je déplore de n’avoir su mieux lui parler. » {André Gide (1869~1951)}

 

  Écrit aujourd’hui une longue lettre à Laconique que, selon ma coutume, je décide au dernier moment de ne pas envoyer. À quoi bon une explication entre nous ? Je prévois déjà toutes ses réponses, et que le malentendu qui s’est installé entre nous est voué à devenir de jour en jour plus profond, plus irrémissible. Par quelle étrange fatalité faut-il que tous mes amis, tous ceux qui m’entourent, soient finalement gagnés et rattrapés par le christianisme ? Jammes d’abord, puis Maritain, Rivière, Ghéon, Du Bos, et maintenant Laconique. Et déjà je constate avec tristesse les effets de cette influence sur son style, sur son être. Certaine prolifération du « je » qui se manifeste dans ses derniers textes. Toujours la conversion au christianisme s’accompagne d’infatuation, d’abandon aux penchants les plus faciles, les moins coûteux. Je ne peux pas m’empêcher de songer à Jammes, à Ghéon. Et pourtant Laconique semblait fait d’un autre bois ; si jamais l’idéal antique de sagesse et d’équilibre eût dû s’incarner en notre temps, c’était à lui qu’il appartenait de le réaliser. Il y avait bien chez lui un intérêt de longue date pour l’Ancien Testament, mais contrairement à moi, il n’avait jamais trouvé dans les Évangiles matière à nourriture spirituelle. Je soupçonne derrière tout cela je ne sais quels impératifs affectifs, « sociaux » pourrais-je dire (auxquels je dois admettre que ma situation m’a toujours permis d’échapper), une manière d’être au monde, subie plus que voulue peut-être. (Et du moins, contrairement à Claudel, Laconique ne fait-il pas étalage partout de ses convictions nouvelles.) 
        Et certes, peu s’en est fallu que je ne succombasse moi-même aux attraits capiteux du christianisme, au moment où j’écrivais Numquid et tu ?... notamment. Je crois que ce qui m’a finalement retenu de sauter le pas, c’est, pourquoi ne pas le reconnaître, un penchant irrésistible pour la volupté, contre lequel j’ai toujours vainement regimbé. La rencontre avec M. [NDLR : il s’agit ici de Marc Allégret, avec lequel Gide entretiendra une relation à partir de 1918] a joué un rôle déterminant. Je n’ai jamais fermé la porte au Christ, mais je n’ai jamais renoncé à Pan non plus. Et je m’empresse d’ajouter que l’élément dominant de ce penchant pour la volupté est avant tout d’ordre esthétique. C’est là pour moi l’aliment premier de la poésie, sans laquelle je ne puis vivre. Il est vrai que Laconique a toujours été plus attiré par Platon que par Virgile. Assommante monotonie du dialogue platonicien.