Ch de Gaulle

Mémoires de guerre - le salut 1944/46

 

Entre-temps, j'avais tenu à ce que fût réglée la douloureuse affaire de Pétain, de Laval, de Damand, qui occupait tous les esprits et ne laissait pas d'agiter les émotions et les inquiétudes. Sans intervenir aucunement dans l'instruction menée par la Haute Cour, le gouvernement lui avait fait connaître son désir de voir la procédure aboutir dès que possible. Les procès s'étaient donc ouverts, en commençant par celui du Maréchal. On avait annoncé qu'il en résulterait, en sens divers, de profonds remous. Il n'en fut rien. Sans doute, les hommes qui prirent part aux tristes audiences, en qualité de magistrats, de jurés, de témoins, d'avocats, ne continrent pas toujours leur passion, ni leur excitation. Mais le trouble ne dépassa pas les murs du Palais de justice. Sans doute le public suivit-il avec un intérêt tendu les débats tels que les lui rapportaient en abrégé les journaux. Mais il n'y eut jamais, dans aucun sens, aucun mouvement de foule. Tout le monde, au fond, estimait nécessaire que la justice rendît son arrêt et, pour l 'immense majorité, la cause était entendue.

Je partageais cette manière de voir. Toutefois, ce qui, dans l'accusation, me paraissait essentiel, l'était moins aux yeux de beaucoup. Pour moi, la faute capitale de Pétain et de son gouvernement, c'était d'avoir conclu avec l'ennemi, au nom de la France, le soi-disant « armistice ». Certes, à la date où on l'avait signé, la bataille dans la métropole était indiscutablement perdue. Arrêter le combat entre l'Atlantique et les Alpes pour mettre un terme à la déroute, cet acte militaire et local eût été très justifié. Il appartenait au commandement des forces intéressées - quitte à ce que la tête en fût changée - de faire le nécessaire sur ordre du gouvernement. Celui-ci aurait gagné Alger, emportant le trésor de la souveraineté française, qui, depuis quatorze siècles, n'avait jamais été livré, continuant la lutte jusqu'à son terme, tenant parole aux alliés et, en échange, exigeant leur concours. Mais, avoir retiré de la guerre l'empire indemne, la flotte inentamée, l'aviation en grande partie intacte, les troupes d'Afrique et du Levant qui n'avaient pas perdu un soldat, toutes celles qui, depuis la France même, pouvaient être transportées ailleurs ; avoir , manqué à nos alliances ; par-dessus tout, avoir soumis l'Etat à la discrétion du Reich, c'est cela qu'il fallait condamner, de telle sorte que la France fût dégagée de la flétrissure. Toutes les fautes que Vichy avait été amené à commettre ensuite : collaboration avec les envahisseurs ; lutte menée à Dakar, au Gabon, en Syrie, à Madagascar, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, contre les Français Libres ou contre les alliés ; combats livrés à la résistance en liaison directe avec les polices et les troupes allemandes ; remise à Hitler de prisonniers politiques français, de Juifs, d'étrangers réfugiés chez nous ; concours fourni, sous forme de main-d'oeuvre, de matières, de fabrications, de propagande, à l'appareil guerrier de l'ennemi, découlaient infailliblement de cette source empoisonnée.

Aussi étais-je contrarié de voir la Haute Cour, les milieux parlementaires, les journaux s'abstenir dans une large mesure de stigmatiser l' « armistice » et, au contraire, se saisir longuement des faits qui lui étaient accessoires. Encore mettaient-ils en exergue ceux qui se rapportaient à la lutte politique, plutôt qu'à celle du pays contre l'ennemi du dehors. Trop souvent, les débats prenaient l'allure d'un procès partisan, voire quelquefois d'un règlement de comptes, alors que l'affaire ne devait être traitée que du seul point de vue de la défense et de l'indépendance nationale. Les anciens complots de la Cagoule, la dispersion du Parlement après qu'il eut abdiqué, la détention de parlementaires, le procès de Riom, le serment exigé des magistrats et des fonctionnaires, la charte du travail, les mesures antisémites, les poursuites contre les communistes, le sort fait aux partis et aux syndicats, les campagnes menées par Maurras, Henriot, Luchaire, Déat, Doriot, etc., avant et pendant la guerre, voilà qui tenait, dans les débats et les commentaires, plus de place que la capitulation, l'abandon de nos alliés, la collaboration avec l'envahisseur.

Philippe Pétain, pendant son procès, s'enferma dans le silence. Etant donné son âge, sa lassitude, le fait aussi que ce qu'il avait couvert était indéfendable, cette attitude de sa part me parut être celle de la sagesse. En se taisant, il accorda comme un ultime ménagement à la dignité militaire dont l'avaient revêtu ses grands services d'autrefois. Les faits évoqués, les témoignages apportés, le réquisitoire, les plaidoiries frrent voir que son drame avait été celui d'une vieillesse que la glace des années privait des forces nécessaires pour ·conduire les hommes et les événements. S'abritant de l'illusion de servir le bien public, sous l'apparence de la fermeté, derrière l'abri de la ruse, le Maréchal n'était n'était qu'une proie offerte aux intrigues serviles ou menaçantes. La Cour prononça la peine capitale mais, en même temps, exprima le vœu qu'il n'y eût point s'exécution. J'étais, d'ailleurs, décidé à signer la grâce, en tout cas. D'autre part, j'avais fait prendre les dispositions voulues pour soustraire le Maréchal aux injures qui risquaient de l'assallir. A peine le jugement rendu, le 15 Août, il fut transporté par avion au Portalet. Plus tard il irait à l'ile d'Yeu. Mon intention était que, après avoir été détenu deux ans dans une enceinte fortifiée, il allât terminer sa vie, retiré chez lui, près d'Antibes.

Pierre Laval, à son tour, comparut devant ses juges. Lors de la capitulation du Reich, un avion allemand l'avait amené en Espagne où il comptait trouver refuge. Mais le général Franco l'avait fait arrêter et reconduire, par voie aérienne, en territoire germanique. Peut-être le fugitif espérait-il y trouver , un recours du côté des Etats-Unis ? En vain ! L'armée américaine le livrait à l'autorité française. Au mois d'octobre, le chef du gouvernement de Vichy était traduit devant la Haute Cour.

Laval tenta, d'abord, d'exposer sa conduite, non point comme une collaboration délibérée avec le Reich, mais comme la manœuvre d'un homme d'Etat qu i composait avec le pire et limitait les dégâts. Les jurés étant des parlementaires de la veille ou du lendemain, l'accusé pouvait imaginer que le débat tournerait à une discussion politique, confrontant, entre gens du métier, des théories diverses et aboutissant à une cote mal taillée qui lui vaudrait, finalement, les circonstances atténuantes. Cette tactique, pourtant, n'eut pas de prise sur le tribunal. Ce que voyant, Laval joua le tout pour le tout, adopta vis-à-vis de ses juges une attitude provocante et suscita, de leur part, quelques fâcheuses invectives. Prenant aussitôt prétexte de cette inconvenante sortie, il refusa de comparaître désormais devant la Cour. Ainsi cherchait-il à faire en sorte que son procès parût entaché de quelque chose d'irrégulier et que la justice fût amenée, soit à recourir à une nouvelle procédure, soit à commuer la peine capitale que l'accusé sentait inévitable et qui fut, en effet, prononcée. Il n'y eut, cependant, ni révision, ni grâce. En une suprême tentative pour se soustraire à l'exécution le condamné absorba du poison. Mais il fut remis sur pied. Alors, toutes issues fermées, Pierre Laval se redressa, marcha d'un pied ferme au poteau et mourur courageusement.

Quelques jours auparavant, Joseph Darnand avait subi la même condamnation et accueilli la mort sans plus faiblir. Son procès fur bref. L'accusé portait la responsabilité de bon nombre de crimes commis par Vichy au nom du maintien de l'ordre. L'ancien « secrétaire général » n'invoqua pour sa défense que le service du Maréchal. Ce que le national-socialisme comportait de doctrinal avait assurément séduit l'idéologie de Darnand, excédé de la bassesse et de la molesse ambiantes. Mais surtout à cet homme de main et de risque, la collaboration était apparue comme une passionnante aventure qui, par là même, justifiait toutes les audaces et tous les moyens. Il en eût, à l'occasion, courut d'autres en sens opposé. A preuve, les exploits accomplis par lui au commencement de la guerre, à la tête des groupes grancs. A preuve, aussi, le fait que portant déjà l'uniforme d'officier allemand et couvert du sang des combattants de la résistance il m'avait fait transmettre sa demande de rejoindre la France libre. Rien mieux que la conduite de ce grand dévoyé de l'action ne démontrait la forfaiture d"un régime qui avait détourné de la patrie des hommes faits pour la servir.

La condamnation de Vichy dans la personne de ses dirigeants désolidarisait la France d'une politique qui avait été celle du renoncement national. Encore fallait-il que la nation adoptât, délibérément, la psychologie contraire. Pendant les années d'oppression, c'étaient la foi et l'espoir en la France qui entrainaient peu à peu les Français vers la résistance et la libération. Les mêmes ressorts avaient, ensuite, joué pour empêcher la subversion et déclencher le redressement. Aujourd'hui rien d'autre ne pouvait être efficace, du moment qu'il s'agissait d'aller vers la puissance et la grandeur. Si cet état d'esprit l'emportait dans les masses, la future Assemblée nationale en serait, sans doute, influencée. Jusqu'à la date des élections, je ferais donc tout le possible pour que soufflât sur le pays un certain air d'ardeur à l'effort et de confiance en ses destinées.

Le 9 mai, lendemain de la victoire, je me rendis à Notre-Dame pour le Te Deum solennel. Le cardinal Suhard m'accueillit sous le portail. Tout ce qu'il y avait d'officiel était là. Une multitude emplissait l'édifice et débordait aux alentours. Tandis que le cantique du triomphe faisait rententir les voûtes et qu'une sorte de frémissement s'élevant de l'assistance, gissait vers le parvis, les quais, les rues de Paris, je me sentais, à la place que la tradition m'avait assignée dans le chœur, envahi des mêmes sentiments qui avaient exhalté nos pères chaque fois que la gloire couronnait la patrie. Sans que l'on pût oublier les malheurs qui compensèrent nos réussites ni les obstacles qui, aujourd"hui même, se dressaient devant la nation, il y avait dans cette pérennité, de quoi soutenir les courages. Quatre jour plus tard, la fête de Jeanne d'Arc offrit une semblable occasion à la ferveur patriotique. C'était depuis cinq ans, la première fois qu'il était possible de la célébrer suivant les rites traditionnels.