Mémoires d'espoir
Le renouveau (dernières pages)

 

 

Mis à part les déplacements officiels en France et à l'étranger, les conférences à Rambouillet, les séjours à , Colombey-les-Deux-Eglises, soit au total le quart de mon , temps, c'est naturellement à l'Elysée que se déroule mon existence. Le déterminisme de l'Histoire m'a installé dans ce palais, dont j'apprécie la grâce quelque peu désuète et la situation assez commode par rapport aux divers ministères, mais qui présente, à mes yeux, certains inconvénients. , Naguère en bordure de Paris, l'Elysée est maintenant enclavé dans la capitale, ce qui, compte tenu des servitudes que m'imposent conjointement la Sécurité, le Protocole, la circulation, la curiosité publique, fait qu'en somme j'y suis enfermé, à moins que, dûment escorté sur les avenues vidées de voitures et bordées d'assistants chaleureux, je ne me rende à la cérémonie, au monument ou à l'exposition. L'édifice comporte des salons fort beaux, garnis de meubles anciens, à peine suffisants pour les inévitables réceptions, mais n'offre que très peu de place aux services d'une Présidence devenue très active. En outre, depuis que l'immeuble appartient au domaine national, en vertu du legs que Madame de Pompadour fit au roi, peu de grands événements y ont laissé leur souvenir, à l'exception, non exemplaire, de l'ultime abdication de Napoléon 1er et du déclenchement par son neveu du , coup d'Etat du 2 décembre. Pour toutes ces raisons, je me suis demandé s'il ne convenait pas de fixer ailleurs ma résidence et mes bureaux. Mais, comme ont disparu, depuis 1871, les châteaux jadis appropriés à une telle destination : celui des Tuileries incendié par la Commune, celui de Saint-Cloud brûlé par les Prussiens ; comme Versailles serait excessif ; comme le Trianon menace ruine ; comme Fontainebleau, Rambouillet, Compiègne, sont trop éloignés ; comme Vincennes - à quoi j'ai songé - se trouve en pleine restauration, je m'accommode de ce qui est tout de suite disponible et, au surplus, conforme à de longues habitudes administratives et , parisiennes. Du vieil Elysée, la République nouvelle va donc tirer, quant à son fonctionnement et à sa réputation, le meilleur parti possible.

On y travaille méthodiquement, en dehors de toute agitation. A mon bureau, que j'ai installé dans la pièce capitale du premier étage, j'arrive chaque jour à neuf heures et demie, ayant déjà pris connaissance des principales nouvelles et parcouru les journaux. Ma matinée est employée à lire telles ou telles notes relatives aux affaires intérieures et les dépêches diplomatiques ; à formuler, le cas échéant, au sujet de cellesci et de celles-là, des observations aussitôt transmises à qui de droit ; à présider, chaque mercredi, le Conseil des ministres, une ou deux fois par semaine des conseils restreints dont les , plus fréquents concernent : l'Algérie, l'Economie, les Affaires étrangères, périodiquement le Conseil supérieur de la Défense nationale et le Conseil supérieur de la Magistrature ; à recevoir le Premier ministre, un autre membre du gouvernement, un ministre étranger de passage, un ambassadeur, un académicien. Après le déjeuner, qu'il s'y trouve, ou non, des invités, les affaires reprennent incontinent. Quelques hauts fonctionnaires, délégations ou personnalités reçoivent audience. Une ou deux heures sont consacrées à l'étude des dossiers relatifs aux prochains Conseils. Enfin, j'écoute les rapports que viennent me faire successivement mes principaux collaborateurs : le Secrétaire général de la Présidence Geoffroy de Courcel, le directeur du cabinet René Brouillet, le chef de l'Etat-major particulier général de Beaufort, puis général Olié, enfin général Dodelier, le Secrétaire général pour la communauté et les affaires africaines et malgaches Jacques Foccart. A eux se joint parfois l'un ou l'autre des « conseillers techniques » ou « chargés de mission » : Olivier Guichard, puis Pierre Lefranc, pour les affaires politiques, Jean-Marc Boegner, puis Pierre Maillard, pour les Affaires étrangères, André de Lattre, puis Jean-Maxime Levesque et Jean Méo pour les , Finances et l'Economie, Bernard Tricot, puis Jacques Boitreaud, pour les questions constitutionnelles et législatives, Jean-Jacques de Bresson pour l'Algérie et pour les problèmes , judiciaires, Pierre Lelong et Guy Camus pour l'Education Nationale et la Recherche scientifique, Jean Chauveau pour l'Information, Xavier de Beaulaincourt pour la correspondance privée. Tel est « l'entourage », peu nombreux, mais de qualité. Ayant entendu les exposés, j'arrête les décisions et signe décrets et courrier. A huit heures du soir, je quitte ma table de travail. Il est extrêmement rare que j'y revienne avant le lendemain. Par principe et par expérience, je sais en effet, qu'à mon plan, pour conduire les événements, il ne faut pas se précipiter.

La résidence du Président est naturellement le cadre de continuelles visites, invitations et cérémonies. Comme tout , compte, s'il s'agit du prestige de l'Etat, je tiens pour important, qu'à cet égard, les choses se passent avec ampleur et mesure, bonne grâce et dignité. C'est bien aussi ce que veut la maîtresse de maison, ma femme. Le Directeur du protocole, Ludovic Chancel, puis Pierre Siraud, s'y emploie efficacement. Nos réceptions sont donc fréquentes et nous tâchons qu'elles soient de bon ton. Au cours de cette période, indépendamment de mes quatre milliers d'invités dans toutes les préfectures de France, quinze mille français et étrangers , s'assoient à notre table à l'Elysée. Autant d'autres y sont accueillis. Quelles que soient l'occasion et l'envergure de ces réunions, qui vont depuis le dîner d'apparat et la pompeuse , soirée en l'honneur d'un Chef d'Etat, jusqu'au déjeuner intime offert à quelques hôtes choisis, en passant par toutes sortes de repas et de réceptions pour le gouvernement, le Parlement, les grands Conseils, le Corps diplomatique, les Corps constitués, la Magistrature, les armées, le Corps enseignant, le monde économique et social, celui des lettres, des arts, des sciences, celui des sports, etc., ces devoirs de représentation ajoutent beaucoup aux astreintes intellectuelles et physiques de ma charge, tout en me permettant d'aborder, d'homme à homme, bon nombre de gens de valeur.

Le temps, bien court, que ne me prend pas l'exercice de mes fonctions, je le passe avec ma femme en toute intimité. Le soir, la télévision et, quelquefois, le cinéma font défiler devant nous nos contemporains, au lieu que ce soit l'inverse. Le dimanche, viennent nous voir nos enfants et petits-enfants s'ils sont présents à Paris et que mes obligations le permettent. Mon fils et mon gendre, après avoir durement et brillamment combattu dans les rangs des Forces françaises libres, ont poursuivi, l'un dans l 'Aéronautique navale, l'autre dans l 'Arme blindée, leur stricte carrière d'officier. Pendant que leur père et beau-père accomplit les quatre premières années de sa mission renouvelée, le capitaine de corvette, puis capitaine de frégate de Gaulle va tour à tour, après les cours , de l'Ecole de guerre navale, embarquer sur l'escorteur d'escadre « Duperré », être affecté à l'Etat-major de la Marine, commander l'escorteur rapide« Le Picard» qui croise sur les côtes algériennes et arraisonne les navires suspects, enfin ser- , vir à l'Etat-major des armées ; le colonel Alain de Boissieu commande à Châteaudun-du-Rummel, dans le Constantinois, le 4e Régiment de Chasseurs à cheval, puis dirige à Alger le Cabinet militaire du Délégué général Delouvrier, devient , ensuite chef d'Etat-major de l'Inspection de son arme, pour, , de là, passer au Centre des Hautes Etudes militaires et à l'Institut de Défense nationale. Tous deux, ainsi que notre fille, notre belle-fille et leurs enfants, voient la France comme je la vois. Il en est de même de nos frères et soeurs et de l'ensemble de nos neveux et nièces. Cette harmonie familiale m'est précieuse. Chaque fois que cela est possible, nous gagnons notre maison de La Boisserie. Là, pour penser, je me retire. Là, j'écris les discours qui me sont un pénible et perpétuel labeur. Là, je lis quelques-uns des livres qu'on m'envoie. Là, regardant l'horizon de la terre ou l'immensité du ciel, je restaure ma sérénité. Comment celle-ci ne se ressentirait-elle pas de la fatigue éprouvée, des obstacles rencontrés, de l'hypothèque qui pèse sur l'avenir de ce que j'entreprends ?

Il me faut bien voir, notamment, que l'évident redressement de la France ne fait qu'exaspérer l'opposition de ceux qui, naguère, se tenaient et étaient tenus pour les dirigeants de l'opinion politique. Ce que je puis accomplir ne trouve grâce d'aucun côté de l'éventail des partis et des journaux et, à peine est en vue le règlement du drame algérien, que le concours des malveillances redouble. François Mauriac, dont son attachement à la France, sa compréhension de l'Histoire, son appréciation patriotique et esthétique de la grandeur, son art de pénétrer et de peindre les ressorts des passions humaines, font un observateur incomparable de notre temps, constate dans son Bloc-notes, le 12 mars 1962 : « Ce qui n'est pas un rêve, c'est l'incroyable force de ce vieil homme dont tout ce qui compte en politique, à droite et à gauche, souhaite, attend, prépare la chute, une fois la paix acquise,. . . et dont nous sentons bien que sa solitude même le fortifie face à cette meute épuisée et grondante qui l'entoure ».

A vrai dire, la coalition hostile des comités et des stylographes, si parfois elle me désoblige, ne m'atteint pas profondément. Je sais que le papier supporte tout et que le micro diffuse n'importe quoi. Je sais à quel point les mots provocants tentent les professionnels du style. Je sais ce que les ins- , titutions nouvelles, ma présence à la tête de l'Etat, ma façon de conduire les affaires, enlèvent d'importance et de moyens d'intervention à d'anciennes influences, dominantes sous l'ancien régime et navrées de ne l'être plus. Je sais, en particulier, combien leur coûte la distance où, non par dédain, mais par principe, je crois devoir les tenir. Pour m'apaiser à leur égard, quand leurs rancoeurs dépassent la mesure, je me répète, comme Corneille le fait dire à Octave :

« Quoi ! Tu veux qu'on t'épargne et n'as rien épargné ! »

Mais, si je suis peu sensible aux coups portés à ma personne par paroles et par écrits, je le suis davantage à l'impression qu'à travers moi c'est l'idée même du redressement national qui provoque tant de refus et de colères dans les milieux notables de la nation. Tout se passe comme si les anciennes écoles dirigeantes, quelles que soient leurs activités, leurs étiquettes, leurs idéologies, ont pris parti pour la décadence, soit par vertige devant les failles à franchir pour la conjurer, soit parce qu'en se pénétrant du sentiment qu'on ne saurait l'éviter elles l'érigent intellectuellement en défi et en doctrine, soit enfin pour cette raison que leurs routines et leurs faiblesses y trouveraient une chance de durée et une apparence de justification. Par là se pose de la manière la plus préoccupante la question de savoir ce qu'il adviendra du pays quand, avec moi, aura disparu cette sorte de phénomène que , représente, à la direction de l'Etat, une autorité effective, légitimée par les événements et confondue avec la foi et l'espérance du peuple français.

Cependant, avant que je n'en vienne à aborder ce problème « de la succession », je dois dire que les résultats atteints quatre ans après mon retour me paraissent encourageants. Au lieu que notre pays restât plongé dans la confusion politique dérisoire où il se débattait, j'ai voulu l'amener à choisir un Etat qui ait une tête, un gouvernement, un équilibre, une autorité. C'est fait ! Plutôt que de le laisser verser son sang, perdre son argent, déchirer son unité, en s'accrochant à une domination coloniale périmée et injustifiable, j'ai voulu remplacer l'ancien empire par l'association amicale et pratique des peuples qui en dépendaient. Nous y sommes ! Alors que le laisser-aller économique, le déficit fmancier, la chute chronique du franc, l'immobilisme social, entravaient le progrès nécessaire à la prospérité et à la puissance de la France, j'ai voulu qu'un plan règle vraiment son développement moderne, que ses budgets soient en ordre, que sa monnaie ait une valeur solide et indiscutée, que la porte soit ouverte au changement des rapports entre ses enfants par un début de participation de tous à la marche des entreprises. Elle y est parvenue ! Afin que l'Europe cessât d'être un champ de haines et de dangers, d'étaler de part et d'autre du Rhin et des Alpes sa division économique et politique, de dresser les uns contre les autres ses peuples de l'Ouest et de l'Est sous prétexte d'idéologies, j'ai voulu que la France et l'Allemagne deviennent de bonnes voisines, que prenne corps le Marché commun des Six, que soit tracé le cadre dans lequel ils peuvent conjuguer leur action vers le dehors, que renaissent la sympathie et la confiance naturelles entre les Slaves et les Français. Le tout est en bonne voie ! Tandis que la France renonçait à elle-même, en s'égarant dans d'astucieuses nuées supranationales, en abandonnant sa défense, sa politique, son destin, à l'hégémonie atlantique, en laissant à d'autres les champs d'influence, de coopération, d'amitié, qui lui étaient jadis familiers dans le tiers-monde, j'ai voulu que parmi ses voisins elle fasse valoir sa personnalité tout en respectant la leur, que sans renier l'alliance elle refuse le protectorat, qu'elle se dote d'une force capable de dissuader toute agression et comportant, au premier chef, un armement nucléaire, qu'elle reparaisse dans les pensées, les activités et les espoirs de l'univers, au total qu'elle recouvre son indépendance et son rayonnement. C'est bien là ce qui se passe !

Sur la pente que gravit la France, ma mission est toujours de la guider vers le haut, tandis que toutes les voix d'en bas l'appellent sans cesse à redescendre. Ayant, une fois encore, choisi de m'écouter, elle s'est tirée du marasme et vient de franchir l'étape du renouveau. Mais, à partir de là, tout comme hier, je n'ai à lui montrer d'autre but que la cime, d'autre route que celle de l'effort.