Janvier 1946
Départ

 

 

 

Voici novembre. Depuis deux mois, la guerre est finie, les ressorts fléchissent, les grandes actions n'ont plus cours. Tout annonce que le régime d'antan va reparaître, moins adapté que jamais aux nécessités nationales. Si je garde la direction, ce ne peut être qu'à titre transitoire. Mais, à la France et aux Français, je dois encore quelque chose : partir en homme moralement intact.

L'Assemblée constituante se réunit le 6 novembre. Cuttoli, député radical et doyen d'âge, présidait. Bien que cette pre­ mière séance ne pût être que de forme, j'avais tenu à être pré­ sent. Certains auraient souhaité que la transmission par de Gaulle des pouvoirs de la République à la représentation nationale revêtît quelque solennité. Mais l'idée que mon entrée au Palais-Bourbon pût comporter de l'apparat indispo­ sait le bureau provisoire et jusqu'aux gens du protocole. Tout se fit donc sans cérémonie et, en somme, médiocrement.

Cuttoli prononça un discours qui rendait hommage à Charles de Gaulle mais prodiguait les critiques à l'égard de sa politique. Les éloges trouvèrent peu d'échos. Mais les aigreurs recueillirent les applaudissements appuyés de la gauche, tandis que la droite s'abstenait de manifester. Puis, le doyen donna lecture de ma lettre annonçant que le gouverne­ ment démissionnerait dès que la Constituante aurait élu son bureau. Il n'y eut pas de réaction notable. Quant à moi, assis au bas de l'hémicycle, je sentais converger dans ma direction les regards lourds des six cents parlem entaires et j'éprouvais, presque physiquement, le poids du malaise général.

Après que l'Assemblée eut porté Félix Gouin à sa prési­dence, il s'agissait pour elle d'élire le président du gouverne­ment. Je me gardai, bien entendu, de poser ma candidature, ni de rien dire au sujet de mon éventuel programme. On me prendrait comme j'étais, ou on ne me prendrait pas. Pendant toute une semaine, il y eut entre les groupes maints pourpar­lers embarrassés. Entre-temps, le 11 novembre, je présidai la cérémonie de l'Etoile. Quinze cercueils, amenés de tous les champs de bataille, étaient rangés autour de !'Inconnu, comme si ces combattants venaient lui rendre compte de leur propre sacrifice avant d'être transférés dans une casemate du Mont-Valérien. Au pied de l'Arc, prononçant quelques mots, j'en appelai à l'unité et à la fraternité « pour guérir la France blessée ». « Marchons, disais-je, sur la même route, du même pas, chantant la même chanson ! Levons vers l'avenir les regards d'un grand peuple rassemblé ! » Sur le pourtour de la place, la foule était aussi chaleureuse que jamais. Mais, près de moi, les figures officielles me signifiaient que le pouvoir allait changer de nature.

Cependant, deux jours plus tard, l'Assemblée nationale m'élisait, à l'unanimité, président du gouvernement de la République française et proclamait que « Charles de Gaulle avait bien mérité de la patrie ». Quoique cette manifestation n'ait eu lieu qu'après huit jours de désobligeantes palabres, il pouvait sembler qu'elle exprimait l'intention délibérée de se grouper autour de moi pour appuyer ma politique. C'est ce que parut penser, par exemple, M. Winston Churchill, qui, tra­versant Paris ce jour-là, ayant déjeuné à ma table et apprenant ensuite l'élection, exprima son enthousiasme en une lettre généreuse. Se souvenant de cette phrase de Plutarque : « L'in­gratitude envers les grands hommes est la marque des peuples forts », qui avait naguère servi d'épigraphe à un livre célèbre, il écrivait, à son tour : « Plutarque a menti ! » Mais moi, je savais que le vote était une révérence adressée à mon action passée, non point du tout une promesse qui engageât l'avenir.

Cela fut vérifié tout de suite. Le 15 novembre, entrepre­nant de constituer le gouvernement, j'eus à marcher sur des nids d'intrigues. Les fractions de la gauche, qui formaient à l'Assemblée une notable majorité, soulevaient de multiples réserves. Les radicaux me faisaient connaître qu'ils ne seraient pas des miens. Si tel d'entre eux acceptait, néan­moins, un portefeuille, ce serait, disaient-ils, contre l'agré­ment de leur groupe. Les socialistes, méfiants et sourcilleux, s'enquéraient de mon programme, multipliaient les conditions et déclaraient que, en tout cas, ils n'accorderaient leurs votes qu'à un cabinet ayant l'appui et la participation des commu­nistes. Enfin, ceux-ci, jouant le grand jeu, exigeaient, par la voix de Maurice Thorez, l'un au moins des trois ministères qu'ils tenaient pour les principaux : Défense nationale, Inté­rieur, Affaires étrangères. Là était bien la question. Si je venais à céder, les communistes, disposant d'un des leviers de commande essentiels de l'État, auraient, dans un moment de trouble, le moyen de s'imposer. Si je refusais, je risquais de me trouver impuissant à former le gouvernement. Mais alors, le « parti », ayant démontré qu'il était plus fort que de Gaulle, deviendrait le maître de l'heure.

Je décidai de trancher dans le vif et d'obliger les commu nistes, soit à entrer au gouvernement aux conditions que je leur ferais, soit à prendre le grand large. Je notifiai à Thorez que ni les Affaires étrangères, ni la Guerre, ni l'Intérieur ne seraient attribués à quelqu'un de son parti. A celui-ci, j'offrais seulement des ministères « économiques ». Sur quoi, les com­munistes publièrent de furieuses diatribes, affirmant qu'en refusant de leur donner ce qu'ils réclamaient « j'insultais la mémoire des morts de la guerre ». Et d'invoquer « leurs 75 000 fusillés », chiffre tout à fait arbitraire, d'ailleurs, car heureusement le total de leurs adhérents tombés sous les balles des pelotons d'exécution n'en atteignait pas le cin­quième et, d'autre part, ceux des Français qui avaient sacrifié leur vie l'avaient fait - communistes compris - pour la France, non pour un parti.

Là-dessus, il me fallut subir les objurgations alarmées des diverses sortes de gens de gauche qui m'adjuraient de céder pour éviter une crise fatale, tandis que les autres groupes se tenaient muets et à l'écart. Mais ma résolution était prise. Contraindre l'Assemblée nationale à me donner raison contre l'extrême gauche marxiste, c'est à quoi je voulais aboutir. Le 17, j'écrivis donc au président de la Constituante que, ne pou­vant constituer un gouvernement d'unité, je remettais à la représentation nationale le mandat qu'elle m'avait confié. Puis, le lendemain, parlant à la radio, je pris le peuple à témoin des exigences abusives que des partisans prétendaient me dicter. J'annonçai que, pour de claires raisons nationales et internationales, je ne mettrais pas les communistes à même de dominer notre politique, en leur livrant « la diplomatie qui l'exprime, l'armée qui la soutient ou la police qui la couvre ». Cela étant, je formerais le gouvernement avec l'appui de ceux qui choisiraient de me suivre. Sinon, je quitterais le pouvoir aussitôt et sans amertume.

D'ailleurs, si basse que fût l'ambiance, tous les impondé­rables, émanant de toutes les frayeurs, me faisaient croire que j'allais l'emporter. De fait, après un débat auquel je n'assistai pas, l'Assemblée me réélut président du gouvernement par toutes ses voix, sauf celles des communistes. Il est vrai qu'André Philip, porte-parole des socialistes, s'était efforcé d'expliquer l'adhésion gênée des siens en proclamant que la Chambre m'attribuait « le mandat impératif » de constituer un ministère où l'extrême gauche serait représentée. Cette som­mation ne trompa personne. Il était clair que les communistes n'avaient pu imposer leur loi. Pas un seul député, en dehors de leur propre groupe, ne les avait approuvés et, dans le vote décisif, ils se trouvaient isolés contre tous sans exception. Ainsi était rompu, d'emblée, un charme qui risquait fort de devenir malfaisant.

Les communistes en tirèrent immédiatement les consé­quences. Dès le lendemain, leur délégation vint me dire qu'ils étaient prêts à entrer dans mon gouvernement en dehors de toute condition et que je n'aurais pas de soutien plus ferme que le leur. Sans me leurrer sur la sincérité de ce repentir sou­dain, je les fis, en effet, embarquer, jugeant que, au moins pour un temps, leur ralliement sous ma coupe pourrait servir la paix sociale, dont le pays avait tant besoin !

Le 21, le gouvernement était constitué. Quatre porte­feuilles allaient à des députés communistes : Billoux, Croizat, Paul et Tillon ; quatre à des socialistes : Moch, Tanguy­ Prigent, Thomas et Tixier ; quatre à des républicains popu­laires : Bidault, Michelet, Prigent et Teitgen; deux à des résis­tants de l'Union démocratique : Pleven et Soustelle ; un à Giacobbi, radical ; un à Dautry et un à Malraux qui n'étaient pas parlementaires et n'avaient aucune appartenance ; l'ensemble étant surmonté de quatre ministres d'Etat : un socialiste, Auriol ; un républicain populaire, Gay ; un modéré, Jacquinot ; un communiste, Thorez. Comme prévu et annon­cé, l'extrême gauche marxiste ne recevait que des ministères économiques : Economie nationale, Travail, Production, Fabrications d'armement.

Le 23 novembre, je prononçai devant l'Assemblée un dis­cours où je fis ressortir la gravité des conditions où le pays était placé, la nécessité d'adopter au plus tôt des institutions assurant « la responsabilité, la stabilité, l'autorité du pouvoir exécutif », enfin le devoir des Français et de leurs représen­tants de s'unir pour refaire la France. Cette fois encore, la représentation nationale m'approuva à l'unanimité. Dans la crise qui, sans aucune raison valable, s'était prolongée pen­dant dix-sept jours, seuls les partis avaient trouvé leur aliment et leur satisfaction.

En dépit de l'accord apparemment réalisé, je ne pouvais pas douter que mon pouvoir fût en porte-à-faux. Sans doute, au cours du mois de décembre, fis-je adopter par le gouverne­ment, puis voter par l'Assemblée, la loi qui nationalisait la Banque de France et quatre établissements de crédit et insti­tuait un Conseil national du crédit auprès du ministre des Finances. Peu après, une autre loi réglait les modalités à appliquer pour le transfert à l'Etat de la production et de la distribution de l'électricité et du gaz. Au cours de ces deux débats, tous amendements démagogiques avaient pu être écartés. D'autre part, la, satisfaction m'était donnée, le 15 décembre, d'inaugurer l'Ecole nationale d'administration, institution capitale qui allait rendre rationnels et homogènes le, recrutement et la formation des principaux serviteurs de, l'Etat, jusqu'alors originaires de disciplines dispersées. L'Ecole, sortie tout armée du cerveau et des travaux de mon conseiller Michel Debré, recevait le jour, il est vrai, dans l'atmosphère assez sceptique dont l'entouraient les grands corps de la fonc­tion publique et les milieux parlementaires. Mais elle n'en verrait pas moins se dissoudre les préventions, jusqu'à deve­nir peu à peu, au point de vue de la formation,, de la conception et de l'action administratives, la base de l'Etat nouveau. Cependant, et comme par une sorte d'ironique coïncidence, au moment même où naissait cette pépinière des futurs commis de la République, la menace d'une grève générale des fonc­ tionnaires venait mettre brutalement en cause la cohésion du gouvernement et ma propre autorité.

Il n'était, certes, que trop vrai que le niveau de vie des per­sonnels des services publics souffrait beaucoup de l'inflation. L'augmentation de leurs traitements n'atteignait pas celle des prix. Mais ce que réclamaient, pour eux, les syndicats ne pou­vait être accordé, sous peine d'effondrement du budget et de la monnaie. Bien que cela fût constaté par le Conseil des ministres, que j'y eusse marqué ma détermination de n'allouer aux intéressés que le supplément raisonnable proposé par René Pleven et ma résolution d'interdire la grève sous peine de sanctions à infliger aux contrevenants, je vis une vive agi­tation se lever au sein du ministère. Plusieurs membres socia­listes, suivant les consignes que leur donnait leur parti, me firent entendre qu'ils se retireraient, plutôt que d'opposer un refus aux syndicats et de pénaliser les agents et employés qui manqueraient à leur service. En même temps, les fonction­naires étaient convoqués par leurs fédérations, le 15 dé­cembre, au Vélodrome d'Hiver, afin d'y stigmatiser « l'insuffisance dérisoire des mesures envisagées par le gou­vernement » et d'y décider la grève générale.

Par un étrange détour, au moment où une crise grave paraissait inévitable, le soutien des communistes me permit de la surmonter. Au sein du Conseil, qui tenait une nouvelle séance, Maurice Thorez affirma soudain qu'il ne fallait point céder à une pression intolérable et que, moyennant quelques menus aménagements, les dispositions proposées par le ministre des Finances et approuvées par le Président devaient être entérinées. Du coup, la perspective d'un éclatement du cabinet s'éloignait à l'horizon. L'après-midi, au Vélodrome d'Hiver, alors que des orateurs, mandatés par des syndicats et liés au parti socialiste, avaient invité l'assistance à cesser le travail et à entrer en conflit avec le gouvernement, le représentant communiste, à l'étonnement général, s'en prit vive­ ment aux agitateurs. « Pour les fonctionnaires, déclara-t-il, faire grève, ce serait commettre un crime contre la patrie ! » Puis, à la faveur du désarroi produit par cet éclat imprévu du « parti des travailleurs », il fit décider que la grève était, tout au moins, différée. Dès lors, pour régler la question, il ne res­tait à accomplir que des rites parlementaires.

Le 18 décembre, à la fm du débat que l'Assemblée natio­nale avait ouvert sur le sujet, je précisai que le gouvernement n'irait pas au-delà des mesures qu'il avait arrêtées, quelque fût son regret de ne pouvoir faire davantage pour les serviteurs de l'Etat. « Nous sommes parvenus, dis-je, au moment même où il s'agit, économiquement et fmancièrement parlant, de tout perdre ou de tout sauver. » J'ajoutai : « Il faut savoir si, se trouvant devant une difficulté sérieuse et présentant sa solution, le gouvernement, tel qu'il est, a ou n'a pas votre confiance. Il faut savoir également si, par-dessus les préoccu­pations qui concernent les partis, l'Assemblée nationale saura, ou non, faire passer l'intérêt général de la nation. » L'ordre du jour finalement voté fut aussi confus et anodin que je pouvais le souhaiter.

Mais ce succès était momentané. Quelques jours après, on allait voir, plus clairement encore, à quel point devenait pré­caire le pouvoir du général de Gaulle face aux partis et à l'As­semblée.

Le budget de 1946 se trouvait en discussion. Pour le bon ordre, le gouvernement tenait à ce que le vote final eût lieu le 1e janvier. Mais, ce jour-là, tandis que les débats semblaient toucher à leur terme, les socialistes demandèrent, tout à coup, un abattement de 20 % sur les crédits prévus pour la Défense nationale. Il était évident qu'une proposition aussi sommaire et aussi soudaine, visant un ordre de dépenses dont personne n'ignorait qu'on ne pouvait, du jour au lendemain, le compri­mer dans de telles proportions, s'inspirait, tout à la fois, de démagogie électorale et de malveillance à mon égard.

Comme j'étais retenu rue Saint-Dominique par les visites protocolaires que m'y rendaient, en ce jour de l'an, le corps diplomatique et les autorités, le débat au Palais-Bourbon se traînait sans trouver d'issue. Pleven, ministre des Finances, Michelet, ministre des armées, Tillon, ministre de l' Armement, Auriol, ministre d'Etat, eurent beau, suivant mes instructions, déclarer que le gouvernement repoussait la proposition, la gauche : socialistes, communistes et la plupart des radicaux, soit au total la majorité, s'apprêtait à la voter. Cependant, et comme pour prouver que de Gaulle était en cause, l'Assemblée attendait, pour conclure, que je vienne en personne prendre part à la discussion.

Je le fis dans l'après-midi. En ma présence, MM. Philip et Gazier menèrent l'attaque avec passion, soutenus par les applaudissements de leurs collègues socialistes ; les radicaux comptant les coups. A vrai dire, les interpellateurs protestaient que leur intention n'était pas de renverser le gouvernement. Il s'agissait seulement, disaient-ils, de l'obliger à s'incliner devant la volonté parlementaire. Les républicains populaires laissaient voir qu'ils n'approuvaient pas l'agression déclen­chée contre moi sur un pareil terrain, tandis que la droite exprimait son inquiétude, mais ces fractions de l'Assemblée se gardaient de condamner explicitement les opposants. Quant aux communistes, hésitant entre l'impératif immédiat de la démagogie et leur tactique du moment, ils me faisaient dire que l'assaut n'avait aucunement leur accord, mais que, si les socialistes devaient le pousser à fond, eux-mêmes ne pour­raient éviter de me refuser leurs suffrages.

Ce soir-là, sondant les cœurs et les reins, je reconnus que, décidément, la cause était entendue, qu'il serait vain et, même, indigne d'affecter de gouverner, dès lors que les partis, ayant recouvré leurs moyens, reprenaient leurs jeux d'antan, bref que je devais maintenant régler mon propre départ.

En deux brèves interventions, je marquai à l'Assemblée ce qu'avaient de dérisoire la contrainte qu'on voulait m'imposer et la légèreté avec laquelle des représentants du peuple se dis­posaient à tailler dans la défense nationale pour se donner l'avantage d'une manœuvre partisane. Puis, allant au fond du débat, je déclarai que cette discussion posait tout le problème des institutions de demain. Le gouvernement ayant, en connaissance de cause, assumé sa responsabilité en une matière aussi grave, était-il acceptable que le Parlement vou­lût l'obliger à se démentir et à s'humilier ? Entrait-on dans le régime d'assemblée ? Pour ma part, je m'y refusais. Si les crédits demandés n'étaient pas votés le soir même, le gouver­nement ne resterait pas en fonction une heure de plus. « J'a­jouterai un mot, déclarai-je. Ce mot n'est pas pour le présent, il est déjà pour l'avenir. Le point qui nous sépare, c'est une conception générale du gouvernement et de ses rapports avec la représentation nationale. Nous avons commencé à recons­truire la République. Après moi, vous continuerez de le faire. Je dois vous dire en conscience - et sans doute est-ce la der­nière fois que je parle dans cette enceinte - que si vous le faites en méconnaissant notre histoire politique des cinquante dernières années, si vous ne tenez pas compte des nécessités absolues d'autorité, de dignité, de responsabilité du gouvernement, vous irez à une situation telle que, un jour ou l'autre, je vous le prédis, vous regretterez amèrement d'avoir pris la voie que vous aurez prise. »

Comme s'ils voulaient eux-mêmes souligner que leur atti­tude n'avait été que manœuvre et palinodie, les malveillants se turent tout à coup. L'ordre du jour adopté par l'Assemblée quasi unanime ne me dictait aucune condition. Après quoi, le budget fut tout simplement voté. Mais, bien que ma défaite n'eût pas été accomplie, le seul fait qu'elle eût paru possible produisit un effet profond. On avait vu mon gouvernement battu en brèche par la majorité au long d'une discussion rem­plie de sommations menaçantes. On sentait que, désormais, il pourrait en être de même à propos de n'importe quoi. On comprenait que, si de Gaulle se résignait à cette situation pour tenter de rester en place, son prestige irait à vau-l'eau, jus­qu'au jour où les partis en finiraient avec lui ou bien le relé­gueraient en quelque fonction inoffensive et décorative. Mais je n'avais ni le droit, ni le goût, de me prêter à ces calculs. En quittant le Palais-Bourbon dans la soirée du 1er janvier, mon départ se trouvait formellement décidé dans mon esprit. Il n'était plus que d'en choisir la date, sans me la laisser fixer au gré de qui que ce fût.

En tout cas ce serait avant la fin du mois. Car le débat constitutionnel devait s'ouvrir à ce moment et j'étais sûr que, en demeurant à l'intérieur du régime naissant, je n'aurais pas la possibilité de faire triompher mes vues, ni même de les sou­tenir. Le projet que la commission désignée à cet effet par la Constituante s'apprêtait à présenter était tout juste à l'opposé de ce que j'estimais nécessaire. Il instituait le gouvernement absolu d'une assemblée unique et souveraine ; l'exécutif n'ayant d'autre rôle que d'appliquer ce qui lui serait prescrit; le président du Conseil étant élu par le Parlement et ne pou­vant former son équipe qu'après avoir satisfait à un examen complet de sa tendance et de son programme et pris des enga­gements qui le lieraient étroitement d'avance. Quant au pré­sident de la République, on inclinait, avec beaucoup d'hésitations, à prévoir qu'il y en aurait un, mais soigneuse­ment privé de tout rôle politique, n'ayant pas la moindre prise sur les rouages de l'Etat et confiné dans une fade fonction de représentation. Sans doute était-ce là l'emploi que les meneurs du jeu destinaient au général de Gaulle. D'ailleurs, les commissaires, aussi bien que les partis se gardaient de prendre avec moi aucun contact sur le sujet, Comme j'avais, un jour, convoqué le rapporteur, M. François de Menthon, pour m'enquérir de l'état des travaux, je m'entendis répondre que l'Assemblée et sa commission considéraient que « je n'avais pas à me mêler du débat, n'étant pas moi-même constituant ». Essayer de poursuivre ma route avec les partis, c'eût donc été, dans ce domaine capital comme à tous autres égards, accepter à l'avance l'impuissance et les avanies.

L'imminence du démembrement du pouvoir de Charles de Gaulle n'échappait naturellement pas aux chancelleries étran­gères. Aussi les conditions de notre action extérieure, qui d'abord s'étaient éclaircies, s'assombrissaient-elles de nou­veau. Dès le début de décembre, Paris apprenait par les agences qu'une réunion des ministres des Affaires étrangères américain, britannique et soviétique aurait lieu, le 15, à Mos­cou, « afin d'y tenir des conversations sur un certain nombre de questions intéressant particulièrement les trois pays ». On semblait en revenir au système d'exclusion de la France, auquel la conférence de Londres, l'installation de gouverne­ments quadripartites en Allemagne et en Autriche, le fait que nous occupions un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, notre participation à l'armistice japonais, etc., avaient paru mettre fin.

Il est vrai que l'objet de la réunion des « trois » était de préparer les traités de paix concernant la Bulgarie, la Rouma­nie, la Hongrie et la Finlande et que Londres, Moscou et Washington alléguaient, pour justifier notre mise à l'écart, que la France n'avait pas été officiellement en guerre avec Sofia, Bucarest, Budapest et Helsinki, l'ouverture des hostilités contre les satellites du Reich s'étant produite au temps de Vichy. Mais, pour les participants de Yalta et de Potsdam, il s'agissait, en réalité, de mettre en application ce qu'ils avaient décidé, naguère, en dehors de nous, à propos de ces malheureux Etats, c'est-à-dire de les livrer à la discrétion des Soviets. A la notification que nos alliés nous firent, le 28 décembre, des conclusions de leur conférence, nous répondîmes, le 3 janvier, qu'elles ne nous engageaient pas et d'autant moins que la France avait, dans ces diverses parties de l'Europe, des intérêts de premier ordre dont il n'était pas tenu compte. Mais l'accueil dilatoire qui fut fait à notre note donnait à com­prendre que les trois attendaient un prochain changement dans la conduite des affaires françaises pour faire passer la mus­cade.

Il en était de même pour le règlement final de la cruelle affaire du Levant. Depuis la crise du mois de mai, les rapports franco-britanniques étaient restés au frigidaire conformément à mes directives. En Syrie et au Liban, les faibles forces que nous y maintenions et les grandes unités qu'y avaient portées les Britanniques demeuraient sur leurs positions  ; l'agitation des politiciens continuant de provoquer des troubles ; les gouvernements de Damas et de Beyrouth multipliant les notes et les communiqués pour réclamer le départ de toutes les troupes étrangères ; enfin, les Etats arabes voisins : Egypte, Irak, Transjordanie, Palestine, faisant chorus avec « leurs frères opprimés », tout en s'accommodant, pour eux-mêmes, de la tutelle et de l'occupation britanniques.

Les choses en étaient là, quand, au début de décembre, je fus saisi d'un projet d'accord qui venait d'être établi entre le gouvernement anglais et notre ambassade à Londres. Le texte paraissait prévoir que Français et Britanniques évacueraient simultanément le territoire syrien ; les Français se regroupant au Liban, sans qu'il fût aucunement spécifié que les Anglais en feraient autant. Cela ne changerait pas grand-chose à notre situation, car la plupart de nos éléments se trouvaient déjà sta­tionnés sur le sol libanais. Mais, pour les Anglais, il semblait que l'accord comportât, de leur part, des concessions impor­tantes : d'abord, le terme mis à leur présence militaire en Syrie en même temps que cesserait la nôtre ; ensuite, leur départ du Liban où, quant à nous, nous demeurerions ; enfin, la reconnaissance de notre droit à maintenir un établissement militaire au Liban, jusqu'à ce que l'Organisation des Nations unies fût en mesure de nous relever des responsabilités du mandat. Sachant quels étaient, d'une part, le savoir-faire du Foreign Office et, d'autre part, l'horreur du vide de notre diplomatie quand il s'agissait de nos relations avec l'Angle­terre, je doutai, à première vue, que les choses fussent ce qu'elles semblaient être. Mais, comme à Paris le Quai d'Or­say, à Londres notre ambassade me certifiaient que telle était bien la signification du projet, je donnai mon agrément. Le 13 décembre, MM. Bevin et Massigli signèrent, à Whitehall, deux accords ; l'un relatif au regroupement des troupes ; l'autre prévoyant des consultations entre les deux gouverne­ments pour éviter le retour d'incidents en Orient.

Cependant, il apparut bientôt que l'interprétation donnée par notre diplomatie n'était pas celle des Anglais. Le général de Larminat, envoyé à Beyrouth pour régler avec le général Pilleau, commandant la 9e année britannique, les détails des mesures militaires à prendre de part et d'autre, constata, dès le premier contact, qu'il existait de profondes divergences entre les instructions reçues respectivement par lui-même et par son partenaire. Les Anglais admettaient bien que tout le monde quittât la Syrie. Mais ils considéraient qu'alors leurs forces, tout comme les nôtres, se regrouperaient au Liban, soit pour nous environ 7 000 hommes, pour eux plus de 35 000. Après quoi, ils n'en partiraient que si nous en partions nous-mêmes. En fin de compte, l' « accord » reviendrait à ceci : que les Français se retireraient de tout le Moyen-Orient - car nos troupes, embarquées à Beyrouth, ne pourraient aller ailleurs qu'à Alger, Bizerte ou Marseille, tandis que les Anglais, res­tant en forces au Caire, à Bagdad, à Amman et à Jérusalem, domineraient seuls cette région du monde.

J'arrêtai aussitôt les frais et rappelai Larminat. Mais, dans l'action à entreprendre sur le terrain diplomatique, ou bien pour redresser cet étrange malentendu, ou bien pour dénoncer l'accord, je trouvai chez les nôtres toutes sortes de réticences. Les Anglais, de leur côté, se refusaient d'autant plus nette­ment à revenir sur ce qu'ils tenaient pour acquis qu'ils discer­naient qu'un peu de patience leur permettrait - moi parti - de parvenir à leurs fins. Je dois dire que, dans une affaire grave et qui me tenait fort à cœur, la preuve que je n'avais plus prise sur un levier essentiel eût fait déborder le vase si, déjà, pour maintes autres raisons, il n'avait pas ruisselé de toutes parts.

Avant d'accomplir les gestes décisifs, je jugeai bon de me recueillir. Antibes m'offrait le refuge d'Eden-Roc. Pour la première fois depuis plus de sept ans, je pris quelques jours de repos. Ainsi m'assurais-je moi-même et pourrais-je faire voir aux autres que mon départ ne serait pas l'effet d'une colère irréfléchie ou d'une dépression causée par la fatigue. En méditant devant la mer, j'arrêtai la façon dont j'allais m'en aller : quitter la barre en silence, sans m'en prendre à per­sonne, ni en public, ni en privé, sans accepter aucune sorte de fonction, de dignité ou de retraite, enfin sans rien annoncer de ce que je ferais ensuite. Plus que jamais, je devais me tenir au­ dessus des contingences.

Après huit jours passés dans le Midi, je rentrai à Paris le 14 janvier. C'était lundi. Ma démission serait pour le dimanche. J'employai la semaine à promulguer des lois et à arrêter des décrets, dont les textes, accumulés en mon absence et qu'il était urgent d'appliquer, requéraient ma signature. A plusieurs de mes ministres, notamment à ceux de l'Intérieur, de la Justice et des armées, j'annonçai mon retrait imminent. J'en fis autant à l'adresse des commissaires de la République que j'avais spécialement convoqués. Ainsi, ceux qui étaient, soit au gouvernement, soit localement, responsables de l'ordre public ne seraient pas surpris par l'événement.

Je pus, avant l'échéance, vérifier encore une fois quelle était, à mon égard, l'ambiance parlementaire. M. Herriot, qui l'appréciait en expert consommé, jugea le moment venu de me prendre personnellement à partie. Il le fit le 16 janvier. Quelques jours auparavant, avait été publiée la régularisation d'un certain nombre de citations, attribuées en Afrique du Nord, trois ans plus tôt, par le général Giraud à des soldats, marins et aviateurs tués ou estropiés au cours des tristes enga­gements que Darlan avait prescrits contre les Américains. Je n'avais pas voulu effacer ces pauvres témoignages. Le pré­sident du parti radical, brandissant la liste parue au Journal officiel, en appelait à « ma propre justice », pour condamner une mesure où il disait voir une injure à l'égard de nos alliés et la glorification d'une bataille néfaste à la patrie. Applaudis­ sements et ricanements, fusant sur de nombreux bancs, appuyaient cette intervention.

Une telle sortie, sur un pareil sujet, m'était certes désobli­geante. Mais l'accueil que lui faisait, en ma présence, une assemblée dont la plupart des membres avaient naguère suivi mon appel me remplit, , je dois l'avouer, de tristesse et de dégoût. Je répondis à Edouard Herriot qu'il n'était pas question d'arracher du cercueil de pauvres morts et de la poitrine de malheureux mutilés les croix qu'on leur avait décernées, trois ans plus tôt, pour avoir combattu suivant les ordres de leurs chefs et bien que ces ordres eussent été donnés à tort. Puis, marquant mes distances par rapport à l'interpellateur, qui, à la veille de la libération de Paris, avait eu la faiblesse de négocier et de déjeuner avec Laval et avec Abetz, j'ajoutai que j'étais le meilleur juge de ces citations, parce que : « moi, je n'avais jamais eu affaire avec Vichy, ni avec l'ennemi, excepté à coups de canon ». La querelle que m'avait cherchée Herriot tourna court. Mais j'avais vu comment les partis pris et les rancœurs politiques altéraient les âmes jusqu'au fond.

Le 19 janvier, je fis convoquer les ministres, pour le lendemain, rue Saint-Dominique. A l'exception d'Auriol et de Bidault, qui se trouvaient alors à Londres, et de Soustelle en tournée au Gabon, tous étaient réunis, le dimanche 20 au matin, dans la salle dite « des armures ». J'entrai, serrai les mains et, sans que personne s'assît, prononçai ces quelques paroles : « Le régime exclusif des partis a reparu. Je le réprouve. Mais, à moins d'établir par la force une dictature dont je ne veux pas et qui, sans doute, tournerait mal, je n'ai pas les moyens d'empêcher cette expérience. Il me faut donc me retirer. Aujourd'hui même, j'adresserai au président de l'Assemblée nationale une lettre lui faisant connaître la démission du gouvernement. Je remercie bien sincèrement chacun de vous du concours qu'il m'a prêté et je vous prie de rester à vos postes pour assurer l'expédition des affaires jus­qu'à ce que vos successeurs soient désignés. » Les ministres me firent l'effet d'être plus attristés qu'étonnés. Aucun d'entre eux ne prononça un mot, soit pour me demander de revenir sur ma décision, soit même pour dire qu'il la regrettait. Après avoir pris congé, je me rendis à mon domicile, route du Champ d'entraînement.

On me rapporta que, après ma sortie, les ministres confé­rèrent entre eux quelques instants. M. Thorez observa, paraît­ il : « Voilà un départ qui ne manque pas de grandeur ! » M. Moch dit : « Cette retraite est grave, à coup sûr ! Mais d'un mal peut sortir un bien. La personnalité du Général étouffait l'Assemblée nationale. Celle-ci va pouvoir, mainte­nant, se révéler librement. » M. Pleven fit entendre la voix de l'amertume et de l'inquiétude : « Voyez à quoi vos groupes ont abouti ! », reprocha-t-il à ceux de ses collègues dont les partis avaient fait obstacle à mon action. « Nous sommes pla­cés, déclarèrent MM. Gay et Teitgen, devant la lourde respon­sabilité de succéder à de Gaulle. Notre mouvement tâchera d'en être digne. - Allons donc ! s'écria M. Thorez. Du moment qu'avec le Général vous ne pouviez pas en sortir, comment le ferez-vous sans lui ? »

Dans la lettre que j'écrivis au président de l'Assemblée, je fis en sorte qu'il n'y eût pas une ombre de polémique. « Si je suis resté, disais-je, à la tête du gouvernement après le 13 no­vembre 1945, c'était pour assurer une transition nécessaire... Maintenant, les partis sont en mesure de porter leurs responsa­bilités. » Je m'abstenais de rappeler en quel état se trouvait la nation, quand « j'avais assumé la charge de la diriger vers sa libération, sa victoire et sa souveraineté ». Mais je constatais : « Aujourd'hui, après d'immenses épreuves, la France n'est plus en situation d'alarme. Certes, maintes souffrances pèsent encore sur notre peuple et de graves problèmes demeurent. Mais la vie même des Français est, pour l'essentiel, assurée. L'activité économique se relève. Nos territoires sont entre nos mains. Nous avons repris pied en Indochine. La paix publique n'est pas troublée. A l'extérieur, en dépit des inquiétudes qui subsistent, l'indépendance est fermement rétablie. Nous tenons le Rhin. Nous participons, au premier rang, à l'organi­sation internationale du monde et c'est à Paris que doit se réunir, au printemps, la première conférence de la paix. » Enfin, j'exprimai « le vœu profondément sincère que le gou­vernement de demain pût réussir dans sa tâche ». M. Félix Gouin m'adressa une réponse de très bon ton.

Mais, si j'avais l'âme tranquille, ce n'était pas le cas pour le monde des politiques. Après s'y être fort agité en raison de ma présence, on s'agitait à cause de mon absence. Dans ce milieu courut le bruit que je pensais à un coup d'Etat, comme si le fait que, de mon gré, j'abandonnais le pouvoir ne suffi­sait pas à marquer cette crainte du caractère de l'absurdité. Sans aller jusqu'à de tels soupçons, certains crurent opportun de montrer leur vigilance. C'est ainsi que M. Vincent Auriol, rentré précipitamment de Londres et supposant que j'allais parler à la radio pour soulever la colère populaire, m'écrivit, le 20 au soir, pour me dire que, en agissant de la sorte, « je diviserais le pays pour l'avantage et la satisfaction des enne­mis de la démocratie ». Je calmai les alarmes du ministre d'Etat. A vrai dire, s'il m'avait convenu d'exposer les raisons de ma retraite, je n'aurais pas manqué de le faire et cette explication, donnée au peuple souverain, n'eût été en rien contraire aux principes démocratiques. Mais je jugeais que mon silence pèserait plus lourd que tout, que les esprits réflé­chis comprendraient pourquoi j'étais parti et que les autres seraient, tôt ou tard, éclairés par les événements.

Où aller ? Depuis que j'envisageais la perspective de mon éloignement, j'avais résolu de résider, le cas échéant, à Colombey-les-Deux-Eglises et commencé à faire réparer ma maison endommagée pendant la guerre. Mais il y faudrait plu­sieurs mois. Je songeai, d'abord, à gagner quelque contrée lointaine où je pourrais attendre en paix. Mais le déferlement d'invectives et l'outrages lancés contre moi par les officines politiciennes et la plupart des journaux me détermina à rester dans la Métropole afin que nul n'eût l'impression que ces attaques pouvaient me toucher. Je louai donc au Service des Beaux-Arts le pavillon de Marly, que j'habitai sans bouger jusqu'en mai.

Cependant, tandis que le personnel du régime se livrait à l'euphorie des habitudes retrouvées, au contraire la masse française se repliait dans la tristesse. Avec de Gaulle s'éloi­gnaient ce souffle venu des sommets, cet espoir de réussite, cette ambition de la France, qui soutenaient l'âme nationale. Chacun, quelle que fût sa tendance, avait, au fond, le senti­ment que le Général emportait avec lui quelque chose de pri­ mordial, de permanent, de nécessaire, qu'il incarnait de par !'Histoire et que le régime des partis ne pouvait pas représen­ter. Dans le chef tenu à l'écart, on continuait de voir une sorte de détenteur désigné de la souveraineté, un recours choisi d'avance. On concevait que cette légitimité restât latente au cours d'une période sans angoisse. Mais on savait qu'elle s'imposerait, par consentement général, dès lors que le pays courrait le risque d'être, encore une fois, déchiré et menacé.

Ma manière d'être, au long des années, se trouverait com­mandée par cette mission que la France continuait de m'assi­gner, lors même que, dans l'immédiat, maintes fractions ne me suivissent pas. Quoi que je dise ou qu'on me fit dire, mes paroles, réelles ou supposées, passeraient au domaine public. Tous ceux à qui j'aurais affaire prendraient la même attitude que si, en tant qu'autorité suprême, je les avais reçus dans les palais nationaux. Où qu'il m'arrivât de paraître, l'assistance éclaterait en ardentes manifestations.

C'est cette atmosphère qui m'enveloppa au cours de l'ac­tion publique que je menai, tout d'abord, une fois quitté mon rang officiel : faisant connaître, à Bayeux, ce que devraient être nos institutions ; condamnant, en toute occasion, la Constitution arrachée à la lassitude du pays ; appelant le peuple français à se rassembler sur la France pour changer le mauvais régime ; lançant, depuis maintes tribunes, des idées faites pour l'avenir ; paraissant devant les foules dans tous les départements français et algériens, deux fois au moins pour chacun d'eux et, pour certains, davantage, afm d'entretenir la flamme et de prendre le contact de beaucoup d'émouvantes fidélités. Ce sont les mêmes témoignages qui m'ont été prodi­ gués, après 1952, quand je pris le parti de laisser là la conjoncture, jugeant le mal trop avancé pour qu'on pût y por­ter remède avant que ne se déchaînât l'inévitable secousse ; quand il m'arriva, quelquefois, de présider une cérémonie ; quand j'allai visiter nos territoires d'Afrique et ceux de l'océan Indien, faire le tour du monde de terre française en terre française, assister au jaillissement du pétrole au Sahara. Au moment d'achever ce livre, je sens, autant que jamais, d'innombrables sollicitudes se tourner vers une simple maison.

C'est ma demeure. Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant, elle est mon amie. De quelle autre se contenter quand on a rencontré l'Histoire ? D'ailleurs, cette partie de la Champagne est tout imprégnée de calme : vastes, frustes et tristes horizons ; bois, prés, cultures et friches mélancoliques ; relief d'anciennes montagnes très usées et résignées ; villages tranquilles et peu fortunés, dont rien, depuis des millénaires, n'a changé l'âme, ni la place. Ainsi, du mien. Situé haut sur le plateau, marqué d'une colline boisée, il passe les siècles au centre des terres que cultivent ses habitants. Ceux-ci, bien que je me garde de m'imposer au milieu d'eux, m'entourent d'une amitié discrète. Leurs familles, je les connais, je les estime et je les aime.

Le silence emplit ma maison. De la pièce d'angle où je passe la plupart des heures du jour, je découvre les lointains dans la direction du couchant. Au long de quinze kilomètres, aucune construction n'apparaît. Par-dessus la plaine et les bois, ma vue suit les longues pentes descendant vers la vallée de l'Aube, puis les hauteurs du versant opposé. D'un point élevé du jardin, j'embrasse les fonds sauvages où la forêt enveloppe le site, comme la mer bat le promontoire. Je vois la nuit couvrir le paysage. Ensuite, regardant les étoiles, je me pénètre de l 'insignifiance des choses.

Sans doute les lettres, la radio, les journaux font-ils entrer dans l'ermitage les nouvelles de notre monde. Au cours de brefs passages à Paris, je reçois des visiteurs dont les propos me révèlent quel est le cheminement des âmes. Aux vacances, nos enfants, nos petits-enfants nous entourent de leur jeunesse, à l'exception de notre fille Anne qui a quitté ce monde avant nous. Mais que d'heures s'écoulent, où, lisant, écrivant, rêvant, aucune illusion n'adoucit mon amère sérénité !

Pourtant, dans le petit parc - j'en ai fait quinze mille fois le tour ! -, les arbres que le froid dépouille manquent rarement de reverdir et les fleurs plantées par ma femme renaissent après s'être fanées. Les maisons du bourg sont vétustes ; mais il en sort, tout à coup, nombre de filles et de garçons rieurs. Quand je dirige ma promenade vers l'une des forêts voisines : Les Dhuits, Clairvaux, Le Heu, Blinfeix, La Chapelle, leur sombre profondeur me submerge de nostalgie ; mais, soudain, le chant d'un oiseau, le soleil sur le feuillage ou les bourgeons d'un taillis me rappellent que la vie, depuis qu'elle parut sur la Terre, livre un combat qu'elle n'a jamais perdu. Alors, je me sens traversé par un réconfort secret. Puisque tout recommence toujours, ce que j'ai fait sera, tôt ou tard, une source d'ardeurs nouvelles après que j'aurai disparu.

A mesure que l'âge m'envahit, la nature me devient plus proche. Chaque année, en quatre saisons qui sont autant de leçons, sa sagesse vient me consoler. Elle chante, au printemps : « Quoi qu'il ait pu, jadis, arriver, je suis au commencement ! Tout est clair, malgré les giboulées ; jeune, y compris les arbres rabougris ; beau, même ces champs caillouteux. L'amour fait monter en moi des sèves et des certitudes si radieuses et si puissantes qu'elles ne fmiront jamais ! »

Elle proclame, en été : « Quelle gloire est ma fécondité ! A grand effort, sort de moi tout ce qui nourrit les êtres. Chaque vie dépend de ma chaleur. Ces grains, ces fruits, ces troupeaux, qu'inonde à présent le soleil, ils sont une réussite que rien ne saurait détruire. Désormais, l'avenir m'appartient ! »

En automne, elle soupire : « Ma tâche est près de son terme. J'ai donné mes fleurs, mes moissons, mes fruits. Maintenant, je me recueille. Voyez comme je suis belle encore, dans ma robe de pourpre et d'or, sous la déchirante lumière. Hélas ! Les vents et les frimas viendront bientôt m'arracher ma parure. Mais, un jour, sur mon corps dépouillé, refleurira ma jeunesse  ! »

En hiver, elle gémit : « Me voici, stérile et glacée. Combien de plantes, de bêtes, d'oiseaux, que je fis naître et que j'aimais, meurent sur mon sein qui ne peut plus les nourrir ni les réchauffer ! Le destin est-il donc scellé ? Est-ce, pour toujours, la victoire de la mort? Non ! Déjà, sous mon sol inerte, un sourd travail s'accomplit. Immobile au fond des ténèbres, je pressens le merveilleux retour de la lumière et de la vie. »

Vieille Terre, rongée par les âges, rabotée de pluies et de tempêtes, épuisée de végétation, mais prête, indéfiniment, à produire ce qu'il faut pour que se succèdent les vivants ! Vieille France, accablée d'Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau! Vieil homme, recru d'épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l'ombre la lueur de l'espérance !