J Delumeau Leçon inaugurale Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne

 

Monsieur l’Administrateur,
Mes chers collègues,
Mesdames, Messieurs,

2En ouvrant aujourd’hui au Collège de France cet enseignement sur l’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne, je mesure l’honneur qui m’est fait et les responsabilités qui m’incombent désormais. D’une part, en effet, la chaire que vous me confiez, mes chers Collègues, résulte de la transformation de celle qu’occupait M. Paul Lemerle, dont les travaux constituent un modèle de rigueur et d’érudition pour tout historien, même spécialisé dans un autre temps et un autre espace que lui. D’autre part, comment ne pas évoquer cette attention continue que, depuis l’époque de Guillaume Postel, un des esprits les plus œcuméniques du xvie siècle, le Collège de France porte aux faits religieux ? Par différentes approches – celles de l’orientalisme, celles des recherches sur Byzance, l’Islam, l’Inde et la Chine, celles aussi de la sociologie et de l’anthropologie – on n’a cessé et on ne cesse en ces lieux d’éclairer le passé et le présent religieux de l’humanité : diversité et convergence des enquêtes qui reflètent à la fois l’infinie complexité et l’unité profonde de l’objet étudié.

3S’agissant du christianisme occidental, donc catholique et protestant, de la période 1500-1800 (frontières sans barrières, bien sûr), un regard panoramique sur les enseignements passés du Collège de France révèle qu’il a déjà fourni la matière, sous tel ou tel de ses aspects, à des cours et à des ouvrages de premier plan, voire pionniers : ceux de Jean Baruzi, de Lucien Febvre, de M. Marcel Bataillon, mais qu’il n’avait pas été jusqu’à maintenant envisagé ici comme thème d’une recherche globale portant, non plus seulement sur les croyances des élites, mais sur les comportements religieux des masses d’autrefois. Aussi bien – plus, il est vrai, dans les pays de tradition catholique que dans l’Allemagne de Max Weber et d’Ernst Troeltsch – une sorte de pudeur retint longtemps sociologues et historiens de se pencher sur la religion des « hommes quelconques », soit contemporains, soit relativement proches de leur temps. S’inspirant des conseils et des méthodes d’Émile Durkheim, de Henri Hubert et de Marcel Mauss, c’est Gabriel Le Bras qui, à partir de 1931, le premier dans notre pays, renversa les perspectives en ce domaine. Invitant à considérer le christianisme non plus d’en haut, mais d’en bas, non plus au niveau des doctrines et des docteurs, mais à celui des foules anonymes, il ouvrit la voie à de multiples enquêtes de sociologie religieuse et, en même temps, débloqua l’historiographie de la religion. Il suggéra donc de s’informer sur ce qu’avaient été la foi, la pratique chrétienne et la morale du milliard de Français qui nous ont précédés. À son tour Lucien Febvre parvenait, presque au même moment que Gabriel Le Bras, à d’identiques conclusions méthodologiques. « N’est-il pas incroyable, écrivait-il en 1932, que sur les prières, les pratiques pieuses les plus importantes et les plus répandues, sur tant de grands pèlerinages eux-mêmes nous soyons toujours réduits à de brèves indications dispersées dans des articles et des revues introuvables, et trop souvent dictées par des préoccupations étrangères à l’histoire ».

4Ces appels à une conversion intellectuelle ont été largement entendus, en particulier au cours des dernières années, et une foule d’enquêteurs sont entrés par la brèche désormais ouverte. Quant à l’étude du présent, les travaux du chanoine Fernand Boulard et de ses émules ont cherché à quantifier la pratique religieuse et à la ventiler en fonction des moments de l’année, des niveaux sociaux et des critères géographiques. Des sondages auscultent maintenant de façon presque périodique les convictions – ou l’absence de convictions – religieuses de nos contemporains en même temps que leur éthique. S’agissant du passé, on s’est efforcé récemment – les recherches éclatant simultanément dans de multiples directions – de comptabiliser les fidèles qui communiaient les jours de fêtes à Bruges aux xve et xvie siècles, les ordinations sacerdotales en Avignon au xvie siècle, à Reims et à Gap au xviiie, le fléchissement du nombre des Huguenots dans le diocèse de La Rochelle entre 1648 et 1724. On a soumis des retables bretons des années 1600-1800 à un questionnaire extraordinairement serré portant sur les thèmes figurés, les matériaux utilisés, les techniques mises en œuvre, le lieu de culte considéré, etc. – c’est une enquête qu’avait dirigée le regretté Victor-Lucien Tapié. On a mis sur fiches des comptes rendus de visites pastorales, des séries d’ex-voto, des centaines de récits de miracles. On a porté sur la carte les lieux de provenance des réfugiés français à Genève au xvie siècle, les couvents et confréries de Provence sous l’Ancien Régime, les activités missionnaires du Père Maunoir en Bretagne et de saint Jean Eudes en Normandie, etc. À mesure que les enquêtes se sont multipliées, la grille d’interrogation posée sur la réalité religieuse d’autrefois s’est faite plus serrée et l’inquisition plus exigeante. L’essor de la démographie historique depuis les travaux de M. Pierre Goubert a conduit à questionner les registres paroissiaux sur le comportement sexuel de nos ancêtres. Les archives judiciaires méthodiquement consultées éclairent la criminalité d’autrefois. Enfin, les belles études de MM. Philippe Ariès, François Lebrun et Michel Vovelle tentent de cerner au plus près les attitudes devant la mort dans la civilisation préindustrielle : textes médicaux, exhortations religieuses, récits d’épidémies, chroniques diverses et surtout testaments sont alors mis à contribution et placés sous de multiples projecteurs.

5Ces enquêtes, dont la France a fourni le modèle à l’étranger, tendent par leur convergence vers une sociologie religieuse de l’Occident d’Ancien Régime, dont il est bon d’avouer les ambitions même si, comme il est certain, un décalage subsistera toujours entre les visées et les résultats. En effet, aucun secteur du domaine religieux ne peut être a priori soustrait à l’inquiète curiosité de la sociologie rétrospective, dans la mesure toutefois, mais dans la mesure seulement où société et religion se conditionnent réciproquement. Entrent donc dans le champ d’investigation cultes, cérémonies et disciplines, institutions et groupements motivés par la religion, fidèles et clergés, croyances et doctrines, attitudes devant la vie et devant la mort, comportements moraux les plus divers ; étant entendu qu’on ne séparera pas les chrétiens de jadis de leur terre ou de leur ville, de leur milieu social et de leur genre de vie, du niveau technique et de la conjoncture économique de leur temps. Dès lors, deux objectifs à la fois distincts et solidaires se dessinent à l’horizon d’un tel programme : d’une part, établir horizontalement des typologies des chrétiens et des christianismes à des hauteurs convenablement choisies de la chronologie, par exemple aux environs de 1500 et de 1700 ; et, d’autre part, suivre verticalement, au long de la diachronie, les continuités et les changements d’un modèle de christianisme à un autre. Le même chercheur se trouve donc être tout ensemble sociologue du passé et historien et, à ce dernier titre, il sait que les modifications des comportements religieux ne pouvaient s’opérer autrefois que dans la longue durée sur l’exploitation de laquelle M. Fernand Braudel, qui a été le maître de la plupart des historiens de ma génération, a si heureusement insisté.

6Georges Gurvitch disait que la sociologie et la psychologie collective, loin de s’exclure, représentent deux cercles sécants se recoupant pour une part essentielle. Il est certain, en effet, que les diverses enquêtes que je viens d’évoquer n’atteignent leur pleine signification que totalisées dans l’appréhension synchronique d’un mental collectif et dans la reconstitution, au niveau des groupes, du champ de l’intelligible et de l’affectif, de la vision du monde et de la sensibilité. Depuis les travaux de Marc Bloch et de MM. Philippe Ariès, Georges Duby et Robert Mandrou, l’histoire des mentalités a acquis, en France particulièrement, ses lettres de noblesse. Compte tenu de l’expérience acquise, il importe donc, dans le cadre choisi ici – c’est-à-dire l’Occident des xvie-xviiie siècles – d’éclairer quelles relations réciproques soudaient les comportements religieux d’une communauté reconnue comme significative à son outillage mental, à sa grille de concepts, à son échelle de valeurs, à son type d’émotivité. Il s’agit de tenter l’appréhension globale du vécu religieux et d’évaluer, dans des espaces et des temps dits « de chrétienté », l’intégration au sens commun du modèle de christianisme de l’époque.

7Dès lors, trois solidarités, entre autres, doivent être soulignées. La première enracine l’histoire dans la géographie. Cette relation, sur laquelle MM. Fernand Braudel et Maurice Le Lannou ont depuis longtemps mis l’accent, s’avère d’une singulière importance lorsqu’il s’agit des faits religieux. On a pu suivre en effet la diffusion, non seulement de la Réforme protestante, mais aussi de la Réforme catholique et plus tard de l’indifférence religieuse le long des fleuves et des rivières et en auréoles concentriques autour des villes. On a mis en rapport l’implantation des écoles – toutes confessionnelles avant 1789 – et le tracé des routes. On a identifié, du xvie au xviiie siècle, des zones de « basses pressions sacerdotales », pauvres en vocations, et des pays fournisseurs de prêtres, « châteaux d’eau cléricaux », écrit M. Dominique Julia, tels les diocèses normands déversant leur trop-plein sur la région parisienne, ceux du Massif central dirigeant leur surplus vers le Languedoc ou l’Aquitaine, ceux de Gap et d’Embrun vers la Basse-Provence ou le Comtat-Venaissin. Les chercheurs ont aussi pris conscience de frontières de sensibilité religieuse et de tempéraments régionaux. Dans le diocèse de La Rochelle des xviie et xviiie siècles, le P. Perouas a montré que le protestantisme avait surtout résisté dans le sud de la région bocagère et dans l’île de Ré, et il a fait ressortir le « dimorphisme » suivant : dans le bocage et dans l’île de Ré, pays d’isolement, la ferveur religieuse – ici catholique, là protestante ; au contraire, dans la région des champs ouverts et des marais salants, l’atonie et des catholiques et des protestants. M. Michel Vovelle a pareillement opposé au xviiie siècle une Basse-Provence occidentale et centrale qui bouge à une Provence des confins septentrionaux et orientaux qui se fige. Cette notion de tempéraments régionaux, voire nationaux (Montaigne déjà y était attentif lorsqu’il comparait les combativités respectives des soldats français, allemands, suisses et italiens), ne peut donc être négligée dans l’étude des mentalités religieuses. Le rigorisme de saint Charles Borromée n’a pas profondément pénétré le christianisme italien. Et l’année même où Luther entrait en scène, en 1517, le secrétaire d’un cardinal italien notait dans son journal de voyage : « Quand je vois le culte divin tel qu’on le rend en Allemagne (et) le profond recueillement des fidèles... je suis navré du peu de religion de mon pays. » Certes, ne passons pas de ces notations particulières à des généralisations trop hâtives. Ne proclamons pas davantage un déterminisme simpliste. Importe en revanche l’évidence des liens réciproques entre l’homme religieux et sa ville ou sa campagne en un temps où, pour reprendre les percutantes formules de M. Maurice Le Lannou, cet homme était encore le plus souvent un « habitant » au sens plein du terme, c’est-à-dire un être qui n’avait pas été « désolidarisé » de son environnement, « délocalisé » par le « déménagement du territoire ».

8Une deuxième solidarité rapproche sans cesse davantage histoire et ethnographie. Le temps est loin où Arnold Van Gennep croyait pouvoir opposer les deux disciplines. Il raisonnait ainsi en se référant à une histoire événementielle qui ne nous suffit plus parce qu’elle ne saisit que l’agitation des vagues sur la masse de l’océan. En face d’un discours historique qui, disait-il, énumère et juxtapose, il situait un discours ethnologique qui explique et combine. Querelle dépassée ! M. Claude Lévi-Strauss a au contraire marqué, notamment dans l’Anthropologie structurale, la convergence des deux démarches, assurant même à propos de l’ouvrage de Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle, que « tout bon livre d’histoire » est « imprégné d’ethnologie ». Il existe à cette collaboration croissante au moins deux raisons importantes.

9L’une est de méthode. Depuis Marc Bloch, on sait les mérites d’une approche régressive du passé à partir du présent, donc de ces « faits vivants » qui constituaient l’objet d’étude de Van Gennep. À cet égard, l’historien ne peut qu’être attentif aux enquêtes de ceux qui, actuellement, magnétophone en main, recueillent les contes dauphinois ou bretons et interrogent les vieilles gens des Cévennes ou du Québec sur leurs croyances religieuses. L’intérêt pour de telles collectes indique, en outre, que la recherche historique ne se cantonne plus dans l’étude de la culture dominante du passé – celle qui tenait le devant de la scène et s’exprimait largement par l’écriture et les livres, l’art et la religion officiels. Elle se dirige aussi, et de plus en plus, vers une autre culture européenne qui était surtout orale, qui a longtemps été occultée par les élites et méprisée par la science, mais qui n’en a pas moins continué au long des âges sa difficile et secrète carrière. Cette mise en lumière d’une altérité culturelle inclut notamment la restitution d’un vécu religieux qui n’était pas toujours conforme, tant s’en faut, au modèle proposé d’en haut et elle s’intéresse forcément dans le passé à des faits qui sont les mêmes que ceux qui attirent dans le présent le regard ethnologique, c’est-à-dire des croyances, des rites, un univers de souvenirs, des modes d’analyse, des objets qui ressortissent à une culture plus orale qu’écrite et profondément différente de celle de l’observateur. D’où l’attention portée par l’historien aux documents les plus divers permettant l’approche, dans la diachronie occidentale, d’une civilisation progressivement refoulée, mais non détruite : textes « répressifs » (dont les procès), descriptions de fêtes, contes et légendes, noëls et chansons, rituels de processions et de bénédictions, images et objets qui laissent passer, souvent à regret, la voix et la vie d’une culture à laquelle on ne concédait pas volontiers autrefois la « prise de parole ». Ainsi prend corps une ethno-histoire. Qu’on ait découvert à Moissac des squelettes dont la main contenait des monnaies, non seulement de Charles VII et de François Ier, mais de Louis XV et de Louis XVI – l’obole de Caron – voilà une trouvaille archéologique qui ne prend son sens que dans une ethno-histoire européenne des mentalités religieuses et dans une étude systématique de la durable croyance en la survie corporelle des morts.

10Quant au discours de la culture dominante, qu’il n’est évidemment pas question de négliger, il est de plus en plus nécessaire de le soumettre à une lecture au second degré. Certes, cette culture avait toute latitude pour s’exprimer, mais elle le faisait le plus souvent sans s’analyser elle-même. Il nous faut donc transcender son dire, retrouver ses motivations inconscientes, l’outillage mental qu’elle mettait spontanément en œuvre, ses représentations les plus familières, la sensibilité qu’elle manifestait dans le quotidien. Alors se présente à nous une troisième solidarité : la relation entre histoire et étude des langages – celui des mots d’abord, mais aussi celui des images et des rites. Une culture se manifeste par un vocabulaire et une syntaxe, par une iconographie privilégiée, par la forme et le contenu de ses liturgies. S’agissant des mentalités religieuses à l’étage de ceux qui avaient pour tâche de proposer le christianisme aux fidèles, nous importent les structures successives du langage théologique, les thèmes et les insistances verbales de la prédication et des cantiques, les contenus et les graphismes de l’art sacré. Autant d’éléments qui nous font passer, comme le voulait Saussure, de la parole individuelle à la langue collective. Est-ce à dire que l’histoire demandera un modèle à la linguistique ou même qu’on verra dans la linguistique la seule voie d’accès aux comportements de groupes ? Non, assurément. En revanche, la linguistique nous apprend à lire, en mettant un texte à plat, en destructurant – momentanément – la chaîne écrite, en analysant thèmes ou contenus, en quantifiant des occurrences, en circonscrivant des champs notionnels. Toutes démarches par lesquelles on s’efforce de faire émerger « un surplus de sens » – l’expression est de M. Alphonse Dupront – qui se cache sous l’« apparente transparence » du document. Soit un exemple : une étude sur la joie à l’époque de la Renaissance – il s’agit d’une thèse en cours – ne peut faire l’économie d’une approche sémantique, laquelle révèle, d’une part, que, dans les textes profanes, le vocabulaire de la tristesse est beaucoup plus étendu que celui du plaisir sous toutes ses formes et, d’autre part, que la joie intériorisée – la joie au plein sens du terme – éclate surtout dans le discours mystique.

  • i Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic: studies in popular beliefs in sixteenth and- and s (...)

11Le chercheur progressera toutefois – et conclura – avec d’autant plus de prudence que ses projets sont plus vastes. Car l’appréhension des mentalités religieuses comporte de multiples pièges. S’appuyant souvent sur des comptabilisations qui portent sur la pratique dominicale, les vocations sacerdotales, des confréries, des retables, etc., l’enquêteur aura-t-il la prétention de calculer la foi ? On peut admettre la nécessaire intégration du quantitatif à l’histoire religieuse et penser en même temps que la croyance et la charité garderont toujours un caractère préternuméral. Au mieux, on mesure des signes de la foi et des attitudes collectives, non des états d’âme. En outre, que signifiait l’unanimité de la pratique au temps de la religion obligatoire ? Voltaire communiait plus souvent que Pascal. Plus généralement, il faut souligner l’insuffisance des totalisations statistiques lorsqu’il s’agit d’apprécier un état de chrétienté. Le grand ouvrage récent de M. Keith Thomas, Religion and the Decline of Magici, qui nous restitue la religion quotidienne de l’Angleterre à l’époque de la Réforme, relève d’une historiographie qualitative qui crée la conviction par la variété et la convergence des documents rassemblés.

12Un autre danger est celui-ci : décider a priori que le religieux n’est qu’une projection soit du social soit de l’inconscient et qu’il est finalement réductible à l’un ou à l’autre. Une telle réduction, qui se veut explication ultime, ne part-elle pas d’un préalable extra-scientifique ? Si minutieuse que puisse être une investigation sociologique, si profonde qu’on imagine la plongée dans l’inconscient collectif, sommes-nous assurés d’avoir tout inventorié, d’avoir éclairé dans sa totalité l’objet étudié ? Ne pourrait-on pas comparer la science en marche à un cercle de rayon croissant ? Au rythme de cette croissance s’étire la circonférence qui sépare le connu de l’inconnu et donc grandissent conjointement et l’espace de lumière et la frontière d’ombre qui l’entoure.

13Je voudrais encore aborder une difficulté plus particulière qui se présente à qui veut appréhender les croyances, pratiques et dévotions collectives d’autrefois. Quelle pertinence accorder aux termes « religion populaire », « culture populaire », et où faire passer la frontière entre les deux univers – celui des masses et celui des élites, alors qu’ils se sont de plus en plus interpénétrés ? Vouloir dans l’Occident des xvie-xviiie siècles isoler comme en laboratoire une culture populaire (qui pourtant existait et avait ses propres cohérences), n’est-ce pas un projet voué à l’échec ? Une seconde question redouble les incertitudes nées de l’interrogation précédente : comment le chercheur entrera-t-il en communication avec la culture populaire d’autrefois qui s’exprimait surtout par l’oral ? Ses paroles ne se sont-elles pas envolées au vent de l’oubli, nous laissant devant un silence qui revient en pratique pour nous à un non-dit décourageant ? À ces objections importantes on peut tout de même opposer des réponses partielles. D’abord, nous disposons d’une documentation qui, tout en portant un regard de condamnation sur certaines conduites collectives, nous les fait en même temps connaître et ressuscite pour nous une religion semi-clandestine. Statuts synodaux, mandements épiscopaux, récits de missions, manuels de confession, catéchismes, sermons, ouvrages consacrés aux superstitions et à la démonologie, procès, édits, voire traités de police constituent cette littérature qui dévoile une culture rurale et magique que les autorités considéraient avec suspicion. D’autre part, s’il est vrai que le mimétisme jouait de haut en bas de l’échelle sociale, la communication entre les deux cultures s’opérait aussi de bas en haut. Les rituels d’autrefois ou encore le Traité des superstitions de J.-B. Thiers, curé dans le Perche sous Louis XIV, condamnent certes une religion de la terre qui se célèbre en marge des liturgies officielles, mais ils intègrent aussi, pour répondre au besoin de sécurité des populations – et donc ils nous révèlent – des bénédictions, conjurations et exorcismes destinés à protéger hommes et bêtes, maisons et récoltes, mariages et naissances. Ainsi le magisme millénaire est réintroduit à l’intérieur de la culture dominante, mais désamorcé et sanctifié. Certes l’espoir est vain, répétons-le, de délimiter de façon satisfaisante les espaces respectifs des deux cultures et de poser l’une par rapport à l’autre en termes de fixité. Il nous reste en revanche la possibilité de les identifier par le conflit qui les opposait. S’agissant des mentalités religieuses, c’est sans doute la dialectique du prescrit et du vécu qui nous introduira le mieux au cœur d’une telle recherche.

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  • ii Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation. Les attitudes devant la mort en Provence au xv (...)

14À l’aide de cette clé il me semble important d’interroger le passé sur un très grand problème : celui de la déchristianisation. Or deux remarques s’imposent aussitôt à qui aborde ce thème historique : d’abord, à de rares exceptions près – et parmi elles une place de choix revient à la récente thèse de M. Michel Vovelleii – on fait généralement commencer la déchristianisation à la Révolution française, considérée à cet égard comme une sorte de point-zéro. En second lieu, s’il existe des études assez nombreuses sur la déchristianisation du monde contemporain, on cherchera en vain un travail d’ensemble sur la christianisation qui l’avait précédée. En fait, on a postulé que l’Empire romain était devenu chrétien en même temps que ses empereurs et que les nations barbares étaient passées au christianisme avec armes et bagages au moment où leurs chefs se convertissaient. Au cours des âges, l’historiographie a lu la réalité religieuse européenne à travers un a priori qui faisait jurisprudence en droit international, Cujus regio, hujus religio. On ne trouve donc dans aucun dictionnaire de théologie ou d’histoire religieuse, ni même dans la nouvelle Encyclopaedia universalis, un article consacré au vocable « christianisation ». Ainsi notre époque parle de « déchristianisation » sans avoir nettement identifié ce qu’avait été la réalité antérieure et, croit-on, opposée.

15Or, les responsables de la religion médiévale savaient bien que leurs contemporains, dans les campagnes surtout, associaient des doses variables d’évangile à des rites et croyances venus du fond des âges. Mais longtemps ils pensèrent que l’important était de christianiser le paganisme et que, petit à petit, le bon grain se séparerait de l’ivraie. Durant de nombreux siècles, l’Église parla donc simultanément deux langages : l’un, exigeant, destiné à une étroite élite ; l’autre, de compromis, adressé aux masses. Le christianisme acceptait ainsi d’intégrer le paganisme rural. La division tripartite de la société entre ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent n’impliquait-elle pas l’indulgence théologique à l’égard de ces derniers ? S’ils n’étaient point rebelles à l’Église ils seraient sauvés, malgré leur ignorance, grâce à leur bonne volonté et aux prières des clercs. Longtemps l’Église médiévale répugna donc à l’élitisme et ferma les yeux sur une certaine « folklorisation » du christianisme qui ne semblait pas faire obstacle à la grâce.

16Mais cette attitude, qui semble à certains aujourd’hui s’être située dans une logique chrétienne de l’incarnation, se modifia progressivement, en raison notamment de deux séries de faits. La naissance des ordres mendiants au xiiie siècle signifia une volonté de prédication, un désir ardent d’élever le niveau de la vie religieuse dans les villes d’abord et plus tard dans les campagnes. En second lieu, les malheurs des xive-xve siècles – pestes, disettes, guerres, avance turque, Grand Schisme, désorganisation de l’Église – provoquèrent à la fois une fermentation chrétienne et le retour sur le devant de la scène de conduites magiques qui, certes, n’avaient pas disparu, mais continuaient à vivre dans une demi-pénombre. De la confrontation du zèle des uns avec la religion vécue des autres naquit chez ceux qui se voulaient les meilleurs chrétiens une prise de conscience : l’Occident, pensèrent-ils, restait – ou était redevenu – largement « païen » – un qualificatif qui revient avec insistance sous la plume et dans la bouche des responsables du christianisme quand, à l’époque de la Renaissance et encore longtemps après, ils jugent leurs contemporains, surtout ruraux. À la politique d’assimilation du magisme millénaire succéda celle du rejet, et l’on voulut désormais imposer à des millions de gens la religion de quelques-uns.

17L’historien n’a pas à prendre ici le parti des hommes d’Église de l’époque et à déclarer que leur christianisme était le vrai tandis que la religion qu’ils combattirent était « superstitieuse ». Un tel jugement n’est pas de notre ressort. Mais il nous est impossible de comprendre ce qui s’est passé en Occident au début des temps modernes si nous n’identifions pas cette nouvelle ambition de l’élite chrétienne et le modèle de vie religieuse qu’elle voulut faire assimiler par l’ensemble de la population. Cet angle de visée fait seul ressortir une des significations profondes de la Réforme protestante qui fut notamment un regard aigu et sévère porté sur le « paganisme » des masses et un rejet de l’« idolâtrie » pouvant aller jusqu’à l’iconoclasme.

18La prise de conscience des « superstitions » et de l’« idolâtrie » – termes que, encore une fois, je ne prends pas à mon compte – fut-elle absente du catholicisme ? Évidemment, non ! Le concile de Trente protesta contre l’adoration des images et contre la valeur magique accordée aux chiffres dans le culte, s’agissant en particulier des messes et des cierges (vingt-deuxième session). Si bien que les pères du concile et ensuite la hiérarchie (même non jansénisante), les missionnaires de l’intérieur, le nouveau clergé sorti des séminaires, confrontés aux « superstitions », parlèrent fondamentalement le même langage que les théologiens et les pasteurs protestants. Eux aussi partirent en guerre contre une religion de la terre qui leur paraissait incompatible avec le salut dans l’au-delà. Certes, le catholicisme maintint les sept sacrements et le culte des saints. Mais les plus zélés des prêtres s’efforcèrent – pas toujours, il est vrai, avec succès – de transformer des conduites collectives auparavant orientées, croyaient-ils, vers la magie.

19D’où un langage commun aux deux Réformes dans la mesure où elles se donnèrent l’une et l’autre un programme de conversion massive. Des gens qui auraient dû être des vieux chrétiens furent qualifiés de « juifs baptisés », voire comparés à des infidèles d’outre-mer. À une date aussi tardive que 1680, nous apprend M. François Lebrun, des paysans de l’Anjou apparaissent à leur évêque, du point de vue religieux, comme aussi arriérés que s’ils avaient toujours vécu en « des païs sauvages inconnus à tout le monde ». Au xviie siècle également, les jésuites appellent « Indes du Sud » l’Italie méridionale et déclarent que telle mission de 1651 dans le royaume de Naples n’est « guère inférieure » à une mission dans les Indes. « Car mise à part l’espérance qu’on peut avoir là-bas de verser son sang pour la foi, ici les fatigues ne sont pas moindres et le travail (d’évangélisation) est peut-être encore plus grand ». De fait, dans la région d’Eboli, certains croient qu’il y a cent dieux et d’autres qu’il y en a mille. Alors les missionnaires entreprennent de convertir et croient y parvenir. Mais qu’en est-il au-delà, plus profondément dans la montagne ? Placé en résidence forcée en Lucanie en 1935-1936, Carlo Levi a eu le sentiment, confirmé par les confidences de la population, que le Christ s’était arrêté à Eboli – d’où le titre de son livre.

20Je reviendrai dans un instant sur les limites de l’effort entrepris. Mais il faut d’abord insister sur les dimensions de celui-ci, en surface et en profondeur. La comparaison entre l’Inde et l’Italie n’est pas venue fortuitement à l’esprit des missionnaires. Pour eux, dans les deux cas il s’agissait bien d’arracher des populations au « paganisme ». Dès lors, si on dépasse les sectorisations habituelles, on comprend mieux le dénouement de la fameuse querelle des rites chinois et malabars. L’Église romaine pouvait-elle lutter contre des pratiques qualifiées de « superstitieuses » en Europe et les accepter en Asie ? Est-ce un hasard si les milieux augustiniens les plus exigeants à cet égard en ce qui concerne l’Europe furent aussi les principaux adversaires de l’admission des rites chinois et malabars à l’intérieur d’une pratique chrétienne orientale ?

21Cette conversion à la culture savante occidentale dans sa version religieuse, à plus forte raison voulait-on désormais la mener à bien dans les pays dits de chrétienté. C’est donc une volonté consciente – et totalitaire – d’acculturation que nous sommes conduits à identifier. Certes, la Renaissance consolida le savoir et le pouvoir des élites, grâce à l’autorité des anciens et à l’essor économique et technique. Pourtant, tout se passe comme si la culture écrite et urbaine née de la conjonction du christianisme, de l’acquis médiéval et de l’humanisme s’était alors sentie fragile et même menacée par l’océan d’une culture rurale et orale dont on aurait mieux qu’auparavant mesuré l’immensité. D’où des réactions agressives venues d’en haut et une volonté délibérée de briser un encerclement. Ainsi s’expliquent, en pays protestant comme en terre catholique, les procès des sorcières au nom d’une démonologie fabriquée par les juges et les théologiens, la lutte multiforme contre les divertissements « païens » – fêtes des fous, de l’Innocent, brandons du premier dimanche de carême, calendimaggio, parfois feux de la Saint-Jean – la poursuite des blasphémateurs et l’action vigoureuse contre des conduites morales réputées intolérables dans une civilisation chrétienne. Autant d’aspects à côté de l’enfermement des fous et des vagabonds étudié par M. Michel Foucault, non d’une remise en ordre, mais de la mise au pas d’une « société sauvage » qui n’avait pas encore été domptée.

22Cette acculturation ne fut pas seulement répression inquiète, elle fut aussi pédagogie. Une affirmation contraignante – qui n’était pas ou qui était peu médiévale – prit corps dans la mentalité des élites chrétiennes sous la forme suivante : l’ignorance religieuse est cause de damnation. Sur ce point encore Luther et saint Vincent de Paul, Calvin et saint Charles Borromée ont raisonné de façon identique. Les principaux efforts des Églises d’Occident, à partir du moment où les deux Réformes concurrentes – mais aussi solidaires – développèrent leur action sur le terrain, visèrent donc à enseigner la doctrine chrétienne aux masses, particulièrement aux paysans jusqu’alors délaissés. D’où la création d’académies et de séminaires où l’on forma un corps pastoral plus compétent et plus digne que par le passé ; d’où l’accent mis sur le prêche hebdomadaire ; d’où ces missions de l’intérieur qui, du xviie au xxe siècle, quadrillèrent l’Europe romaine ; d’où en pays protestant, mais aussi en bon nombre de diocèses catholiques – ce qu’on pourrait oublier – la multiplication des écoles ; d’où enfin la place énorme du catéchisme, dont l’imprimerie permit la diffusion. L’un de vous, mes chers collègues, comparait récemment devant moi le catéchisme au Petit livre rouge. Qu’il me permette de retenir ce rapprochement qui ne se veut pas sacrilège. Compte tenu des différences de temps et de lieux, n’a-t-on pas eu affaire dans le monde chrétien d’autrefois à un endoctrinement en quelque façon comparable – endoctrinement que le Moyen Âge n’avait pas connu, du moins sous cette forme de répétition didactique ?

23Mais comment faire basculer des centaines de millions de gens dans le camp d’une spiritualité et d’une morale austères que l’on n’avait pas, en pratique, exigées de leurs ancêtres ? Comment leur faire accepter que toute leur vie quotidienne, même la plus secrète, soit désormais pénétrée par la constante préoccupation de l’éternité ? Je répondrai à cette question par l’exemple de ce qui s’est passé en terre catholique. Mais mon hypothèse, que je me propose de vérifier bientôt, est que la pédagogie protestante, malgré des variantes, ne fut pas fondamentalement différente de celle de l’Église romaine. Donc, comment dans l’espace catholique a-t-on voulu obtenir la conversion recherchée ? Par la culpabilisation des consciences, par l’insistance obsédante sur le péché originel et les fautes quotidiennes, par l’examen de conscience poussé jusqu’au scrupule, par la menace sans cesse agitée de l’enfer, par une pastorale de la peur. Au besoin les missionnaires dramatisaient encore ce discours effrayant en prêchant la nuit, ou en tenant en main une tête de mort ou en empruntant aux acteurs ce « troisième ton » qui envoûte les foules. Cette pastorale n’était-elle que technique et artifice ? Certainement pas. À l’évidence, les prédicateurs étaient convaincus de la réalité des menaces qu’ils brandissaient. Mais cette pédagogie par la peur était dans la logique de l’action entreprise. Pour élever au-dessus d’elles-mêmes et du quotidien des populations entières d’abord soucieuses du lendemain et naturellement portées à redouter en premier lieu maladies, famines et guerres, il fallait substituer dans leur âme une crainte à une autre – c’est ce que je me propose d’étudier bientôt dans mon cours – et leur démontrer que les dangers d’ici-bas ne sont rien comparés aux périls de l’au-delà. En pays catholique, le confessionnal, cet objet « cocassement sinistre », disait Jacques Maritain, et dont la première mention date de 1516, devint le symbole de la nouvelle évangélisation. On signale dans le Dauphiné du xviie siècle un missionnaire qui déambulait de village en village avec sur son dos un confessionnal portatif.

24Il ne suffisait pas d’évoquer l’enfer pour tenir en main les masses. Ce christianisme de tous les instants n’avait de chance d’être vécu dans l’unanimité que s’il était constamment soutenu et rappelé aux esprits par l’autorité civile. Or, les Églises s’appuyant à partir de la Renaissance sur des États beaucoup plus solidement structurés qu’auparavant, les deux Réformes encadrèrent et surveillèrent les populations européennes avec une vigilance et une efficacité inconnues quelques siècles plus tôt. D’où, en nous plaçant à la hauteur de 1700, donc après de longues années d’efforts persévérants, la situation suivante : une religion présentée comme un choix personnel, une adhésion du cœur et de l’esprit, un chemin vers un salut individuel, vécue néanmoins dans une pratique apparemment unanime ou quasi unanime, et avec une ponctualité certainement jamais atteinte dans le passé. N’y avait-il pas là gageure et paradoxe ? C’est en tout cas à cette situation qualitative et quantitative que nous renvoyons par contraste quand nous utilisons actuellement le vocable « déchristianisation ». Le modèle de christianisme qui nous sert de paramètre, c’est moins le syncrétisme médiéval que la religion de l’âge classique à la fois unanimiste et austère et qui, beaucoup plus que celle du Moyen Âge, voulut au niveau des masses transformer réellement le prescrit en vécu et l’idéal de quelques-uns en vie quotidienne de tous. Et, s’il est vrai que ce modèle de christianisme est à l’arrière-plan de notre discours actuel sur la déchristianisation, alors il faut conclure que la grande christianisation de l’Europe est un fait relativement récent. Car ce sont les deux Réformes, protestante et catholique, qui ont répandu dans les campagnes où vivait l’immense majorité de la population le type de religion et de pratique religieuse qui nous sert de référence pour apprécier la situation présente.

25Ce n’est pas un hasard si cette référence nous est inconsciemment familière et fait partie de notre sens commun. En l’utilisant, nous marquons la proximité dans le temps de la religion de l’âge classique ; nous signifions aussi l’importance des résultats acquis au cours du long processus d’acculturation que j’évoquais tout à l’heure et dont les effets sont loin d’être épuisés aujourd’hui. Dans l’histoire antérieure de l’humanité avait-on assisté à un phénomène d’une telle ampleur et d’une telle profondeur ? Préparée par la lente imprégnation médiévale, la conversion de millions de gens à la spiritualité exigeante et à la pratique de l’élite religieuse constitua une transformation considérable de la psychologie des masses au bénéfice d’une culture écrite, d’un message fondé sur un Livre et d’un enseignement de plus en plus appuyé sur l’imprimerie. Or, ce mouvement qui semblait s’exténuer vers 1750 retrouva en réalité un nouveau souffle dès la fin du siècle des Lumières. En dépit de difficultés croissantes, les Églises, à la veille de la Révolution et tout au long du xixe siècle, continuèrent en Europe et élargirent outre-mer leur action d’acculturation religieuse grâce à une série de nouveaux efforts, dont il faut toutefois préciser qu’ils furent tous conçus et vécus à l’intérieur du cadre tracé par les deux Réformes du xvie siècle. Identifier cette continuité et ces renouveaux périodiques, c’est s’écarter d’un schéma linéaire trop simple qui fait commencer au xviiie siècle une décadence uniformément accélérée des confessions chrétiennes.

26À ce rectificatif je voudrais ajouter une seconde remarque. L’acculturation chrétienne s’est opérée par la culpabilisation et, certes, l’hypertrophie du surmoi n’a pas manqué de désorganiser telle ou telle âme trop scrupuleuse. Mais qu’en a-t-il été au niveau de la civilisation occidentale envisagée globalement ? Une réflexion historique sur ce problème me conduit à rejoindre certaines considérations de Carl G. Jung. Pour l’ancien disciple de Freud, devenu son adversaire, conscience et civilisation sont liées. La prise de conscience est créatrice de culture. Par un mouvement profond, presque prométhéen, l’humanité tend à émerger de l’inconscient. C’est l’homme conscient qui conquiert la terre. Or, de toute évidence, l’action des deux Réformes a créé, d’une façon massive et à un degré jamais atteint auparavant, un surplus de conscience, un développement considérable du sentiment de la responsabilité. Carl G. Jung écrivait : « Rien n’est plus propre à provoquer conscience et éveil qu’un désaccord avec soi-même. On ne pourrait imaginer absolument aucun autre moyen plus efficace pour faire sortir toute l’humanité de l’état de demi-sommeil sans responsabilité et sans péché pour la conduire à un état de consciente responsabilité ». Si Carl G. Jung a raison, la culpabilisation par le christianisme aurait été bénéfique à la civilisation occidentale.

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27Souligner les aspects quantitatifs de l’acculturation réalisée par les deux Réformes ne saurait conduire à négliger le décalage qui, bien évidemment, a existé entre les ambitions pastorales et les résultats sur le terrain. L’unanimité théorique a caché une réalité complexe : ce que je voudrais souligner dans cette dernière partie de mon exposé. Il nous manque une histoire de l’« hypocrisie » dans la société d’autrefois. Au xviiie siècle, les courtisanes madrilènes, à l’approche de Pâques, vendaient à leurs clients des billets de confession leur permettant d’effectuer la communion annuelle réglementaire. Ce comportement caricatural en laisse soupçonner d’autres moins voyants qu’il faudrait mettre en lumière. Mais je voudrais d’abord souligner que, sous l’Ancien Régime, une minorité, certes, mais une minorité tout de même assez importante de personnes « délocalisées » – je reprends l’expression de M. Maurice Le Lannou – échappaient à l’encadrement paroissial sur lequel reposait tout le système religieux, catholique ou protestant. Je songe aux différentes catégories de « gens du voyage » – colporteurs, comédiens ambulants, soldats, marins, bergers, émigrants – et plus encore à tous ceux que les à-coups de la conjoncture précipitaient au-dessous du seuil de la pauvreté et qui, momentanément ou définitivement, devenaient des mendiants, et souvent des errants. Réputés dangereux, pratiquement rejetés hors des cadres sociaux, ces déracinés ont toujours été nombreux dans les villes et sur les routes d’autrefois, avec une inflation de leur masse lors des crises. À Lyon, en 1789-1790, ils auraient été 20 ou 25 000 sur 150 000 habitants. Or, les autorités savaient que ce sous-prolétariat vivait quasiment en marge du christianisme. Les échevins de Bruges constataient en 1517 la présence dans leur cité d’une « grante multitude de povres gens... non sachans les articles de la foy ni les comandements de Dieu..., mendiants... parmi la ville et à l’environ, menant avecq eulx grand nombre d’enfants, lesquelz ils laissent croître en toute malice et nicheté [stupidité], en ignorance de la foy catholique ». Cent ans plus tard, un bourgeois de Paris proposait à Louis XIII l’enfermement des pauvres du royaume grâce auquel on assurerait le « salut de plusieurs millions d’âme qui se perdent à faulte d’être instruictes en la crainte de Dieu ».

28La conviction des dirigeants qu’on ne se sauve pas dans l’ignorance impliquait qu’on multipliât les écoles. Car on retient mieux un catéchisme qu’on a pu lire, voire recopier soi-même. Et, certes, l’Europe des xvie-xviiie siècles a connu beaucoup plus d’écoles que celle du Moyen Âge. Pourtant, en France, à la fin de l’Ancien Régime, 53 % des hommes et 73 % des femmes restaient analphabètes. En 1866, ils étaient encore respectivement 35 et 42 %. De là deux conséquences historiques importantes, s’agissant d’un modèle de christianisme qui avait partie liée avec l’instruction et le catéchisme : d’une part, ce n’est pas un hasard si, dans l’Occident d’aujourd’hui, c’est globalement dans les milieux cultivés et héritiers de la culture écrite d’autrefois que la fidélité religieuse paraît le mieux résister aux secousses – une relation essentielle liant ainsi la christianisation plus à l’instruction qu’à la richesse, bien que ces deux facteurs aient été partiellement liés entre eux ; d’autre part, les ruraux les plus défavorisés qui, avec l’essor industriel, quittèrent au xixe siècle des campagnes surpeuplées représentaient l’élément le moins catéchisé de l’Europe d’autrefois, celui qui était resté en marge de l’univers de la lecture et à plus forte raison de l’écriture. Transplantés brutalement dans des banlieues sans paroisse d’accueil, ils oublièrent rapidement leur peu de savoir religieux. L’Église n’a donc pas perdu la classe ouvrière. Elle ne l’avait jamais sérieusement atteinte.

29Il faut aussi s’interroger sur les résultats de la lutte menée par les confessions chrétiennes contre la « superstition », ce concept ecclésiastique désignant autrefois un ensemble de croyances et de pratiques non avalisées par les autorités et toutes motivées par des soucis terrestres. Plusieurs historiens pensent actuellement que le catholicisme tridentin, dans la mesure où il a durci son action contre la superstition, a favorisé à terme la déchristianisation en désincarnant la vie religieuse et en la coupant du sol dans lequel elle aurait dû normalement s’enraciner. J’expose cette opinion intéressante sans prendre parti pour l’instant à son sujet, en faisant toutefois remarquer que si l’on présente cette analyse à propos du catholicisme il faut a fortiori l’appliquer au protestantisme. Mais, dans quelle mesure, au niveau du quotidien, une religion qui se voulait de plus en plus spiritualisée et orientée vers le salut dans l’au-delà a-t-elle détruit la religion magique ? Des enquêtes récentes ou en cours révèlent que, même en pays protestant – en Allemagne, en Angleterre, dans les Cévennes, etc. – la culture pourchassée parvint souvent à se maintenir en s’enfouissant profondément et en cherchant par des camouflages à échapper au regard des responsables de la foi. Quant à l’Église romaine, il est trop clair que, localement, elle accepta de nombreux compromis, plus visibles en Espagne et en Italie qu’en France ou en Allemagne, et plus évidents dans les campagnes que dans les villes. De sorte que le clivage entre la religion en esprit conforme au modèle des élites et la continuation du syncrétisme médiéval a passé, non entre pays protestants et pays catholiques, mais à l’intérieur des territoires respectifs de chaque confession. Il vaut la peine de remarquer que la Révolution française et l’école de la IIIe République ont continué en France le combat contre les pratiques superstitieuses que les deux Réformes avaient cru devoir mener. La situation présente prouve l’échec partiel de ces offensives en chaîne puisque nous assistons au retour en force d’un néo-magisme qui a résisté aux religions et à la science.

30Cette survie incite à enquêter de façon plus étendue sur les comportements collectifs de résistance à l’action des deux Réformes dans le temps même où chacune paraissait maîtresse sur son propre terrain. Le niveau envisagé ici n’étant pas celui des formulations intellectuelles, attendons-nous à rencontrer des oppositions plus vécues que conscientes, plus ponctuelles que continues, plus passives qu’agressives qui ne sont pas celles que l’historiographie a coutume d’identifier. Il n’est pas douteux par exemple que le catholicisme tridentin et la Réforme protestante ont cherché à moraliser la vie quotidienne, à purifier le langage – songeons à la préciosité – et surtout à faire entrer l’activité sexuelle dans un cadre strict. D’où une certaine « désexualisation » de la société occidentale à l’âge classique qui n’est pas sans points communs avec celle que l’on constate dans la Chine actuelle. On se mariait tard et néanmoins, pendant assez longtemps, les conceptions prénuptiales et les naissances illégitimes ont été rares. Statistiquement parlant, ainsi en France entre 1650 et 1750, les exigences de l’Église semblent avoir été suivies en ce domaine avec une obéissance qui traduit, au moins dans une certaine mesure, l’impact de l’action entreprise par le nouveau clergé. Mais on aurait tort d’accorder un crédit total aux chiffres. M. Jean-Louis Flandrin a raison d’écrire que « la chasteté ne se met pas en statistiques ». Les registres paroissiaux, dont on a comptabilisé les indications, ne peuvent rien nous dire sur les adultères clandestins avec des femmes mariées ni sur la masturbation. Si, en revanche, les manuels de confesseurs et divers autres textes insistent sur les pratiques solitaires, c’est que tous les jeunes gens ne sublimaient pas leur libido jusqu’à vingt-six ou vingt-huit ans. En outre – et ceci me paraît essentiel – le sens du péché du curé de paroisse était-il celui de la majeure partie de son troupeau ? Enfin, qu’avouait-on en confession ? Il nous manque une histoire de la confession auriculaire, envisagée non comme démarche personnelle et libre, mais sous l’angle de la réception par le public de ce qui me paraît avoir toujours été ressenti, à l’étage collectif, comme une contrainte. Des indications convergentes venant des journaux de curés, des manuels de confesseurs, des récits de missions, des statuts synodaux, etc., laissent sur l’impression que le catholique quelconque d’autrefois n’allait se confesser que parce qu’il y était obligé et qu’en outre il éprouvait de la répugnance à avouer ses fautes à son curé, celui-ci et son paroissien se connaissant trop bien.

31Dans une large enquête sur les attitudes de résistance à la religion obligatoire d’autrefois – attitudes qui, me semble-t-il, ont été jusqu’à présent sous-évaluées – il convient encore d’interroger les listes de proverbes, les chansons, les catalogues de jurons et blasphèmes (notamment en Italie, en Espagne et au Québec), les procès devant les officialités en même temps que les édits et traités de police qui visaient à réglementer les pèlerinages, les processions, le jeûne du carême, l’arrêt du travail les dimanches et jours de fêtes. Une telle investigation ne peut que faire voler en éclats l’apparente unanimité religieuse d’autrefois. Beaucoup de gens cherchaient en réalité à s’évader, concrètement sinon consciemment, du cadre strict imposé conjointement par l’Église et par l’État. Et, parfois, le temps de lancer un blasphème, ils passaient à un refus violent mais bref qu’ils oubliaient ensuite. Gabriel Le Bras avait encore aperçu que l’opposition, si vive en France au xixe siècle et au début du xxe, entre l’église paroissiale et le cabaret existait bien avant la Révolution et que les curés n’avaient pas toujours gain de cause lorsqu’ils voulaient imposer la fermeture des estaminets durant les offices. Enfin, des missionnaires de l’intérieur, aux xviie et xviiie siècles, mentionnent des localités, voire des régions, en particulier dans les pays de vignobles et le long des fleuves, où les populations, disent-ils, font preuve d’esprit « républicain », c’est-à-dire d’indifférence religieuse, ou même d’hostilité. Ces indications et d’autres de ce type n’invitent-elles pas à tenter une histoire et une géographie de l’anticléricalisme d’autrefois – un anticléricalisme qui, au-delà de l’institution ecclésiastique, visait, en fait sinon en intention avouée, le dogme et la morale officiels ?

32En somme, il est certain que la christianisation intensive menée sur de nouvelles bases à partir du xvie siècle a obtenu des résultats impressionnants en qualité et en quantité. Mais comment nier qu’elle a camouflé sous le vernis de l’obligation et du conformisme une grande diversité de comportements allant de la piété à l’indifférence, voire à l’hostilité ? Si les analyses précédentes contiennent quelque vérité, lorsque nous comparons la situation religieuse actuelle à celle de l’Ancien Régime nous mettons sur le même plan des situations qui ne sont pas réellement comparables, celle d’aujourd’hui s’exprimant en termes de liberté et de personnes, celle d’autrefois en termes d’autorité et de masses. Sous cet angle, la déchristianisation est la disparition en Occident d’un système politico-religieux qui comportait une foi obligatoire pour tous et des gestes auxquels on ne devait pas, en principe, se soustraire.

33Toutefois, la déchristianisation est évidemment plus que cela. Deux séries de faits, l’une et l’autre apparentes dès avant la Révolution, doivent alors retenir l’attention de l’historien. D’abord catéchistes et catéchisés, plus tôt ici, plus tard ailleurs, finirent par se lasser de la pastorale de la peur. Ce que traduit, entre autres, le fléchissement des demandes des messes pour les défunts dans les testaments du xviiie siècle étudiés par M. Michel Vovelle en Provence et M. Pierre Chaunu à Paris. Saint Charles Borromée conseillait d’utiliser le dimanche à méditer sur les fins dernières et Chateaubriand a raconté dans les Mémoires d’outre-tombe « les terreurs » que lui causa, lorsqu’il était enfant, la lecture d’un livre intitulé Les Confessions mal faites. « Des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes, écrit-il, m’annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. » Dans la mesure où l’on avait étroitement lié religion et peur de l’au-delà, l’affaiblissement de celle-ci entraîna la désaffection vis-à-vis de celle-là sinon chez Chateaubriand lui-même du moins chez beaucoup de gens.

34Voici maintenant l’autre filière d’explication, non exclusive de la précédente : les deux Réformes renforcèrent vigoureusement les structures paroissiales et valorisèrent – en droit ou en fait – l’une le curé, l’autre le pasteur. Les responsables du culte, plus instruits et plus dignes que par le passé, furent présentés comme des modèles de vertu et des professeurs de religion. Et, en outre, ils furent des notables. Les prêtres et, dans une moindre mesure, les pasteurs apparurent comme des hommes à part. Tant qu’un décalage de connaissances subsista entre les enseignants de la foi et les enseignés, le christianisme redéfini et restructuré au xvie siècle put, non seulement se maintenir, mais encore – j’ai tenté de le montrer – accroître considérablement ses positions réelles. Mais, dans la civilisation dynamique de l’Occident, le savoir laïc se développait rapidement face à une culture religieuse qui se crispa sur ses positions. De là une triple inversion des situations par rapport au Moyen Âge. D’une part, c’est de plus en plus dans le secteur laïc qu’on trouva les gens instruits ; d’autre part, la science profane conquit un espace sans cesse plus large : ce qui inquiéta les orthodoxies qui tendirent à identifier le bien avec l’immobilisme et le mal avec le changement ; enfin, la ville, d’abord mieux « équipée » religieusement que la campagne et d’où les deux Réformes avaient rayonné, marqua un détachement croissant vis-à-vis du savoir et du pouvoir des porte-parole des confessions chrétiennes. On peut détecter dès 1630-1650 les premiers signes sérieux de ce conflit, le procès de Galilée étant l’un d’entre eux. Ce mouvement s’amplifiant par la suite, la religion en vint à trouver son principal appui dans le monde rural, considéré quelques siècles plus tôt comme le conservatoire du paganisme, et à regarder avec une inquiétude grandissante la culture laïque et urbaine avec laquelle elle perdait le contact – perte de contact que prouvent notamment les inventaires de bibliothèques ecclésiastiques du xviiie siècle qu’étudie M. Jean Quéniart. Cette approche fait alors apparaître la déchristianisation comme une décléricalisation et une sécularisation.

35Pourtant cette sécularisation ne découlait-elle pas de l’esprit le plus profond du christianisme ? Il faudra un jour suivre les déplacements successifs de la frontière entre sacré et profane dans l’histoire chrétienne – s’entendant par sacré le domaine réservé où, moyennant observances et interdits, se déroulent les relations entre les hommes et le divin, et par profane l’espace situé hors de cette enceinte. Or, dès ce qui est devenu sa première page, la Bible enseigne avec éclat que ni la mer, ni la terre, ni le soleil, ni les étoiles ne sont des divinités. Le monde n’est pas Dieu, et il est donné à l’homme. En outre, le judaïsme opposa Yahvé, dieu unique et personnel, aux multiples Baal dont les autels peuplaient les campagnes de Palestine. Vint Jésus qui paraît bien avoir opéré une désacralisation fondamentale des conduites religieuses en relativisant les observances. Il rejeta l’excès des interdits du sabbat et les ablutions rituelles, subordonna à l’adoration en esprit et en vérité le privilège du temple de Jérusalem, refusa de croire aux punitions sacrales – celles de l’aveugle-né et des victimes de la tour de Siloé – proclama un salut obtenu par la charité. Dès lors, comme le note le P. Chenu, tout le profane devenait sanctifiable, sans cesser pour autant d’être profane. Saint Paul à son tour insista sur la justification, non par la Loi donc par le sacré, mais par la Foi. Enfin, les premières communautés chrétiennes ne furent pas gouvernées par une caste sacerdotale, mais par des « anciens », terme emprunté à la langue profane. Origène dira bientôt, reprenant à son compte une accusation de Celse, « Nous, chrétiens, n’avons ni temples, ni statues, ni autels », sinon au sens spirituel. Aussi a-t-on pu écrire que le christianisme a provoqué « le plus vaste et le plus radical des déplacements entre le sacré et le profane », et ce n’est sans doute pas par hasard si c’est dans l’Occident chrétien que l’homme a réussi, par la science et la technique, à prendre en main sa destinée terrestre.

36Pourtant, assumant depuis Constantin la direction d’une civilisation entière, le christianisme accepta, en des proportions variables selon les temps et les lieux, de redonner une place au sacré des temps païens – à des interdits, à des cérémonies contraignantes et à un corps sacerdotal doté de grands pouvoirs. Cette tendance à la resacralisation fut périodiquement combattue par des remises en cause dont la plus importante fut la révolution religieuse du xvie siècle dans sa version protestante surtout, mais aussi dans sa version catholique avec l’effort pour spiritualiser les sacrements et la piété collective, et pour relativiser le culte des saints. En outre, les deux Réformes consentirent à un élargissement considérable du terrain neutre échappant à leur emprise directe. Le calvinisme rejeta l’art hors du temple ; le catholicisme laissa se développer la musique profane et accepta le nu en peinture et en sculpture pourvu que ce fût à l’extérieur des églises. L’abandon du latin par le protestantisme et la multiplication en pays catholique des cantiques et des ouvrages religieux en langue vulgaire marquèrent un recul de la langue sacrée du Moyen Âge occidental. Quant à l’esprit critique dont l’essor permit ensuite l’accès à la science, il fut, sinon exclusivement du moins notamment, un produit du christianisme réfléchissant sur son histoire : philologie humaniste revenant à la Bible et aux Pères de l’Église en enjambant la scolastique ; contestations protestantes, de Luther à Bayle ; érudition exigeante des bollandistes et des mauristes. D’où les études actuelles sur les origines chrétiennes des Lumières. Mais, pour avoir voulu se réserver un espace privilégié, le christianisme entra en conflit à l’époque moderne avec une sécularisation culturelle que son dynamisme le plus profond avait pourtant contribué à créer.

37Le bilan n’est donc pas simple : rapportée à l’état antérieur de « chrétienté » – celui de l’âge classique – la déchristianisation apparaît d’abord et surtout comme un phénomène quantitatif – la déflation du nombre des « pratiquants », une fois révolu le temps des obligations, des conformismes et même, de plus en plus maintenant, celui du christianisme héréditaire. Elle se révèle aussi comme l’effacement d’une religion de la peur, et enfin comme une décléricalisation et une sécularisation. Doit-on outrepasser ce constat et conclure à la mort prochaine du christianisme ? La déchristianisation est-elle finalement plus et autre chose que le dépérissement d’un modèle de christianisme qu’un autre est peut-être déjà en train de remplacer sous nos yeux ? L’historien ne saurait sans abus hypothéquer l’avenir. Se défiant des simplifications, il lui appartient plutôt de le libérer.

NOTES DE FIN

i Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic: studies in popular beliefs in sixteenth and- and seventeenth-century England, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1971 ; New York, Scribner, 1971 ; Londres, Penguin, 1973.

ii Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation. Les attitudes devant la mort en Provence au xviiie siècle, Paris, Plon, coll. « Civilisations et mentalités », 1973.