Textes

Cohen Livre de ma mère

 

Amour de ma mère. Jamais plus je n'aurai auprès de moi un être parfaitement bon. Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants ? Que je suis étonné sur cette terre. Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux ? Pourquoi adorent-ils se venger, dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir les pauvres ? Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c'est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite mal, d'une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance c'est à dire sans danger ? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d'être méchants pour qu'on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu'on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir ? Chien endormi n'a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l'agréable cercueil. Comme j'aimerais pouvoir ôter, tel l'édenté son dentier qu'il met dans un verre d'eau près du lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon coeur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon coeur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes, tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus.

 

II

Ce que les morts ont de terrible, c'est qu'ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir sa présence auprès de moi, forme auguste de la mort, forme allant lentement auprès de moi, royalement allant, protectrice encore qu'indifférente et effrayamment calme, ombre triste, ombre aimante et lointaine, calme plus que triste, étrangère plus que calme.

 

III

Elle n’avait aucun sens de l’ordre et croyait avoir beaucoup d’ordre. Lors d’une de mes visites à Marseille, je lui achetai un dossier alphabétique, lui en expliquant les mystères et que les factures de gaz devaient se mettre sous la lettre G. Elle m’écouta avec une sincérité passionnée et se mit ardemment à classer. Quelques mois plus tard, lors d’une autre visite, je m’aperçus que les factures du gaz étaient sous Z. « Parce que c’est plus commode pour moi, m’expliqua-t-elle, je me rappelle mieux. » Les quittances du loyer n’étaient plus sous L mais avaient émigré sous Y. « Mon enfant, il faut bien mettre quelques chose dans cet Y et d’ailleurs n’y a-t-il pas un Y dans loyer ? » Peu à peu, elle revint à l’ancienne méthode de classement : les feuilles d’impôt retournèrent dans la cheminée, les quittances de loyer sous le bicarbonate de soude, les factures d’électricité à côté de l’eau de Cologne, les comptes de banque dans une enveloppe marquée « Assurance contre l’Incendie » et les ordonnances de médecin dans le pavillon du vieux gramophone. Comme je faisais allusion à ce désordre revenu, elle eut un sourire d’enfant coupable. « Tout cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. Mais si tu veux, je recommencerai à classer. » Je t’envoie un baiser dans la nuit, toi à travers les étoiles

 

IV

Dans ma chambre, me voici, un de l'humaine nation, scandalisé par l'universelle mort, stérilement interrogeant. Me voici, sans cesse demandant ma mère, la demandant à Rien. Me voici, l'homme nu, abandonné, stupéfait, un homme pâle qui veut comprendre, me voici, transpirant et respirant avec peine car je n'y comprends rien à mon humaine aventure, ayant mal dans cette respiration difficile mais qui veut tristement continuer et qui, entre l'inspiration et l'expiration, contient toujours ma mère venant lourdement vers moi. Chaque respiration de moi est une mort qui veut vivre, un désespoir qui fait semblant d'espérer. Me voici, devant la glace, follement dans mon malheur aspirant à quelque bonheur, tristement me grattant de douleur quoique pétrifié, machinalement trainant mes ongles sur ma poitrine nue, souriant et faible devant ma glace où je cherche mon enfance et ma mère, ma glace qui me tient froidement compagnie, et dans laquelle je sais, souriant, que je suis perdu, perdu sans ma mère. Je suis là, devant la glace, fenêtre sur la mort, faisant des noeuds à cette ficelle saisie au hasard et qui me tient compagnie, la tirant, la renouant, la compliquant machinalement, la rompant nerveusement, tout en sueur et bégayant des mots gais pour essayer de vivre. O fil rompu de mon destin. Devant cette glace que j'interroge, je ne peux pas comprendre que ma mère ne soit plus, puisqu'elle a été.