A Cohen Belle du Seigneur

 

I (fin)

 

De retour dans la chambre, il s'étendit sur le lit, huma l'eau de Cologne cependant que du salon montaient les Scènes d'enfants de Schumann. Joue, ma belle, joue, tu ne sais pas ce qui t'attend, murmura-r-il, et il se leva brusquement. Vite, le déguisement.

Il endossa l'antique manteau déteint, si long qu'il descendait jusqu'aux chevilles et recouvrait les bottes. Il se coiffa ensuite de la misérable toque de fourrure, l'enfonça pour dissimuler les cheveux, noirs serpenteaux. Devant la psyché, il approuva le minable accoutrement. Mais le plus important restait à faire. Il enduisit les nobles joues d'une sorte de vernis, appliqua la barbe blanche, puis découpa deux bandes de sparadrap noir, les plaqua sur ses dents de devant, à l'exception d'une à gauche et d'une à droite, ce qui lui fit une bouche vide où luisaient deux canines.

Dans la pénombre, il se salua en hébreu dans la glace. Il était un vieux Juif maintenant, pauvre et laid, non dépourvu de dignité. Après tout, ainsi serait-il plus tard. Si pas déjà enterré et pourrissant, plus de beau Solal dans vingt ans. Immobile soudain, il écouta. Des bruits de pas dans l'escalier, puis l'air de Chérubin. Voi che sapete che cosa è amor. Oui, chérie, je sais ce qu'est amour, dit-il. S'emparant de la valise, il s'élança, se dissimula derrière les lourds rideaux de velours.

II

 

Entrée en fredonnant l'air de Mozart, elle s'approcha de la psyché, baisa sur la glace l'image de ses lèvres, s'y contempla. Après un soupir, elle alla s'étendre sur le lit, ouvvrit le livre de Bergson, le feuilleta tout en dégustant des fondants au chocolat. Après quoi, elle se leva et se dirigea vers la salle de bains attenante à a chambre.

Grondement des eaux, divers petits rires, gazouillis incompréhensibles, puis un silence, suivi du choc d'un corps brusquement immergé, puis la voix aux inflexions dorées. Les rideaux écartés, il s'approcha de la porte enrrebâillée de la salle de bains, écouta.

- J'adore l'eau ttop chaude, attends chérie attends, on va en faire couler juste un filet pour que le bain devienne brûlant sans qu'on s'en aperçoive, quand je suis gênée il paraît que je louche un peu pendant quelques secondes mais c'est charmant, la Joconde a une tête de femme de ménage, je ne comprends pas pourquoi on fait tant de chichis pour cette bonne femme, est-ce que je vous dérange madame ? mais non pas du tout monsieur, seulement tournez-vous parce que je ne suis pas très visible en ce moment, à qui ai-je l'honneur monsieur? je m'appelle Amundsen madame, vous êtes norvégien je suppose? oui, madame, très bien très bien j'aime beaucoup la Norvège, y êtes-vous allée madame? non mais je suis très attirée par votre pays, les fjords les aurores boréales les phoques débonnaires et puis j'ai bu de l'huile de foie de morue dans mon enfance elle venait des îles Lofoten j'aimais beaucoup l'étiquette de la bouteille, et votre prénom monsieur c'est quoi? Éric madame, moi c'est Ariane, est-ce que vous êtes marié monsieur ? oui madame j'ai six enfants dont un petit nègre, très bien monsieur mes complïments à votre femme et est-ce que vous aimez les bêtes? certainement madame, alors nous nous entendrons monsieur, avez-vous lu le livre de Grey Owl ? c'est un métis indien du Canada un homme admirable qui a voué sa vie à la nation castor je vous enverrai son lïvre je suis sûre que vous l'aimerez, mais les Canadiens blancs je les déteste à cause de leur chanson vous savez alouette gentille alouette alouette je te plumerai, dire gentille alouette et tout de suite après je te plumerai c'est révoltant, et de plus ils disent je te ploumerai ce qui est ignoble, ils sont fiers de cette sale chanson c'est presque leur chanson nationale, je demanderai au roi d'Angleterre qu'il l'interdise, oui oui le roi fait tout ce que je veux il est très gentil avec moi, je lui demanderai aussi de créer une grande réserve de castors, est-ce que vous faites partie de la Société protectrice des animaux ? hélas non madame, c'est regrettable en effet monsieur eh bien je vous enverrai un bulletin d'adhésion, moi j'en suis membre bienfaiteur depuis mon enfance j'avais exigé qu'on m'en mette, dans mon testament j'ai légué des sommes d'argent à la Société protectrice des animaux, puisque vous insistez je vous dirai Éric mais restez tourné s'il vous plaît, prénom oui familiarité non, attention ne pas enlever la croûte parce que après ça saigne, je suis tombée l'autre jour et je me suis fait une écorchure au genou alors ça a fait une petite croûte de sang séché et il faut que je me surveille pour ne pas l'enlever, c'est exquis de l'enlever mais alors ça saigne et puis la croûte se reforme et je l'arrache de nouveau, quand j'étais petite j'arrachais la croûte tout le temps c'était délïcieux mais aujourd'hui défense d'arracher, oh ce n'est pas laid c'est une toute petite croûte de rien du cour qui ne défigure pas mon genou, quand je serai habillée je vous la montrerai, et est-ce que vous aimez les chats? oui madame je les adore, j'en étais sûre Éric, quelqu'un de bien ne peut pas ne pas les aimer, je vous montrerai une photo de ma petite chatte vous verrez comme elle était exquise, Mousson elle s'appelait, un joli nom, n'est-ce pas ? c'est moi qui l'ai trouvé il m'est venu subitement quand on me l'a apportée, elle avait deux mois des yeux bleus angélïques toute mousseuse sage comme une image les yeux levés vers moi, je lui ai donné mon cœur tout de suite, hélas non Éric elle n'est plus de ce monde, on a dû l'opérer et la pauvre petite n'a pas supporté l'anesthésie parce qu'elle avait une lésion au coeur, elle est morte dans mes bras après un regard vers moi un dernier regard de ses beaux yeux bleus, oui dans la fleur de l'âge, elle n'avait que deux ans, elle n'a même pas connu les joies de la maternité, c'est d'ailleurs parce qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfants que j'avais après bien des scrupules accepté de la faire opérer, je me le reproche souvent, c'est depuis peu que j'ai le courage de regarder ses photographies, c'est affreux n'est-ce pas qu'à la longue on puisse souffrir moins du départ d'un être que l'on a profondément aimé, elle a été pour moi une amie incomparable, c'était une âme d'élite d'une déücaresse de sentiments, et si parfaitement bien élevée, par exemple lorsqu'elle avait faim elle courait vers le frigidaire de la cuisine pour me faire comprendre que l'heure de son repas était arrivée puis elle revenait vite au salon me demander si gentiment à manger avec tant de grâce mon Dieu elle me suppliait polïment elle ouvrait et refermait sa petite gueule rose sans nul bruit sans nul miaulement c'était une supplïque délïcate si courtoise, oui une aimable compagne une amie incomparable, quand je me baignais elle venait sur le rebord de la baignoire pour me tenir compagnie, quelquefois on jouait je sortais mon pied et elle essayait de l'attraper, je ne veux plus en parler c'est trop douloureux, demain si vous voulez bien Éric nous irons ensemble voir mon écureuil, il me donne du souci il avait une expression si triste hier, il est touchant quand il sort sa petite litière pour l'aérer au soleil ou bien quand il épluche ses noisettes, je les lui donne toujours sans la coque pour qu'il ne risque pas de se casser les dents, Éric voulez-vous que je vous dise mon rêve ? oh oui madame cela me ferait grand plaisir madame, eh bien mon rêve serait d'avoir une grande propriété où j'aurais toutes sortes de bêtes, d'abord un bébé lion avec de grosses pattes pelotes des pattes boulouboulou que je toucherais tout le temps et quand il serait grand il ne me ferait jamais de mal, le tout c'est de les aimer, et puis j'aurais un éléphant un grand-père exquis, si j'avais un éléphant ça ne m'ennuierait pas de faire des courses même d'acheter des légumes au marché il me porterait sur son dos et avec sa trompe il me passerait les légumes je mettrais l'argent dans sa trompe pour qu'il paye la marchande, et puis j'aurais des castors dans ma propriété je leur ferais faire une rivière rien que pour eux et ils construiraient leur maison en paix, c'est triste de penser qu'ils sont en voie de disparition cela m'angoisse le soir lorsque je me couche, les femmes qui portent des fourrures de castor méritent la prison vous ne trouvez pas ? oh oui madame absolument, c'est agréable de causer avec vous Éric nous sommes d'accord sur tout, et puis des koalas aussi j'aurais, ils ont un petit nez tellement chou, malheureusement ils ne peuvent vivre qu'en Australie parce qu'ils ne se nourrissent que de feuilles d'un eucalyptus spécial, autrement j'en aurais déjà fait venir un couple, voilà moi j'aime toutes les bêtes même celles que les gens trouvent laides, quand j'étais petite chez ma tante j'avais une chouette chevêche apprivoisée si aimante une charmante petite âme, elle se réveillait au coucher du soleil et vite elle venait se percher sur mon épaule, pour me regarder elle faisait pivoter sa tête sans que son corps bouge, ou plutôt bougeât je crois, elle me contemplait fixement avec ses beaux yeux dorés et puis tout à coup elle venait encore plus près et elle me donnait un baiser avec son nez rentré de vieux notaire, une nuit que je n'arrivais pas à dormir j'ai voulu aller bavarder un peu avec elle et je ne l'ai pas trouvée dans la petite hutte que je lui avais arrangée au grenier, j'ai passé une nuit terrible dans le jardin à l'appeler par son nom, Magali, Magali ! hélas je ne l'ai pas trouvée, je suis sûre qu'elle ne m'a pas quittée de son propre mouvement parce qu'elle m'était très attachée, c'est sûrement un rapace qui me l'a enlevée, enfin elle ne souffre plus maintenant, pourvu qu'on ne m'enterre pas vivante, j'ai peur de ça, des bruits de pas au-dessus de ma tombe les pas se rapprochent je crie dans mon cercueil j'appelle au secours je tâche de défoncer le couvercle, les pas s'éloignent les vivants ne m'ont pas entendue et moi j'étouffe, mais non je n'étouffe pas je suis dans mon bain, oh oui j'aime toutes les bêtes, les crapauds par exemple sont émouvants, le chant du crapaud la nuit lorsque tout est calme c'est une noble tristesse une solitude, lorsque j'en entends un la nuit mon coeur se serre de nostalgie, l'autre jour j'en ai ramassé un qui avait une patte écrasée pauvre chou il se traînait sur la route, je lui ai badigeonné la patte avec de la teinture d'iode, quand je la lui ai bandée avec un pansement il s'est laissé faire parce qu'il comprenait que je le soignais, son pauvre petit coeur qui battait fort et il n'a même pas ouvert les yeux tellement il était éreinté, dis-moi quelque chose crapaud, allons mon chéri fais-moi risette, il n'a pas bougé mais il a relevé sa paupière et il m'a lancé un regard si beau comme pour me dire je sais que vous êtes une amie, après je l'ai mis dans un carton avec du coton rose pour qu'il se sente dans une ambiance accueillante, et puis je l'ai caché à la cave pour que la Deume ne s'en aperçoive pas, il va mieux Dieu merci et il s'en tirera sûrement, je sens que je m'attache toujours plus à lui, quand je descends à la cave pour refaire son pansement, il a une si belle expression de reconnaissance, oh dans le jardin ce vieux pavillon qui ne sert à personne, je vais le transformer j'en ferai mon domaine à moi où j'irai réfléchir, j'y mettrai mon crapaud jusqu'à ce qu'il soit guéri, ainsi il passera sa convalescence dans un cadre plus gai peut-être qu'il s'attachera tellement à moi qu'il ne voudra plus me quitter, maintenant un gros mot mais que je ne dis pas à haute voix, j'ai froid fais couler de l'eau chaude s'il te plaît, ça suffit merci, c'est bien que j'aie fait mettre ces rideaux épais dans ma chambre, on peut mieux croire aux histoires qu'on se raconte, mon ermite il est plus vrai quand il fait sombre, c'est une gaffe d'avoir fait mettre mon armoire ici dans la salle de bains ça va abîmer mes robes, dès demain la faire remettre dans ma chambre bon c'est réglé, oui devenir une romancière célèbre on me suppliera d'aller signer mes livres à des ventes de bienfaisance mais je refuserai ce n'est pas mon genre, mes jambes sont exquises les autres femmes sont toutes poilues toutes un peu singesses mais moi oh moi plus lisse qu'une statue oui ma chérie tu es très belle, et mes dents donc, imaginez-vous Éric que mon dentiste trouve que j'ai des dents merveilleuses, chaque fois que j'y vais il me dit madame c'est extraordinaire il n'y a jamais rien à faire à vos dents elles sont impeccables, alors vous voyez votre privilège mon cher ? seulement voilà je ne suis pas heureuse, heureusement qu'on fait chambre à part, mais le matin je l'entends quand il se lève il siffle la Brabançonne, les Auble c'est la grande aristocratie genevoise et me voilà maintenant dans une famille de petits bourgeois, oui vous avez raison Éric je suis très bien faite, mes yeux sont piqués d'or vous avez remarqué ? tout le reste est parfait joues mates ambrées voix délicieuse front pas populaire nez un peu grand mais vraiment très beau, visage honnête et non fardé et puis terriblement élégante, c'est affreux d'être tout le temps une grande personne, tout à l'heure j'irai prendre mes bêtes ça me fera du bien, quand on se connaîtra mieux je vous les montrerai, il y a des moutons des canetons un chaton en velours vert mais il est malade il a une perte de sciure des ours blancs des vaches en bois des ours pas blancs des chiens en verre filé des petits godets en papier ondulé vous savez pour les petits fours c'est pour le bain de mes ours, soixante-sept bêtes en tout je les ai comptées, le grand ours c'est le roi mais à vous je peux bien le dire le vrai roi le roi secret c'est le petit éléphant qui a perdu une patte, sa femme c'est le canard, le prince héritier c'est mon petit bouledogue taille-crayon qui dore dans la coquille Saint-Jacques on dirait un détective anglais, enfin c'est des histoires de crétine, maintenant allez-vous-en s'il vous plaît parce que je vais sortir de mon bain et je ne tiens pas à être vue, au revoir Éric, entre nous soit dit vous êtes un peu idiot vous ne savez que dire oui madame, donc filez jeune crétin, je vais m'habiller somptueusement pour mon propre et privé plaisir.

De nouveau dissimulé derrière les rideaux, il l'admira lorsqu'elle apparut, haute et de merveilleux visage, incroyablement bien construite, en noble robe du soir. Suivie par une traîne onduleuse, elle se promena orgueilleusement, lançant de temps à autre des regards furtifs vers la glace.

- La plus belle femme du monde, déclara-t-elle, et elle s'approcha de la glace, s'y décerna une tendre moue, s'y considéra longuement, la bouche entrouverte, ce qui lui donna un air étonné et même légèrement imbécile. Oui, tout est terriblement beau, conclut-elle. Le nez peut-être un peu fort, non ? Non, pas du tout. Juste bien. L'Himalaya maintenant. Allons mettre notre chapeau secret tibétain.

Revenue de la salle de bains, coiffée d'un béret écossais qui s'accordait peu avec la robe du soir, elle arpenta la chambre du pas sûr et pesant des alpinistes expérimentés.

- Voilà, je suis sur les chères montagnes maternelles de l'Himalaya, je gravis les hauteurs du pays de la nuit sans humains où les derniers dieux se tiennent sur des cimes entourées de vents effroyables. Oui, l'Himalaya c'est ma patrie. Om mani padme houm ! Ô le joyau dans le lotus ! C'est notre formule religieuse à nous autres, Tibétaines bouddhistes. Voilà, maintenant je suis arrivée au lac Yamirok ou Yamrok, le plus grand lac du Tibet ! Victoire aux dieux ! Lhai gyalo ! Maintenant, inclinons-nous un peu devant ces drapeaux de prière ! Oh là là, je suis tout essoufflée, six heures de marche dans cet air raréfié, je n'en peux plus! Et puis, l'embêtant d'être une Tibétaine, c'est qu'on a plusieurs maris. Moi j'en ai quatre, ce qui fait quatre gargarismes le soir, quatre ronflements la nuit et quatre hymnes nationaux tibétains le matin. Je vais répudier mes maris un de ces jours. Oh, comme je suis mal dans ma peau.

Elle déambula, les bras croisés, les mains aux épaules, se berçant d'une mélopée lugubre, trouvant plaisir à en accentuer l'idiotie, essayant une marche niaise, les pieds en dedans. Devant la glace, elle s'arrêta et fit la gâteuse, les yeux ronds, la bouche grande ouverte, la langue pendante, les pieds toujours en dedans. Vengée d'elle-même, elle sourit, redevint belle, remisa le béret écossais, s'étendit sur le lit, ferma les yeux, rêvassa.

- Oui, me calmer avec mon truc, voilà je me lance avec une force terrible contre le mur et dzin et dzan, très bien, encore plus fort, à toute vitesse contre le mur, comme un obus, dzan, très bien, ma tête est un peu fêlée, ça fait du bien, très agréable, ça va mieux, chic, personne dans la maison, libre jusqu'à ce soir, je me demande si mon crapaud sera bientôt rétabli, ça n'allait pas ce matin, oui lui remettre de la teinture d'iode, pauvre chouquet si gentil si patient, il ne se plaint pas, pourtant ça doit le brûler, que veux-tu mon chéri c'est pour ton bien que je te mets la vilaine teinture d'iode, il est si faible encore, je lui donnerai quelque chose de fortifiant à manger, je le prendrai avec moi au jardin après ma sieste, tu verras comme tu seras content, on prendra le thé ensemble, on piqueniquera sur l'herbe, ou bien être une dompteuse de tigres formidable, j'entre en bottes dans la cage un coup de fouet magistral les yeux dominateurs lançant des flammes et les douze tigres épouvantés reculent en rougissant pardon en rugissant et puis bref des applaudissements fantastiques, ou plutôt un chef d'orchestre sublime et tout le monde m'applaudit et moi je ne salue même pas je reste immobile un peu dédaigneuse et puis je m'en vais d'un air désabusé, seulement c'est pas vrai, quand j'avais dix onze ans je devais me lever à sept heures pour être à l'école à huit heures mais je mettais le réveil sur six heures pour avoir le temps de me représenter que je soignais un soldat héroïque, on va prendre deux aspirins, je les aime mieux mâles, ça me fera dormir, d'accord ? d'accord chérie, mais oui tu es ma petite chérie parfaitement, non pas besoin d'aspirins j'ai déjà sommeil, chic il fait sombre, on y voit à peine, j'adore ça je suis davantage avec moi dans la pénombre, je suis bien dans mon lit je promène mes jambes à droite à gauche dans mon lit pour bien me sentir seule sans husband sans iram, je sens que je vais dormir en robe du soir, tant pis, l'important c'est de dormir, quand on dort on n'est pas malheureux, gentil le pauvre Didi, l'autre jour tout rayonnant de m'apporter ce bracelet de diamants, mais j'ai été très bien aussi je ne lui ai pas dit que je n'aime pas les diamants, très gentil mais il me touche tout le temps c'est agaçant, moi remuante en ce moment et plus tard une immobilité dans une boîte et de la terre dessus pas moyen de respirer on étouffe, croire à l'immortalité de l'âme sapristi, bien la peine d'avoir eu un tas de pasteurs dans la famille, censément qu'il y aurait ici dans ma chambre dix koalas très mignons dormant en rond chacun dans sa corbeille leurs petites pattes en croix sur leur poitrine chacun avec son bon gros nez tellement sympathique et avant de les coucher je leur ai donné leur dîner de feuilles d'eucalyptus, je ne peux plus garder les yeux ouverts c'est le véronal de cette nuit qui agit encore j'en ai trop pris, je devrais au moins ôter mes jolis souliers de satin blanc, non tant pis, trop fatiguée trop sommeil, je peux bien les garder ils ne me gênent pas, oh assez parlé, bonne nuit chérie fais de beaux rêves.

 

III

Assise sur le bord du lit, elle grelottait dans sa robe du soir. Un fou, avec un fou dans une chambre fermée à clef, et le fou s'était emparé de la clef. Appeler au secours ? À quoi bon, personne dans la maison. Maintenant il ne parlait plus. Le dos tourné, debout devant la psyché, il s'y considérait dans son long manteau et sa coque enfoncée jusqu'aux oreilles.

Elle tressaillit, s'apercevant que dans la glace il la regardait maintenant, lui souriait tout en caressant l'horrible barbe blanche. Affreuse, cette lente caresse de méditation. Affreux, ce sourire édenté. Non, ne pas avoir peur. Il lui avait dit lui-même qu'elle n'avait rien à craindre, qu'il voulait seulement lui parler et qu'il partirait ensuite. Mais quoi, c'était un fou, il pouvait devenir dangereux. Brusquement, il se retourna, et elle sentit qu'il allait parler. Oui, faire semblant de l'écouter avec intérêt.

- Au Ritz, un soir de destin, à la réception brésilienne, pour la première fois vue et aussitôt aimée, dit-il, et de nouveau ce fut le sourire noir où luisaient deux canines. Moi, pauvre vieux, à cette brillante réception ? Comme domestique seulement, domestique au Ritz, servant des boissons aux ministres et aux ambassadeurs, la racaille de mes pareils d'autrefois, du temps où j'étais jeune et riche et puissant, le temps d'avant ma déchéance et misère. En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m'est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importances, mes pareils d'autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d'elle-même, et au premier battement de ses paupières je l'ai connue. C'était elle, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c'est vous.

Il s'arrêta, la regarda, et ce fut encore le sourire vide, abjection de vieillesse. Elle maîtrisa le tremblement de sa jambe, baissa les yeux pour ne pas voir l'horrible sourire adorant. Supporter, ne rien dire, feindre la bienveillance.

- Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d'elle annonciatrices et servantes. Oui, personne avant elle, personne après elle, je le jure sur la sainte Loi que je baise lorsque solennelle à la synagogue devant moi elle passe, d'ors et de velours vêtue, saints commandements de ce Dieu en qui je ne crois pas mais que je révère, follement fier de mon Dieu, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, et je frissonne en mes os lorsque j'entends Son nom et Ses paroles.

« Et maintenant, écoutez la merveille. Lasse d'être mêlée aux ignobles, elle a fui la salle jacassante des chercheurs de relations, et elle est allée, volontaire bannie, dans le petit salon désert, à côté. Elle, c'est vous. Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors, écoutez, elle s'est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s'est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. Ô ma soeur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce baiser à elle-même donné. Ô l'élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s'est accrochée à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d'un baiser sur une glace, et c'était elle, elle à jamais. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Voilà, et lorsqu'elle est retournée dans la grande salle, je ne me suis pas approché d'elle, je ne lui ai pas parlé, je n'ai pas voulu la traiter comme les autres.

« Une autre splendeur d'elle, écoutez. Une fin d'après-midi, des semaines plus tard, je l'ai suivie le long du lac, et je l'ai vue qui s'est arrêtée pour parler à un vieux cheval attelé, et elle lui a parlé sérieusement, avec des égards, ma folle, comme à un oncle, et le vieux cheval faisait des hochements sagaces. Ensuite, la pluie a commencé, et alors elle a cherhé dans la charrette, et elle en a sorti une bâche, et elle a recouvert le vieux cheval avec des gestes, gestes de jeune mère. Et alors, écoutez, elle a embrassé le vieux cheval sur le cou, et elle lui a dit, a dû lui dire, je la connais, ma géniale et ma folle, elle a dû lui dire, lui a dit qu'elle regrette mais qu'elle doit le quitter parce qu'on l'attend à la maison. Mais sois tranquille, elle a dû lui dire, lui a dit, ton maître va venir bientôt et eu seras au sec dans une bonne écurie bien chaude. Adieu, mon chéri, elle a dû lui dire, lui a dit, je la connais. Et elle est partie, une pitié dans le cœur, pitié pour ce vieux docile qui allait sans jamais protester, allait où son maître lui commandait, qui irait jusqu'en Espagne si son maître l'ordonnait. Adieu, mon chéri, elle lui a dit, je la connais.

« Hantise d'elle, jour après jour, depuis le soir de destin. Ô elle, tous les charmes, ô l'élancée et merveilleuse de visage, ô ses yeux de brum piqués d'or, ses yeux trop écartés, ô ses commissures pensantes et sa lèvre lourde de pitié et d'intelligence, ô elle que j'aime. Ô son sourire d'arriérée lorsque, dissimulé derrière les rideaux de sa chambre, je la regardais et la connaissais en ses folies, alpiniste de !'Himalaya en béret écossais à plume de coq, reine des bêtes d'un carton sorties, comme moi de ses ridicules jouissant, ô ma géniale et ma sœur, à moi seul destinée et pour moi conçue, et bénie soit ta mère, ô ta beauté me confond, ô tendre folie et effrayante joie lorsque tu me regardes, ivre quand tu me regardes, ô nuit, ô amour de moien moisans cesse enclose et sans cesse de moi sortie et contemplée et de nouveau pliée et en mon cœur enfermé et gardée, ô elle dans mes sommeils, aimante dans mes sommeils, tendre complice dans mes sommeils, ô elle dont j'écris le nom avec mon doigt sur de l'air ou, dans mes solitudes, sur une feuille, et alors je retourne le nom mais j'en garde les lettres et je les mêle, et j'en fais des nom tahitiens, nom de tous ses charmes, Rianea, Eniraa, Raneia, Aneira, Neiraa, Niaera, Ireana, Enaira, tous les noms de mon amour »

« Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j'aime et j'aime celle que j'aime, et qui m'aimera, car je l'aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m'aimerait-elle pas, celle qui peut d'amour aimer un crapaud, et elle m'aimera, m'aimera, m'aimera, la non-pareille m'aimera, et chaque soir j'attendrai tellement l'heure de la revoir et je me ferai beau pour lui plaire, et je me raserai, me raserai de si près pour lui plaire, et je me baignerai, me baignerai longremps pour que le temps passe plus vite, et tour le temps penser à elle, et bientôt ce sera l'heure, ô merveille, ô chants dans l'auto qui vers elle me mènera, vers elle qui m'attendra, vers les longs cils étoilés, ô son regard tout à l'heure lorsque j'arriverai, elle sur le seuil m'attendant, élancée et de blanc vêtue, prête et belle pour moi, prête et craignant d'abîmer sa beauté si je tarde, et allant voir sa beauté dans la glace, voir si sa beauté est toujours là et parfaite, et puis revenant sur le seuil et m'attendant en amour, émouvante sur le seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô jeunesse revenue, ô merveille lorsque je serai devant elle, ô son regard, ô notre amour, et elle s'inclinera sur ma main, paysanne devenue, ô merveille de son baiser sur ma main, et elle relèvera la tête et nos regards s'aimeront et nous sourirons de tant nous aimer, toi et moi, et gloire à Dieu. »

Il lui sourit, et elle eut un tremblement, baissa les yeux. Atroce, ce sourire sans dents. Atroces, ces mots d'amour hors de cette bouche vide. Il fit un pas en avant, et elle sentit le danger proche. Ne pas le contrarier, dire tout ce qu'il voudra, et qu'il parte, mon Dieu, qu'il parte. - Devant toi, me voici, dit-il, me voici, un vieillard, mais de toi attendant le miracle. Me voici, faible et pauvre, blanc de barbe, et deux dents seulement, mais nul ne t'aimera et ne te connaîtra comme je t'aime et te connais, ne t'honorera d'un tel amour. Deux dents seulement, je te les offre avec mon amour, veux-tu de mon amour ? - Oui, dit-dit, et elle humecta ses lèvres sèches, essaya un sourire

- Gloire à Dieu, dit-il, gloire en vérité, car voici celle qui rachète coutes les femmes, voici la première humaine !

Ridiculement, il plia le genou devant elle, puis il se leva et il alla vers elle et leur premier baiser, alla avec son noir sourire de vieillesse, les mains tendues vers celle qui rachetait coutes les femmes, la première humaine, qui soudain recula, recula avec un cri rauque, cri d'épouvante et de haine, heurta la table de chevet, saisit le verre vide, le lança contre la vieille face. Il porta la main à sa paupière, essuya le sang, considéra le sang sur sa main, et soudain il eut un rire, et il frappa du pied.

- Tourne-toi, idiote ! dit-il.

Elle obéit, se tourna, resta immobile avec la peur de recevoir une balle dans la nuque, cependant qu'il ouvrait les rideaux, se penchait à la fenêtre, portait deux doigts à ses lèvres, sifflait. Puis il se débarrassa du vieux manteau et de la coque de fourrure, ôta la fausse barbe, détacha le sparadrap noir qui recouvrait les dents, ramassa la cravache derrière les rideaux.

- Retourne-toi, ordonna-t-il.

Dans le haut cavalier aux noirs cheveux désordonnés, au visage net et lisse, sombre diamant, elle reconnut celui que son mari lui avait, en chuchotant, montré de loin, à la réception brésilienne.

- Oui, Solal et du plus mauvais goût, sourit-il à belles dents. Bottes ! montra-t-il, et de joie il cravacha sa botte droite. Et il y a un cheval qui m'attend dehors ! Il y avait même deux chevaux! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l'un près de l'autre, jeunes et pleins de dents, j'en ai trence-deux, et impeccables, tu peux vérifier ec les compter, ou même je t'aurais emportée en croupe, glorieusement vers le bonheur qui te manque! Mais je n'ai plus envie maintenant, et ton nez est soudain trop grand, et de plus il luit comme un phare, et c'est tant mieux, et je vais partir ! Mais d'abord, femelle, écoute! Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. À notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits ! En attendant, reste avec ton Deume jusqu'à ce qu'il me plaise de te siffler comme une chienne

- Je dirai tout à mon mari, dit-elle, et elle eut honte, se sentit ridicule, mesquine.

- Bonne idée, sourit-il. Duel au pistolet, et à six pas pour qu'il ne me manque pas. Qu'il ne craigne rien, je tirerai en l'air. Mais je te connais, tu ne lui diras rien.

- Je lui dirai tout, et il vous tuera !

- J'adore mourir, sourit-il, et il essuya le sang de la paupière qu'elle avait blessée. Les yeux frits, la prochaine fois ! sourit-il encore, et il enjamba la fenêtre

- Goujat ! cria-t-elle, et de nouveau elle eut honte. La terre détrempée le reçut et il enfourcha le pur-sang blanc qui piaffàit, maintenu par le valet. Éperonné, le cheval chauvit des oreilles, se cabra, puis se rua au galop, et le cavalier eut un rire, sûr qu'elle était à la fenêtre. Un autre rire, et il lâcha les rênes, se mit debout sur les étriers, bras écartés, haute statue de jeunesse, riant et essuyant le sang de la paupière qu'elle avait blessée, sang répandu en traînées sur le torse nu, bénédictions de vie, ô le cavalier ensanglanté, riant et encourageant sa monture et lui disant des mots d'amour. Revenue de la fenêtre, elle écrasa du talon les débris du verre, puis arracha des pages au livre de Bergson, puis lança son petit réveil contre le mur, puis tira à deux mains sur le décolleté de sa robe, et le sein droit jaillit hors de la longue déchirure. Oui, aller voir Adrien, tout lui raconter, et demain le duel. Oh, demain voir le vilain blêmir sous le pistolet de son mari et s'abattre monellement blessé. Remise en état de décence, elle s'approcha de la psyché, examina longuement son nez dans la glace