Textes

Chateaubriand (1768-1848),
Mémoires d’outre-tombe, 1848
Troisième partie, livre V

Voir

 

Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l'action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m'ont porté. Pour les royalistes, j'aimais trop la liberté; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m'étais trouvé là à mon grand détriment, pour me faire maître d'école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultra et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.


M. de Talleyrand n'aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu'il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand : il était difficile d'arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d'abord eût été content de n'être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet ; il ne s'aperçut pas qu'avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n'était guère plus possible que Fouché.
Promptement se vérifia ce que j'avais annoncé : on n'eut pas le profit de l'admission du duc d'Otrante, on n'en eut que l'opprobre ; l'ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître les ministres trop exposés à la franchise de la tribune.


Mon opposition fut inutile ; selon l'usage des caractères faibles, le roi leva la séance sans rien déterminer ; l'ordonnance ne devait être arrêtée qu'au château d'Arnouville.
On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence ; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva : je le vis passer en calèche ; les plumes de son chapeau flottaient en l'air ; il venait octroyer à la France M. Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu'on lui représentait que le régicide de M. le duc d'Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait : « C'est une frivolité. » Un Irlandais protestant, un général anglais étranger à nos mœurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l'année française de 1793 que l'antécédent anglais de l'année 1649, était chargé de régler nos destinées ! L'ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.


[…] Le soir, vers les neuf heures, j'allai faire ma cour au roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l'abbaye ; on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion-d'Honneur de crier : Vive Napoléon ! J'entrai d'abord dans l'église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé ; l'antique abbatial n'était éclairé que d'une lampe. Je fis ma prière à l'entrée du caveau où j'avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l'avenir, je ne sais si j'ai jamais eu le cœur noyé d'une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m'assis dans un coin et j'attendis. Tout à coup une porte s'ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostat fut caution du serment.