Camus Combat le 2 Aout 1945

 

 

Puisque la Cour de Justice a bien voulu reconnaître qu'elle a perdu son temps jusqu 'ici et puisqu'un nouveau tournant s'annonce dans le procès Pétain, essayons de parler sans trop de passion d'une affaire qui nous laisse tant d'amertume au coeur et qui déchire encore de si nombreux Français.

Jusqu'ici, ce procès était surtout humoristique. Quand nous parlons d'humour, tout le monde comprend qu 'il s'agit d'humour noir. Car l'ironie est féroce, dans un procès où l'honneur et une partie de l'avenir français sont engagés, d'avoir choisi un représentant et des témoins de l'accusation qui , justement, n'ont pas qualité pour accuser. Nous comprenons bien que M. Daladier fasse le silence sur son voyage à Munich, ou que M. Reynaud n'arrête pas, au contraire, d'expliquer le choix singulier qu'il a fait de Pétain comme collaborateur. Avec un gros effort , nous arrivons même à comprendre M. Mornet quand il essaie de faire admettre qu 'il ait pu accepter de figurer à la Cour de Riom Mais, enfin, M. Daladier est allé effectivement à Munich, M. Reynaud a fait réellement venir Pétain et M. Mornet a accepté décidément de se rendre à Riom . Tout cela les empêche de bien juger de l'armistice, et même de bien juger tout court. Pour les deux premiers, ils portent une partie des responsabilités évoquées pendant le procès et quant au troisième, on s'étonnerait de le voir à la place qu 'il occupe si l'on ne savait que ce sont ces hommes-là justement qui triomphent de tous les régimes.

Mais il n'en reste pas moins que cette ironie n'est pas supportable, ni cette manière de rechercher des complots dont on est incapable de faire la preuve ou d'égarer un procès de trahison sur un armistice dont on peut dire, en effet, qu'il était une erreur, mais dont on ne peut pas démontrer qu'il a été un crime. Il ne s'agit pas de prouver que Pétain a eu tort de croire à l'armistice. La preuve en a été faite par un autre, dont la stature grandit tous les jours au-dessus de ces misérables querelles où des témoins plaident sans arrêt pour leur propre cause. De ce point de vue, un seul témoin avait le droit de parler, et c'est un grand malheur pour le pays que la décence aujourd'hui l'oblige à se taire.

Mais la vérité reste tout entière à établir. C'est elle que le procès doit servir et non les passions des partis ou les réputations compromises de quelques hommes politiques. Il s'agit d'établir si Pétain a servi l'Allemagne, si sa politique a renforcé les chances de la guerre hitlérienne, s'il est responsable des déportations, tortures et fusillades dont nous avons été abreuvés, s'il a été, enfin, qu'il l'ait voulu ou non, le serviteur de l'ennemi et l'agent de ses infamies. Ceci établi, il faudra juger. Nous sommes parmi ceux qui attendent ce jugement avec angoisse. Car il donnera tort ou raison à tout ce que nous avons pensé avec une majorité de Français qui sont restés fidèles à l'espoir. Mais pour répondre à une telle attente, il faudrait des juges et des témoins qui sachent se porter au-dessus d'eux-mêmes et de leurs vaines passions.

En ce qui nous concerne, et au-delà de toute amertume, la responsabilité de Pétain nous paraît cependant immense. Mais nous souhaitons que ce procès fasse en sorte que, si elle existe, elle devienne claire pour le monde entier . Nous ne nous laisserons pas entraîner aux cris de la haine. Nous ne croyons pas, par exemple, que la peine capitale soit ici souhaitable. D'abord parce qu'il faut bien se décider à dire ce qui est, à savoir que toute condamnation à mort répugne à la morale, et ensuite parce que, dans ce cas particulier, elle ajouterait à ce vieillard vaniteux une réputation de martyr qui lui ferait gagner quelque chose dans l'esprit même de ses ennemis. Mais nous attendons un jugement explicite dont les attendus soient évidents pour tous. Ces années fangeuses , cette nuit de la honte ont besoin que la lumière de la justice vienne les éclairer. Apparemment, nous ne sommes pas sur le chemin de cette lumière. Mais il n'est peut-être pas trop tard pour adjurer la Cour de Justice d'apercevoir qu'elle a, elle aussi, de terribles responsabilités et qu'il lui appartient de faire en sorte que les atroces sacrifices de nos élites reçoivent ou ne reçoivent pas leur sens. Oui, il lui appartient enfin de démontrer à ceux qui ont suivi le général de Gaulle s'ils ont été alors des dupes ou des hommes de vérité.