La Bruyère Caractères Des Jugements 118 V

 

 

 

«  O temps ! ô mœurs ! s’écrie Héraclite, ô malheureux siècle ! siècle rempli de mauvais exemples, où la vertu souffre, où le crime domine, où il triomphe ! Je veux être un Lycaon, un Aegiste ; l’occasion ne peut être meilleure, ni les conjonctures plus favorables, si je désire du moins de fleurir et de prospérer. Un homme dit : » Je passerai la  mer, je dépouillerai mon père de son patrimoine, je le chasserai, lui, sa femme, son héritier, de ses terres et de ses Etats « , et comme il l’a dit il l’a fait. Ce qu’il devait appréhender, c’était le ressentiment de plusieurs rois qu’il outrage en la personne d’un seul roi ; mais ils tiennent pour lui ; ils lui ont presque dit : » Passez la mer, dépouillez votre père, montrez à tout l’univers qu’on peut chasser un roi de son royaume, ainsi qu’un petit seigneur de son château, ou un fermier de sa métairie ; qu’il n’y ait plus de différence entre de simples particuliers et nous ; nous sommes las de ces distinctions : apprenez au monde que ces peuples que Dieu a mis sous nos pieds peuvent nous abandonner, nous trahir, nous livrer, se livrer eux-mêmes à un étranger, et qu’ils ont moins à craindre de nous que nous d’eux et de leur puissance. « Qui pourrait voir des choses si tristes avec des yeux secs et une âme tranquille ? Il n’y a point de charges qui n’aient leurs privilèges ; il n’y a aucun titulaire qui ne parle, qui ne plaide, qui ne s’agite pour les défendre : la dignité royale seule n’a plus de privilèges ; les rois eux-mêmes y ont renoncé. Un seul, toujours bon et magnanime, ouvre ses bras à une famille malheureuse. Tous les autres se liguent comme pour se venger de lui, et de l’appui qu’il donne à une cause qui leur est commune. L’esprit de pique et de jalousie prévaut chez eux à l’intérêt de l’honneur, de la religion et de leur Etat ; est-ce assez ? à leur intérêt personnel et domestique : il y va, je ne dis pas de leur élection, mais de leur succession, de leurs droits comme héréditaires ; enfin dans tous l’homme l’emporte sur le souverain. Un prince délivrait l’Europe, se délivrait lui-même d’un fatal ennemi, allait jouir de la gloire d’avoir détruit un grand empire : il la néglige pour une guerre douteuse. Ceux qui sont nés arbitres et médiateurs temporisent ; et lorsqu’ils pourraient avoir déjà employé utilement leur médiation, ils la promettent. O pâtres ! continue Héraclite, ô rustres qui habitez sous le chaume et dans  les cabanes ! si les événements ne vont point jusqu’à vous, si vous n’avez point le cœur percé par la malice des hommes, si on ne parle plus d’hommes dans vos contrées, mais seulement de renards et de loups-cerviers, recevez-moi parmi vous à manger votre pain noir et à boire l’eau de vos citernes. »