Histoire du quinquennat

Il est urgent d'introduire une dose de proportionnelle aux législatives
Le Monde.fr du 23.05.2011

La France de la Ve République est marquée par le sceau électoral du scrutin majoritaire. C'est le cas, bien sur, pour les élections législatives (scrutin uninominal), mais aussi pour les élections cantonales (scrutin uninominal également) et municipales (liste). Les élections sénatoriales sont mixtes (scrutin proportionnel pour les "grands" départements fournissant au moins quatre sénateurs ; majoritaire pour les autres). Les élections régionales sont proportionnelles avec prime majoritaire. Seules les élections européennes sont purement proportionnelles, mais le mode de scrutin a été décidé au niveau européen.

Le scrutin majoritaire a prouvé son efficacité. Il permet de dégager une majorité pour gouverner. Il évite la paralysie des parlements fragmentés, comme c'est le cas en Belgique ou en Israel. La France a bien connu cela sous la IVe République. Il immunise aussi contre les "combinaisons" politiciennes, où les coalitions et les programmes de gouvernement sont négociés par les appareils, dévoyant sur tapis vert le sens même du vote des citoyens.

Le scrutin majoritaire pose à l'inverse de sérieux problèmes de légitimité. Il écrase la représentation politique. Les principaux partis sont sur-représentés. En 2007, la majorité présidentielle, autour de l'UMP, obtient 60% des sièges alors qu'elle ne pèse que 45% de l'électorat. Même chose pour le PS : 42% des sièges pour 24% des voix. Rares sont les "petits" partis qui peuvent être représentés à l'Assemblée nationale, et encore ont-ils besoin d'accords électoraux (circonscriptions réservées ou désistement de second tour) pour exister. Les communistes sauvent 15 députés sur 577, soit 2.6% des sièges, alors que leur score électoral est de 4.3%. Pire pour les écologistes : ils n'obtiennent que quatre députés, soit 0.7% des sièges, pour 3.25% des voix. Pour les autres, les "petits" partis indépendants, ils sont étrillés : zéro siège pour l'extrême gauche (3.4% des voix), le Front national (4.3%) et à peine trois sièges (0.5%) pour le Modem, soit quinze fois moins que son poids électoral (7.6%).

Cet écrasement politique posait un problème relatif tant que la scène politique française était trustée par les deux grands partis de gouvernement, l'UMP et le PS. Ce n'est plus le cas. A gauche, les écologistes font désormais des scores à deux chiffres : 16% aux élections européennes de 2009, 12% aux régionales de 2010, 8% aux cantonales de 2011 (en ne présentant pas des candidats sur tous les cantons). A droite, le Front national est en pleine ascension : 11% aux régionales, 15% aux cantonales, et Marine Le Pen est annoncée autour de 20% à la présidentielle. Avec de tels scores, il est difficilement concevable, en termes de légitimité démocratique, que ces partis ne soient pas représentés, ou massivement sous-représentés, à l'Assemblée.

Le scrutin majoritaire uninominal pose aussi un problème d'écrasement sociologique. Parce qu'il est fondé sur la circonscription territoriale, il sélectionne les notabilités locales : toute logique de gestion des ressources humaines au sein d'un parti est combattue au nom de la lutte contre le "parachutage". Parce que le mode de légitimité dans les sections locales des partis s'acquiert à l'ancienneté, il fait la part belle aux professionnels de la politique : après dix ans de militantisme, on devient élu municipal, puis maire, conseiller général et régional, et enfin député, récompense ultime d'une carrière politique locale réussie. Conséquence : le député-type aujourd'hui est un homme, blanc, de plus de 55 ans, cumulard, et qui a fait de la politique toute sa vie.

L'homogénéité élective est extrême. C'est vrai pour le genre : l'Assemblée nationale ne compte que 18% de femmes, ce qui place la France au 58e rang mondial, très loin derrière la Suède (47%) ou la Finlande (38%). L'origine sociale : 6% des députés sont issus des classes populaires, alors qu'elles représentent 53% de la population française (employés et ouvriers). L'âge : 52% des Français ont moins de quarante ans, seulement 2% des députés. Quant à la diversité, l'absence de représentation est quasi-totale : l'Assemblée ne compte qu'une seule députée noire métropolitaine (George-Pau Langevin), et aucun député beur.

Dernière limite du scrutin majoritaire uninominal : son assise territoriale, la circonscription. Il permet certes au député d'avoir un ancrage local. Au passage, cela discrédite l'argument souvent invoqué pour justifier le cumul des mandats : les députés n'ont pas besoin d'un mandat local pour rester au contact des citoyens, ils le sont déjà via la circonscription, qui les oblige à rendre des comptes localement. Mais cet ancrage local les contraint à partager leur temps entre la circonscription et l'Assemblée, et le plus souvent à privilégier la présence sur le terrain, où se joue la réélection, au détriment du travail parlementaire. Il les amène également à se comporter en porte-parole des dossiers de la circonscription à Paris, souvent plus d'ailleurs dans les ministères qu'à l'Assemblée, au détriment du travail législatif. Le député est ainsi amené à se transformer en "super-conseiller général", défenseur des intérêts locaux, s'éloignant de son rôle de législateur au service de l'intérêt national.

Les faiblesses du scrutin majoritaire apparaissent particulièrement critiques. Pour concilier efficacité du scrutin majoritaire et légitimité du scrutin proportionnel, la solution est connue : un panachage entre les deux modes de scrutin.

L'introduction d'une dose de proportionnelle au sein du scrutin majoritaire est souvent évoquée. Elle est tout-à-fait possible, par adjonction d'un nombre de députés élus sur une liste à la proportionnelle en plus des 577 députés territoriaux. Une telle augmentation du nombre de députés est légitime : leur nombre n'a pas bougé depuis la création de la Vème République alors que la population française a augmenté de 8 millions. L'Assemblée nationale française n'est au demeurant pas la chambre la plus importante au sein de l'Union européenne : en Allemagne, 614 membres du Bundestag ; en Italie, 630 députés à la Camera dei deputati ; en Grande-Bretagne, 646 membres à la Chambre des Communes. L'adjonction de quelques dizaines de députés ne ferait que nous placer au niveau moyen des grands pays européens en assurant une meilleure représentation des populations.

La "dose" de proportionnelle serait malgré tout limitée, sauf à générer une Assemblée pléthorique. Rien n'empêche toutefois de procéder en parallèle à un redécoupage pour réduire le nombre de circonscriptions territoriales et augmenter la part des députés élus sur une liste proportionnelle. Une solution plus radicale consisterait à copier le mode de scrutin régional : un scrutin proportionnel avec une prime majoritaire de 25% pour la liste arrivée en tête. Un tel système aboutirait toutefois à renoncer au scrutin uninominal au profit du seul scrutin de liste. En outre, il s'agit d'un scrutin à un tour, qui ne repose pas sur le fait majoritaire : un parti minoritaire - le FN pour ne pas le nommer - pourrait être amené à gouverner à la faveur de la fragmentation politique des autres camps. Quelles qu'en soient les modalités, le principe du panachage entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel s'impose pour l'avenir.

Olivier Ferrand, président de Terra Nova