Elysées 2012

Sur la référence au care

On le sait, Martine Aubry, il y a déjà un an, avait développé des axes de réflexions pour le programme du PS et, dans ce cadre-là, avait semblé s'inspirer assez fortement de ce qu'on appelle philosophie du care. Dans l'interview qu'elle accorde au Monde Magazine en juin 2010 elle en propose une approche, tout en précisant bien que si elle en retient les principes ceci ne signifie pas une affiliation à une philosophie déterminée.

Non, il ne s'agit pas d'une filiation théorique. Des courants de pensée du "care", il en existe au moins cinq ou six. Je pourrais vous citer Levinas, qui parlait aussi du "soin", et qui l'utilisait dans le même sens que moi, une société de l'attention aux autres, une société d'émancipation (1)

Cette référence à Lévinas ne saurait être indifférente, non plus que le refus de se ranger sous la bannière d'un courant philosophique :

- les sources (2) de la philosophie du care pourraient laisser craindre que cette référence n'enfermât trop le projet dans un cadre étroit si manifestement psychologique, au moins autant que féministe (3)

- Aubry a sans doute la décence de ne pas se poser en philosophe quand il s'agit tout au plus de donner une coloration théorique à un projet politique.

- Lévinas, enfin, pour aller vite et ainsi dit ce sera évidemment fallacieux, parce qu'on y trouve une approche positive du rapport à l'autre, dialectique certes, mais passablement moins conflictuelle que ce que l'enfer, c'est les autres d'un Sartre pouvait laisser suggérer.

De quoi s'agit-il dans l'esprit de M Aubry ?

La politique apparaît comme un discours général, trop froid, trop loin des gens, alors qu'il faut descendre au niveau des parcours de chacun, pour pouvoir aider et accompagner. La modernité politique est là. C'est l'égalité réelle.
Notre projet appelle à faire des individus des citoyens qui se respectent les uns les autres, à l'inverse d'aujourd'hui où le gouvernement divise, oppose, les jeunes contre les personnes âgées, les Français nés ici et ceux nés ailleurs, le public contre le privé, etc.
Je défends l'idée que les Français peuvent être à la fois des individus et des citoyens porteurs de valeurs, attentifs aux autres, prenant soin des autres. Je préfère le mot anglais, "care", parce qu'il implique une idée mutuelle, du lien. Mais ne nous enfermons pas dans une définition. Nous voulons une société du respect, une société décente, une société du soin.

Une politique concrète

Ce n'est pas un hasard si elle débute par la critique d'une politique trop générale. D'emblée, elle se place en réponse au populisme qui précisément récuse le discours de l'expertise et du technocrate. Assez habilement, si elle y arrive et continue d'en faire le soubasssement de sa campagne, Aubry peut ainsi parvenir, sans réellement s'inféoder à une quelconque chapelle, à ne rien céder sur le discours politique classique empreint de contraintes économiques et d'aspirations sociales, tout en se colorant de modernité en réintroduisant l'individu dans toute son épaisseur, émotionnelle, irrationnelle, affective, morale.

Sans doute cinquante années d'énarchie triomphante, mais aussi trente ans de marxisme, de structuralisme (à gauche, des années d'après-guerre aux années 70) nous ont-elles gavés d'économie, de rigueur, de réalisme, de conflits et de déception; sans doute depuis 2002, dix années de droite libérale nous ont-elles rassasiés de renoncements, de reculs, de régression sociale. Sans doute cette économie tonitruante, si volontiers déterminante, en dernière instance, de tous les aspects de notre vie - même si aujourd'hui on l'a nomme plus volontiers mondialisation - a-t-elle justifié tous les renoncements, toutes les soumissions, et tellement trop de reculades.

Une relégitimation de la politique.

Ce qui est frappant, finalement, dans l'évolution du politique depuis les années 50, c'est sans doute cela : l'économisme.

J'entends par là la réduction de la lecture du réel à la seule grille économique ; j'entends par là la soumission des politiques suivies aux seules contraintes de l'économie et, désormais, de l'économie mondiale. Tout à fait révélatrices, à cet égard, les raisons qu'en 97 Chirac donna pour justifier la dissolution : l'urgence des mesures à prendre face à la mondialisation à laquelle il fallait bien s'adapter dont l'Europe, l'euro notamment, ne sont que des moyens pas des buts. Le seul but : s'adapter à l'évolution économique mondiale.

Deux exemples peuvent illustrer la pente dévalée :

- en 1881, lors même qu'elle était défaite, lors même qu'elle était isolée en tant que république au milieu de monarchies solides et souvent encore absolues (Allemagne, Russie), la France accorde la priorité au politique pur : les institutions, l'école gratuite.

- en 58, lors même que le pays, profondément divisé par la guerre d'Algérie court le risque de la guerre civile, de Gaulle met la priorité sur les institutions ; pas sur l'économie !

Sarkozy avait promis de réconcilier les français avec le politique ... on sait ce qu'il en advint. Comme les autres, Pompidou, Giscard surtout, Chirac aussi, on aura surtout vu de super VRP allant promouvoir ça et là de gros contrats industriels et défendre des intérêts économiques ; rarement sociaux ; oubliant le politique ou le reléguant à l'arrière-plan..

Or, la politique est affaire d'espoir ; de projets ; et donc, aussi, de refus.

Refus du statut quo ! Refus de l'injustice, de l'inégalité. Le politique c'est l'affirmation d'une volonté, certainement pas l'ajustement aux conjonctures économiques. Blum ne dit pas autre chose. Aubry non plus. C'était déjà ce qu'affirmait G Bataille. Il en va de la politique comme de la morale : la notion de devoir est contraire à l'adaptation parce qu'évidemment on s'adapte à ce qui est, pas à ce qui devrait être. Il en va de même du politique. Et pour autant que le libéralisme, ceux que de Gaulle fustigeait par le laissez passer, laisser faire, en tiennent pour un rôle minimal de l'Etat, il faut bien admettre alors la politique a cédé le pas ; et la morale avec. Si le mot technocratie a un sens, c'est bien celui-ci : n'adopter comme grille de lecture et comme principes d'action que l'aspect technique, supposé neutre, que l'aspect économique, supposé déterminé et déterminant. D'où le sentiment de délaissement, d'isolement.

Ce qui se cache derrière cette référence au care c'est cela, d'essentiel, qui vise à redonner du contenu au politique et de le faire à partir d'un élan commun, parti de la base, réalisé ensemble où humanisme et sollicitude auraient un sens.

Les trois axes

- à l'écart du modèle consumériste, une économie du bien-être c'est à dire aussi du vivre ensemble

- à l'écart de l'accélération, une société qui prendrait le temps de respirer, de penser le long terme et donc aussi de penser son développement avec l'environnement et non pas contre lui

- à l'écart de la logique de rivalité, de concurrence, une société de solidarité que doivent prendre en charge les pouvoirs publics (1)

Derrière ces trois axes et les inévitables clichés qu'ils drainent - l'être au lieu de l'avoir - l'affirmation d'un Etat fort, d'un Etat qui intervient. C'est donc bien le contre-pied du libéralisme qui est ici pris et non pas une simple coloration sociale d'une politique libérale.

Une réponse à une même crise

Celle de l'individu.

Crise en marche depuis bien longtemps déjà puisqu'aussi bien H Arendt y faisait déjà référence en 62 : signe patent des systèmes totalitaires, l'impuissance où chacun se sent de pouvoir agir, influer sur le cours des choses. Le versant privé de cette impuissance étant le sentiment de désolation. Or, c'est précisément ce qui se produit dans les sociétés où le travail emeure la seule valeur. Où Arendt voit la marque des sociétés modernes qui n'ont seulement ont arraché l'individu de la sphère politique, en le réduisant à un homo faber, mais ont surtout, et c'est ceci qui serait nouveau, réduit l'homme à la désolation, en détruisant jusqu'au sentiment qu'il pouvait encore avoir de son utilité

La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaires et, pour l’idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. .(5)

Impuissance et arrachement au monde qui laissent l'individu face à l'expérience la plus douloureuse qui soit, qu'Arendt nomme acosmisme, où l'individu perd tout contact non seulement avec les autres, mais même avec le monde d'être réduit aux seules production/consommation.

On n'est pas très loin, alors, de l'observation faite par Nicolas Grimaldi (6) d'un total désaississement. Coincé dans la logique de la production où on lui demandera de manière ambivalente soit de se souettre à l'ordre, soit au contraire de briller en l'emportant sur les autre ; réduit à ne pouvoir même compter sur son travail dont il devra accepter la fugacité, la fragilité au nom de la sacro-sainte flexibilité ; réduit à être nomade et à se déplacer pour trouver, quand il en trouve, ce travail tant rêvé et redouté à la fois ; écarté de la sphère politique, on l'a dit, l'individu ne maîtrisera pas plus sa vie que les escaves de l'antiquité et il ne lui restera plus que le loisir de s'en écarter, de faire mine de s'en écarter ; de nourrir l'illusion de s'en pouvoir écarter. Fuir dans quelques groupes sportifs, religieux ou, pire encore, se perdre dans des leurres de plaisirs, TV, maths de foot ou drogue.

Acosmique, anesthésié : l'homme moderne.

Une quête morale


1) lire l'Interview du Monde Magazine

2) S Laugier

 

3) d'où les critiques faites ça et là à cette référence au care

4) sur le libéralisme

Marc Lazar Pourquoi n'y-a-t-il pas de libéralisme de gauche..

M Canto-Sperber Du libéralisme

Solenn Caroff A-t-on besoin d'autrui

5) voir ce texte tiré du Système totalitaire

6) N Grimaldi L'individu au XXIe siècle

Nulle part, désormais, les citoyens n'ont part aux décisions qui gouvernent leur existence. Qu'il s'agisse de l'exercice de leur citoyenneté, de l'organisation de leur travail, ou de la pérennité de leur emploi, rien ne dépend d'eux. Ils ne maîtrisent rien. Même quand les scrutins ne sont pas manipulés, la représentation est partout déléguée, si ce n'est abandonnée aux partis. Sans assise populaire, ces partis continueront d'être des sortes de clubs distribuant entre leurs membres les investitures et les charges publiques. La masse des individus est simplement conviée à voter blanc ou bleu, sans rien pouvoir présumer des conséquences réelles de son vote. Autant dire qu'elle n'exerce sa citoyenneté qu'à l'aveuglette, un jour tous les cinq ans. Chacun est même à ce point dessaisi de sa citoyenneté qu'on parle désormais d'une classe politique, comme s'il s'agissait d'une caste, d'une corporation, ou d'un métier. S'il ne s'agissait que de compétence, c'est à l'administration qu'il appartiendrait de gouverner. Le métier d'un politicien ne consiste donc pas en cela, mais seulement à savoir se faire élire. C'est à la fois son seul but, et sa seule occupation

 


Vidéos

on entendra la référence au care à 1:09:55

on y remarquera aussi, en arrière-plan, le slogan : la vie qu'on veut


Discours Martine Aubry - La Rochelle 2010 par PartiSocialiste 

 

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L'ITV complète de 62 est accessible ici

acosmisme en 4:28

sur l'acosmisme voir aussi Serres

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ITV de 73


Hannah Arendt (Interview à New York) par MrKaplan