Considérations morales

M Serres, Hominescence
p 170 sqq

Métaphysique

L'une des croix de la philosophie traditionnelle consistait en ce qu'une ligne sans tremblé opposât les mathématiques à l'existence, la nécessité à la contingence et Aristote, qui donne pleine réalité à la substance individuelle, à Platon, qui l'accorde aux Idées. Les lois générales n'accèdent point à la singularité, celle-ci reste en decà ou au-delà. Ou alors, si elles l'atteignent, il faut dire comment et montrer le chemin pas à pas. Leibniz dessina et formalisa d'abord cette ligne, en opposant, justement, la mathesis universalis à la monade, substance singulière, mais aussitôt la diagonalisa en la croisant avec l'autre ligne, celle qui va du possible à l'impossible. TI déposa l'ensemble du schéma en Dieu, au croisement de Son entendement et de Sa volonté. La moitié basse et gauche du carré figure le premier et l'autre, haute et droite, la deuxième. L'entendement contient les vérités éternelles et les possibles, en excluant les « incompossibles » ; la volonté choisit le meilleur parmi les « compossibles » et le crée, l'amène à l'existence ou le fait vivre, dans sa contingence de fait. Dans le domaine technique, le même Leibniz n'omit pas de nous léguer à la fois la combinatoire, la numération binaire et la pensée algorithmique, dont le cheminement se fait, justement, pas à pas, sans compter une reprise et mise au point de la machine à calculer à la façon de Pascal, toutes opérations et mécanismes qui amènent ce carré abstrait à la pratique.

Or les biotechnologies miment aujourd'hui ce processus même que Leibniz décrivit comme s'il avait assisté aufiat de la création, ou que Dieu l'eût installé dans Son glorieux conseil. Bossuet lui reproche, en effet, ses « folles anticipations de la vie triomphante ». Nos exploits récents améliorent et appliquent les opérateurs qu'il prépara, code algorithmique, machines, pour réaliser ce qui paraissait orgueilleusement inaccessible à l'Aigle de Meaux. TI y fallait, certes, des intermédiaires: Buffon, Lamarck, puis Darwin, Mendel, De Vries traduisirent d'abord la diagonale possible-impossible en termes évolutifs mieux adaptés aux vivants: mutations-sélection; Schrodinger,puis Turing exprimèrent le côté nécessaire-possible en termes d'information, puis en algorithmes mieux adaptés aux machines; et de nouveau Darwin, puis Bergson décrivirent l'émergence du contingent parmi l'éventail des possibles.

Ces traductions préparaient, en théorie, des pratiques où se rencontrent, dans et par le même carré, celles, récentes, de la chimie et d'autres, plus anciennes et connue~ de Lamarck et Darwin, de l'agriculture et de l'élevage. Ne voyant que les phénotypes, le paysan tuait les bêtes et brûlait la flore mal venues afin de conserver les meilleures variétés pour se reproduire ou nous alimenter; les mutations dont la postérité l'emporte en nombre et qualité, disent Darwin et ses successeurs, survivent, alors que les autres meurent. Accédant au génotype, ses successeurs biochimistes y découvrent des séquences d'éléments: alors la mutation devient une permutation ou du moins un réarrangement. Le processus naturel de l'origine des espèces.et l'acte artificiel de l'éleveur se résolvent dans la suite de l'ADN et autres molécules longues, donc, ensemble, dans une combinatoire, en longues chaînes de raison, toutes simples et faciles, dont les spécialistes d'algorithmes ont coutume de se servir pour parvenir aux prodigieuses complexités qui caractérisent le vivant.


Combinatoire: tout est nombre

Dès cette combinatoire dont Leibniz découvrit l'art à l'âge de dix-huit ans, dès cet algorithme de notes quelconques, la logique linéaire de la science traditionnelle s'ouvrait. Une suite d'éléments, de notes ou de nombres, où joue la substitution, remplace la chaîne déductive de Descartes. Comme à la substitution d'une note par une autre ou d'un nombre par un autre correspond une tout autre chame, l'unique ligne nécessaire s'efface en faveur d'un bouquet multiple, déployé par ces substitutions. Alors, dans la science même, naît le possible, mais aussi dans les techniques et les arts : ainsi pour une mélodie que le changement d'une seule note transforme, ainsi pour la fugue et le contrepoint. Sait-on que le jour de sa mort, Jean-Sébastien Bach laissa sur sa table un exemplaire du De arte combinatoria de Leibniz? Les variations indéfinies du Clavecin bien tempéré, de L'Art de la fugue ou de la Chaconne pour violon s'inspirent de ces permutations, si proches des mutations produisant, dans la nature et par nos techniques, des variétés vivantes.

Déjà, Leibniz, combinateur, prétendait que « pendant que Dieu calcule, émerge le monde» ; déjà Buffon tentait de chiffrer les années de l'Univers; déjà Mendel comptait par variétés les rejetons des pois; déjà Darwin évaluait le nombre de ceux qui descendaient du plus apte; déjà Turing décodait en dénombrant... jusqu'à l'explosion combinatoire, dont les chiffres énormes rendent compte du vivant. Ainsi Perrette, dans sa tête, escomptait déjà ses veaux, vaches et couvée. Oui, la pratique vint de ce que tout, ici, se ramène au numérique. Tout est nombre : de la nécessité des lois mesurées, pesées, chiffrées à l'éventail combinatoire des possibles et à leur filtrage par contraintes de tous ordres, jusqu'à l'unicité originale et contingente du vivant, individuellement nommable par un code exclusif; tout est nombre. Et ces chiffres rendent possibles les pratiques numériques.

Une philosophie unitaire

Cette première ouverture que les suites combinatoires opèrent sur la ligne unique des logiques traditionnelles donne enfin aux sciences un champ plus large qui prépare ce carré des modes, où le nécessaire accueille le possible, l'impossible et le contingent. Émergent, là, un savoir rigoureux et des techniques exactes de la contingence et de la possibilité dont nul ne soupçonnait qu'elles entreraient un jour dans le règne du calcul ni de la maîtrise, de la mathesis ni de la praxis. Certes, à l'époque de Leibniz, le vivant se trouvait encore loin de l'algèbre combinatoire, sauf que les éleveurs et les agriculteurs croisaient depuis longtemps les variétés de faune et de flore, mimant Dieu, combinateurs sans le savoir. Le fameux conseil voltairien de « cultiver votre jardin» se trouve, bien entendu, chez Leibniz, dont l'ironiste naïf des Lumières comprend aussi peu les permutations et l'optimisme dans le choix des variétés contingentes créées par le bouquet des croisements, qu'un contemporain voit dans les biotechnologies la tenue fidèle des promesses de ce jardinage ou l'avènement humain d'une théologie transcendante. Oui, elles complètent aujourd'hui les travaux experts de paysans millénaires par des pratiques issues d'une métaphysique dont Candide se moquait.


Elle a cependant fondé notre maison. Car, aujourd'hui, non seulement l'existence et le temps, la fragilité de l'individu dont les oeuvres d'art et les humanités pleurent ou exaltent le drame, mais encore les sciences et les techniques, nos omnipotences, aussi positivesque tragiques, mais enfin le déploiement même de l'histoire, entendue comme entraînant un bouquet de possibles, souhaitables ou redoutés, vers l'imprévisible contingent, par les filtres divers du nécessaire et de l'impossible, bref la philosophie ainsi que l'encyclopédie qui lui sert d'appui, habitent ce carré des modalités.
Avons-nous besoin d'une autre maison-monde?