Considérations morales

M Serres, Hominescence,
P 186 et sqq

 

Sujets, objets, connaissance


Revenons aux choses elles-mêmes : pour le linguiste comme pour l'historien, les causes précèdent les choses et le premier sujet connu désigne le sujet de droit; un contrat précède connaissance et acte. Le mot chose, usité pour découper une objectivité, dérive, en effet, du latin causa, terme juridique propre à désigner l'enjeu d'un procès ou le procès lui-même. À l'origine, la chose désigne ce sur quoi il y a débat, décision d'un tribunal, ce de quoi il y a contrat. La connaissance de la chose s'ensuit de son établissement par une instance légale nommant à la fois un accord et son objet. De même, l'anglais thing dérive d'un terme du droit germanique. En nos langues donc, un contrat social accompagne toujours l'émergence d'une chose: celle-ci constitue-t-elle le groupe ou le groupe la constitue-t-elle, nOus ne saurons sans doute jamais lequel précéda l'autre. En tout cas, une objectivité apparaît en même temps qu'un collectif et cette apparition a lieu dans des conditions de droit.

De même, le premier sujet connu désigne le sujet de droit. Du coup, Le Contrat naturel traite presque exclusivement de cette question : qui a le droit de devenir sujet de droit? L'histoire du droit montre l'universalisation progressive du droit à devenir sujet de droit: les esclaves anciennement le devinrent, les enfants par la suite et les femmes beaucoup plus récemment, décision dont la date tardive fait honte à l'humanité. Nous raisonnerons demain, par rapport à la nature, avec la même vergogne que celle d'aujourd'hui, d'avoir mis si longtemps à comprendre que nos compagnes auraient dû devenir nos partenaires au moins depuis la fondation du monde. Toute la question porte sur le statut des sujets d'abord et des objets ensuite. il a paru fou à certains de proposer un Contrat qui engagerait et par lequel s'engagerait un objet: autant faire un cheval sénateur ou marâtre la nature. Poésie ou folie. Que je sache, l'on a objecté les mêmes critiques à Rousseau, puisque son Contrat social ne fut jamais signé, dans l'Histoire connue ou connaissable par aucun homme ni aucun collectif, et qu'il désigne, chez le philosophe, la condition sine qua non ou transcendantale de la formation des sociétés. L'on aurait pu critiquer Bacon de la même façon : à qui commande-t-on, à qui obéit-on, dans son célèbre adage qu'on ne commande à la nature qu'en lui obéissant?

Or la globalisation transforme les objets dans le processus où action et connaissance croissent vers l'universel; le statut objectif du sujet collectif varie puisque, anciennement actif, il devient l'objet global passif des contraintes en retour de ses propres actions; le statut de l'objet-monde varie puisque, anciennement passif, le voici, à son tour, actif en retour, et puisque, anciennement donné, il devient notre partenaire de fait. Je vais définir comment, plus précisément. Mais avant cela, nous ne pouvons plus décrire la scène de la connaissance au moyen du couple médiéval sujet-objet: les termes eux-mêmes changent, ainsi que leur relation.

Pour ce qui concerne cette relation, je ne connais aucune connaissance qui ne commence, aussi, par des conditions de droit, dont l'impact augmente dans l'histoire des sciences au moins aussi vite que les conditions de globalisation. Tout savoir demande, en effet, un accord ou consensus que seules des instances de droit et de fait se chargent d'établir. L'enseignement et la recherche font passer devant des jurys d'examens, de concours, de prix ou de publication. Avant de proclamer quoi que ce soit vrai, faux ou probable, avant même de dire que ceci ou cela est ou non un objet, de science ou de non-science, telle instance en délibère et en décide, pendant un procès largement contradictoire. Des sujets de droit disent le droit des objets.
Or nous devons, aujourd'hui, penser un nouvel objet qui dépasse de loin le statut des objets locaux, puisque à certains égards nous devenons les objets de cela dont nous ne savons même pas s'il est un objet; si nous traitons le monde comme un objet, nous nous condamnons à devenir, à notre tour, objets de cet objet. Pour penser cette situation nouvelle, nous revenons donc au geste juridique d'origine: cet objet nouveau là émerge à la pensée par un nouveau Contrat, qui établit à la fois cet objet global nouveau et le nouveau groupe global qui le pense, qui agit sur lui, dont les débats le font apparaître, dont les actions le font réagir et dont les réactions conditionnent en retour la survie même du collectif qui le pense et agit sur lui. Depuis plus de vingt ans, nous ne parlons que de lui, nous ne débattons que de lui, nous ne faisons qu'établir les bases de ce que j'ainommé Le Contrat naturel.


La connaissance et l'échange: le donné

l'ai promis de parler du partenaire. La question dù rapport entre le sujet de la connaissance et son objet n'a jamais été pensée dans le cadre de l'échange,comme s'il restait entendu que le sujet actif prenait une information que lui donnait l'objet passif. L'utilisation, en philosophie, du terme donné révèle, en effet, que le monde objectif ou extérieur donne et ne demande ni ne reçoit rien en retour. Du coup, le lien de connaissance devient celui du parasite, tel que je l'ai étudié dans le livre qui porte ce titre. Le sujet prend tout et ne donne rien, alors que l'objet donne tout et ne reçoit rien. Gracieuse, la connaissance peut alors se doubler d'actions non moins gratuites. Le rapport actif ou technicien au monde l'exploite, voilà tout. Parasitisme ou prédation: nous ne savions pas comment nous nous conduisions. Ce qui paraît normal, usuel, ordinaire dans la connaissance vire au scandale et à l'abus, dans l'échange. Or si nous commençons à connaître par des processus juridiques, il faut qu'une certaine justice ait lieu dans l'échange: d'où la nécessité d'un Contrat.

Or toute pédagogie consiste à faire du petit d'homme un symbiote ou le partenaire d'un échange équilibré ou équitable à partir du parasite qu'à l'origine il ne peut pas ne pas être. Qu'il prenne, certes, mais il lui faut donner en retour. D'une certaine manière, il en arrive à devoir signer un contrat d'échange avec son entourage, comme s'il débutait dans la vie humaine et civile par l'apprentissage d'un droit non écrit. TI retombe, hélas! très souvent, dans l'équilibre quasi animal de la relation parasitaire, à preuve ceci qu'un donateur donne rarement à un donataire, mais presque toujours à un parasite qui se lève pour intercepter son don. Toute pédagogie commence donc par ce Contrat. Du coup, nous devons éduquer le savant, le technicien, le politique et l'usager, comme nous éduquons nos enfants depuis l'origine de toute pédagogie. Nous devenons, sur le tard, des adultes de la connaissance et de l'action. Le rapport de connaissance change, aujourd'hui, par l'exigence de symbiose avec le nouvel objet.

Avant la connaissance, l'échange; pour rendre équitable l'échange il faut un Contrat. La connaissance commence avec le droit dont les lois précèdent toute découverte de lois; de même l'action technique commence par le droit d'échange. Commence alors la symbiose de l'objet-monde global et du sujet-genre humain global. Par cette boucle d'hominescence naît Homo universalis.