Considérations morales

George Steiner : "L'œuvre n'a besoin de personne"
Le Monde Mai 2013

 

George Steiner, critique, philosophe, né en 1929 à Paris de parents juifs originaires de Vienne, réside désormais à Cambridge (Royaume-Uni) après avoir enseigné au St Anne's College d'Oxford (1994-1995) puis à Harvard (2001-2002) et dans de nombreuses autres institutions universitaires. Au milieu des scientifiques, dont il apprécie la compagnie. C'est là que cet Anglo-franco-américain, penseur polyglotte de la littérature, de la tragédie, mais aussi de notre temps, a reçu Le Monde pour un entretien, en français.

On assiste à un recul de l'idée d'Europe. Ce reflux vous inquiète-t-il ?

Bien sûr, mais mon pessimisme est mitigé. Car l'Europe telle que nous la connaissons en 2013 tient aussi du miracle. Nous parlons là, assis ensemble à Cambridge, alors que deux guerres mondiales ont ravagé le continent ; alors qu'il y a eu la Shoah ; alors qu'au cours de la première guerre, les troupes anglaises ont perdu 40 000 hommes le premier matin de la bataille de Passchendaele (1917) - au point que le journal n'était pas assez grand pour en imprimer tous les noms ! Oui, le fait qu'après tous ces cataclysmes l'Europe ait pu reprendre une certaine existence, qu'il y ait encore des grands orchestres, des musées, c'est déjà un miracle. On aurait bien eu le droit de croire que c'en était fini de l'Europe. D'autres grandes civilisations se sont éteintes, et Paul Valéry avait, dès 1919, prédit la fin de la nôtre.

Le paysage intellectuel occidental n'en a pas moins considérablement changé.

Actuellement, ce sont les sciences qui occupent le haut du pavé, non les humanités. En m'installant à Princeton (New Jersey), dans la "maison" d'Einstein, puis à Cambridge (Royaume-Uni), j'ai choisi de vivre au milieu des princes de la science. Les sciences sont le grand vecteur du futur. Même si on est médiocre dans ce domaine, on est comme intégré à une équipe qui progresse vers le haut, sur un tapis roulant. Du reste, avant que l'anglo-américain ne triomphe comme lingua franca universelle, les mathématiques jouaient ce rôle. Je me souviens qu'à Princeton on pouvait voir des étudiants russes, japonais et américains écrivant à toute allure sur un tableau. Leurs doigts étaient comme des éclairs. Bien qu'ils fussent de nationalités et de langues différentes, ils se comprenaient, peut-être sur le mode humoristique, grâce à ce langage mondial que sont les mathématiques et les sciences. Une sorte d'espéranto de l'exactitude.

Une de mes grandes tristesses vient de l'écart croissant entre ce que le profane peut comprendre des sciences exactes et ceux qui les possèdent vraiment. Non seulement, comme l'affirmait Galilée, la nature "parle mathématique ", mais elle parle maintenant "haute mathématique", et on ne peut plus s'en approcher. Moi-même, je ne puis me traduire ce qu'étudient les scientifiques qu'à travers des métaphores, cet ultime refuge de l'ignorance... Platon disait qu'une métaphore consiste à mettre en rapport deux espaces du cerveau. C'est une extraordinaire intuition. Dans peu de temps, il n'est pas exclu qu'on dispose d'une métaphore électronique.

La science l'aurait donc emporté sur l'humanité, voire sur l'humanisme ?

Peut-être. Mais en même temps, Heidegger, ce méchant titan, a raison de dire que les sciences sont extrêmement triviales. Elles n'ont que des réponses. Cette remarque est magnifique, impardonnable et profondément troublante, car il est exact que les avancées des sciences n'ont pas changé notre condition ultime, même si la médecine a profondément modifié notre rapport à la mort. Quand Wittgenstein dit que les sciences n'ont rien à apporter sur les dilemmes moraux, on sent la provocation. Mais pensez aux ravages du cancer, à la faim dans le monde : ne voit-on pas réapparaître, dans l'Angleterre actuelle, des maladies infantiles dont Charles Dickens se réjouissait qu'elles aient disparu ?

On avait fondé d'immenses espoirs sur la biogénétique - dont Cambridge est l'un des foyers - en espérant qu'elle aide à clarifier les grands débats politiques, sociaux. Or où en sommes-nous ? En fait, elle les rend plus obscurs. La science peut aussi servir le despotisme et l'inhumain, cela nous le savons. Elle ne résout pas les grandes interrogations liées à la mort. Il est également possible, comme le pensait Paul Ricoeur, que la mémoire des grands massacres collectifs du XXe siècle nous empêche plus encore de penser notre propre fin d'individus. Sur cela, on doit sans cesse méditer la phrase de Staline : une mort individuelle, c'est une tragédie ; un million de morts, c'est une statistique. Toutefois je ne crois pas que nous ayons perdu la possibilité de penser notre mort. C'est seulement devenu plus difficile.

Maintenant que je suis tout près de ma fin, je m'agrippe à une boutade que je trouve d'une profondeur époustouflante. Elle vient des cercles yiddish de Brooklyn : "Est-ce qu'il y a un dieu ? - Bien sûr, mais pas encore ". Ce "pas encore..." m'apporte une certaine force intérieure.

Dans "Poésie de la pensée" (Gallimard, 2011), vous montrez que toute théorie, aussi abstraite soit-elle, est tributaire de sa musique, de son rythme. N'est-ce pas une façon de résorber l'abîme qui sépare le travail théorique du critique d'une oeuvre littéraire ?

Toute ma vie j'ai senti qu'il y avait un abîme entre le créateur et le meilleur des interprètes ; que le commentaire, même le plus inspiré, est parasitaire comparé au mystère de la création. Un mystère auquel nous ne comprenons rien, en dépit de toutes les espérances que nous mettons dans les explications psychologique ou neurologique. Qu'est-ce qui provoque chez la femme et l'homme le déclic de l'absolu qui permet de créer des personnages bien plus vivants que nous : Phèdre, Falstaff, Hamlet, Bérénice ? Des personnages à côté desquels nous paraissons de bien pâles copies ? Qu'est-ce qui peuple le réel de fictions ? Qu'est-ce qui rend les paysages d'un grand peintre plus agréables à regarder, plus convaincants que la photographie (et j'admire la photographie) ? Qu'est-ce qui fait que Claude Lévi-Strauss a mille fois raison quand il dit : "Invention de la mélodie, mystère suprême des sciences de l'homme" ? On prétend que pour satisfaire un ténor vaniteux Verdi a composé La Donna è mobile au troisième acte de Rigoletto (1851) et que, dès le lendemain, il n'y avait pas un orgue de barbarie qui ne l'ait joué dans toute l'Europe. Comment cela arrive-t-il ? Nous n'en savons rien.

Mon privilège immense, c'est d'avoir été un "facteur". Porter les lettres n'est pas toujours facile, et les mettre parfois dans la bonne boîte, encore moins. Succédant à Edmund Wilson au New Yorker pendant près de trente ans, j'ai pu dire aux lecteurs : lisez donc cela, ça va changer votre vie. J'ai moi-même publié des fictions. Mais, hormis peut-être quelques pages, ce ne sont que des mises en scène d'idées, des dramatisations de pensée. Il leur manque ce mystère de l'innocence qui caractérise la vraie création. C'est déjà une prérogative énorme d'avoir été un facteur. Un Pouchkine peut être reconnaissant aux critiques, à ses éditeurs, mais lui, il a écrit les lettres... Moi, même si je suis un outsider parmi mes collègues qui ne me pardonnent pas ces distinctions parasitaires sur la création, je reste d'abord un professeur.

Ne pensez-vous pas que le processus de création dépende aussi du public, ou des critiques qui reçoivent l'oeuvre du créateur ? La réception d'un texte n'est-elle pas à sa manière création ?

Non. L'oeuvre n'a besoin de personne. Walter Benjamin a écrit qu'une oeuvre pouvait dormir cinq cents ans et trouver un lecteur : le texte sera toujours jeune. On ne peut donc prétendre que c'est sa réception qui le crée. Voyez la musique de Vivaldi, qui est maintenant le tapis sonore du quotidien. Longtemps on n'en trouvait pas un enregistrement, pas une partition ! Elle n'a été exhumée de son oubli qu'au XXe siècle. En réalité, j'estime que c'est nous qui avons la chance de recevoir l'oeuvre, et non l'inverse. Le texte est là et dit : "J'attends, j'ai tout le temps." La patience est du côté de l'oeuvre.

Bien sûr, il y a des essais critiques qui sont des classiques. Mais lirait-on encore le Contre Sainte-Beuve de Proust s'il n'avait été précisément écrit par Proust ? Il faut donc demeurer scrupuleusement modeste devant cette différence. Je le dis à ceux qui prétendent qu'un texte est aussi important par sa déconstruction, donc aussi important par ce que l'on peut en dire qu'en lui-même : M. Steiner a quasiment jour et nuit besoin de Racine, mais Racine n'a aucun besoin de M. Steiner. Oublier une seule seconde cette distinction, c'est cela la vraie trahison des clercs.

Les techniques comme Internet ont-elles fait évoluer la notion d'auteur ? En quoi Internet va-t-il changer le statut de l'oeuvre ?

Est-ce qu'il y aura de nouveau une collectivité de la création ? Va-t-on revenir à l'anonymat ? Après tout, Homère est anonyme. Nous ne savons quasiment rien de Shakespeare, et pourtant ce petit monsieur de Stratford-upon-Avon en sait plus que nous sur presque tout. Il est très possible que l'époque du grand "ego", du grand "moi" soit close. Elle est, du reste, très brève. Beethoven avait conscience d'être Beethoven. Mais je ne crois pas que Shakespeare ait jamais eu la moindre conscience d'avoir été Shakespeare.

Une distinction entre oeuvre sérieuse et oeuvre de distraction semble diriger votre vision de la création littéraire. Mais quand les deux genres se rejoignent, comme c'est le cas parfois pour le cinéma, ne peut-on être un peu moins pessimiste sur l'avenir de l'oeuvre d'art ?

Je plaide coupable pour n'avoir pas compris que le cinéma était peut-être la forme la plus importante dans l'esthétique moderne. J'ai eu un père qui était de la vieille école, un lycée et des études universitaires très traditionnels. Pas plus que je n'ai compris en quoi les Beatles provoqueraient une révolution mondiale. Je confesse n'avoir pas compris non plus l'importance de la télévision ni saisi la révolution que cinéma et télévision ont engendrée. J'ai parlé de miracle de la création, mais il y a aussi un miracle du best-seller. Comment se fait-il que ce pur produit de l'atmosphère, du vocabulaire et de la syntaxe des public schools anglaises qu'est Harry Potter suscite un tel engouement ? Pourquoi des enfants eskimos dorment-ils devant une librairie pour avoir le volume dès sa sortie ? Il y a un lien évident avec les grandes sagas, mais cela ne suffit pas. L'élément science-fiction au centre du mythe arthurien, je ne le perçois pas et mes enfants me le reprochent. De la même façon, j'ai beaucoup aimé les grands maîtres du jazz quand j'étais étudiant à Chicago, puis est venu le heavy rock, l'art conceptuel, et j'ai décroché. On a un calendrier intérieur et, à un certain moment, vient décembre en soi-même. On ne peut pas tout aimer ni comprendre. Il ne faut pas essayer de bluffer, comme le fait trop souvent la sociologie esthétique française. On a son calendrier neurophysiologique et il faut le respecter.

Vous avez écrit : "Ce n'est pas un hasard si les poètes louent les tyrans". Cela veut-il dire que la démocratie ne crée pas un contexte favorable au génie littéraire ni à la tragédie comme genre ? Antigone ou Abraham sont-ils encore envisageables à l'ère démocratique ?

Quand les péronistes sont revenus au pouvoir en Argentine, l'ambassadeur américain a proposé à José-Luis Borges, qui était bibliothécaire à Buenos Aires, de venir aux Etats-Unis et d'occuper à Harvard la grande chaire qui porte le nom du poète Charles Eliot Norton. Borges a souri comme seul un aveugle peut sourire et répondu : "Vous ne comprenez pas, monsieur l'ambassadeur, la torture est la mère de la métaphore." C'est terrible comme phrase, mais c'est vrai. Le grand poète, l'écrivain est l'opposant par excellence. Il oppose ce qui pourrait être à ce qui est. Mais dans une société où, selon le mot du philosophe américain Richard Rorty, "anything goes", il devient difficile au poète de créer un contre-monde. J'ai eu une altercation cinglante avec Joseph Brodsky [Prix Nobel américain d'origine russe, déporté par le régime soviétique puis contraint à l'exil, en 1972]. Lui trouvait que le prix payé pour son oeuvre avait été trop élevé. Aucune ne vaut la souffrance et Brodsky a toute la légitimité pour l'affirmer. Je n'ai pas le droit moral de soutenir le contraire. Et pourtant, je le ressens. La démocratie sait-elle favoriser cet acte de rébellion, de révolte intérieure qui est au coeur de la grande littérature et de l'art ?

D'où votre intérêt pour les maudits de la littérature, Céline, Rebatet, Heidegger, ceux qui se sont compromis avec le fascisme ou le nazisme ?

J'ai été l'un des tout premiers à dire : "On chante du Schubert le soir et on torture le matin." Je voudrais comprendre mais je n'ai jamais eu de réponse. Vous savez comme j'ai travaillé, sans illusion, sur Heidegger. J'ai eu une seule merveilleuse explication du cas par son disciple, le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002), dont les mains étaient si gigantesques qu'il pouvait les mettre sur vos épaules et vous disparaissiez complètement. "Steiner ! Steiner !, me disait Gadamer, pourquoi te tourmentes-tu ? Martin était le plus grand des penseurs ; le plus mesquin des hommes." Il y a peut-être un lien entre l'inhumain et l'art. Comme le disait Benjamin, toute grande oeuvre est ancrée dans la barbarie. Mais l'énigme demeure néanmoins. Ne pas comprendre est merveilleux. Poser des questions est l'oxygène de l'être.

Vous êtes en contact avec la jeunesse estudiantine. Quel sera son avenir, selon vous ?

Il m'effraie. Nous sommes en train de créer une apathie chez les jeunes, une "acédie", grand mot médiéval, sur laquelle Dante et saint Thomas d'Aquin ont écrit des choses formidables. Cette forme de torpeur spirituelle me fait peur. Le philatéliste qui est prêt à tuer pour un timbre, lui, a de la chance.