Du pouvoir

Le principe: consentement volontaire ou forcé

hobbesSe poser la question de l'origine du pouvoir, c'est aussi se poser la question de la définition du pouvoir.1 Elle entraîne loin, notamment dans la distinction me semble-t-il toujours nécessaire de la puissance et du pouvoir et sans doute est-elle un des éléments propres à déterminer la nature du régime politique.

Mais se poser la question de l'origine du pouvoir c'est aussi partir d'une constatation simple, presque triviale à force d'être évidente: on n'a jamais de pouvoir que celui qu'on vous reconnaît, de gré ou de force. Quand bien même celui-là fût-il autoritaire ou de droit divin, il ne se peut exercer que pour autant que celui qui le subit l'ait au préalable reconnu comme inévitable, nécessaire ou souhaitable. Ce pourquoi même le pouvoir monarchique avait besoin, de temps en temps de marquer cette origine et de la sanctifier.

Représentation ascendante ou descendante

Le pouvoir, finalement, fonctionne comme les mathématiques 2, comme un système axiomatique plus exactement: il fonctionne à partir du moment où il fait système. Il fait système à partir du moment où il s'appuie sur un nombre minimal de principe - idéalement un seul! La question de la nature du pouvoir est ainsi liée indissolublement à celle de son origine.

Cette origine peut être prise d'un point de vue historique, logique  ou anthropologique : dans tous les cas on observe la même chose. Le pouvoir est initialement représenté comme celui d'un dieu, d'une force naturelle.

Comme tout principe, ce dieu ordonne l'ensemble du système: il sera ainsi, dans la représentation chrétienne, bon et omnipotent, de manière égale.

Par délégation descendante, cette bonté hypostasie l'ensemble du système de pouvoir. Le sacre du Roi à Reims est le rituel consacrant cette bonté ontologique du pouvoir à quoi il serait évidemment malséant de ne point se conformer.

De la même manière, le peuple, dès lors qu'il est perçu comme la source de toute souveraineté, est lui-même paré des mêmes oripeaux de bonté !

Et c'est au fond logique.

La question n'est donc jamais de savoir si effectivement le monarque est vertueux, éclairé; non plus que de soupeser les bontés du peuple : on verra les discours se dérouler invariablement autour de ces représentations, de la même manière que pour le pouvoir monarchique la populace aura toujours quelque chose de l'animal brut, dont il faut se méfier; à l'instar du discours républicain pour qui le pouvoir sera toujours tyrannique, quoiqu'on fasse.

Et c'est, au fond, logique.

La question en réalité est simplement de considérer que ces deux sources de souveraineté ne sont jamais que les deux faces d'une même réalité, qu'elles se réfléchissent simplement comme dans un miroir, offrant une perspective inversée, certes, mais identique . Et c'est bien pourquoi elles sont inconciliables ... d'être les mêmes. Il fallut la folie, la naïveté ... ou la collusion des constituants de 89 pour seulement avoir pu imaginer que la souveraineté populaire pût s'accommoder de la monarchie (et inversement)!

Le pouvoir s'inscrit dans le princeps, ce pourquoi il est prince et souverain, en tout état de cause. Le pouvoir s'inscrit en un lieu qui est hors du jeu puisqu'il l'ordonne: il ne saurait être à la fois classant et classé, ordonnant et ordonné. Le pouvoir relève de la transcendance et, jamais il ne peut véritablement s'inscrire dans le réel. Ce pourquoi le pouvoir participe plutôt de la puissance  et se perd sitôt qu'il l'oublie.

Ce pourquoi derechef, le pouvoir relève toujours de la Cité Interdite ! Moïse ne foulera pas la terre d'Israël; le Christ vite expulsé de l'avoir oublié! Les dieux ne peuvent être de ce monde; le souverain non plus !

Ils sont, au plein sens du terme des abstractions.

Nous l'avons écrit, la question se pose autrement: la question de l'origine est bien celle de l'orée, des limbes, des frontières. Elle est donc tout entière à saisir dans le discours.

La frontière aqueuse

Car une frontière d'abord cela se proclame. Le mythe le dit; le philosophe le répète. Romulus fonde la Cité en traçant le sillon, en distinguant d'entre le dedans et le dehors; l'ennemi et l'ami. En même temps qu'il trace cette frontière, il fonde la loi, la contrainte. En même temps il autorise sa transgression et donc la violence.

Je ne sais qui d'Alain ou de Tite-Live a raison: mais que le pouvoir soit du glaive ou de l'araire, qu'importe finalement, toujours il procède de la parole. C'est par le fiat lux que Dieu crée le monde; c'est par la parole encore que s'invente la propriété, si l'on en croit Rousseau !  IL suffisait de dire ceci est à moi !

On ne notera jamais assez ce qui d'originaire se joue dans cette frontière, dans cette parole de la frontière. Romulus à l'instar de Moïse sont issus de l'eau. Ils ne vont nulle part, on l'a dit, mais surtout ils ne viennent de nulle part. De qui pourrait-on vraiment dire qu'il a le pouvoir si l'on peut lui rétorquer Qui t'a fait roi? . Même s'il est vrai que nos monarques s'enorgueillissaient de leurs quartiers de noblesse, ils les allaient chercher si lion dans les limbes de l'histoire qu'en réalité eux aussi prétendaient n'être de nulle part.

Dieu lui même avant que de parler, avant que de se faire logos  ne planait-il pas au-dessus des eaux ?

Les grecs sans doute l'avaient -ils compris qui distinguaient d'entre les lois celles aux origines assignables qu'ils appelaient la nomia et celles si anciennes qu'on en ignorait l'origine mais provenant vraisemblablement des dieux qu'ils appelaient  ethos

En tout état de cause, de la même manière que Dieu est ailleurs, le peuple aussi: le tiers n'est rien, n'est nulle part, il est jusqu'à ce mois de mai 89, le grand muet de l'histoire. Sans jeu de mot, il est le tiers exclu, celui par qui le système peut fonctionner, précisément par son absence. Il est celui qui ne dit mot, et, par voie de conséquence, consent !

Telle est la grande règle que nous retrouverons ailleurs : le système ne peut évidemment fonctionner que si le principe est ailleurs, hors du champ ! Il y a rupture, révolution sitôt que le principe fait irruption dans le système lui-même, dans l'histoire. Jésus brise toute histoire en intervenant dans le temporel; d'où son éviction. Le peuple brise le système en faisant irruption durant les journées de septembre 92. A chaque fois la même histoire qui devient impossible. Certes, il était loisible, même si difficilement, de troquer une forme de gouvernement contre une autre (monarchie absolue contre monarchie constitutionnelle) voire seulement d'opérer quelques aménagements à celle-ci. Mais dès lors que le peuple intervient directement, et non par le truchement de ses représentants, alors, oui, il y a véritable rupture, et le système explose.

L'indépassable ombilic

La conséquence en est aisée à tirer: il n'y a pas d'origine, ou bien, si même elle devait néanmoins exister, elle ne serait pas assignable, engloutie depuis toujours dans le maelström épais des rixes et des jours.  Au même titre que les points composant la ligne n'occupent aucun espace, de la même manière, la parole n'occupe aucun espace ni ne surgit de quelque endroit que ce soit.  Elle est ce qui permet de comprendre, mais pas ce qui peut être compris, au moins dans le sens de cerné!

 

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1) on regardera ce site, notamment

2) on sait par ailleurs que démocratie et géométrie ont été inventés ensemble
voir Mythe et pensée chez les grecs de JP Vernant