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Sur le rapport théorie <-> expérience

 

On voit donc que tous les termes de la méthode expérimentale sont solidaires les uns des autres. Les faits sont des matériaux nécessaires; mais c’est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c'est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science. L’idée formulée par les faits représente la science. L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique préconçue ou anticipée. La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. Le raisonnement ne sert qu’à donner une forme à nos idées. C’est l’idée qui constitue le point de départ, ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c’est elle qui en est également le but dans l’aspiration de l’esprit vers l’inconnu.
Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale p. 55

 

Le raisonnement qui soutient l’expérience cruciale a la même structure logique que la démonstration par l’absurde des mathématiciens (…)
Si l’expérience ne répond jamais franchement oui à nos questions, il est cas où elle nous répond franchement non. C’est précisément pourquoi Bacon demandait qu’on procédât par exclusion, et l’expérience cruciale offrait le modèle d’une telle procédure. Or Duhem montre qu’en physique les choses ne se présentent pas avec cette belle simplicité et que cette partie négative de l’inférence est tout aussi incertaine que l’autre. Car le principe d’où l’on croit tirer la conséquence expérimentale ne se laisse pas ainsi isoler pour être jugé à part; il est solidaire, plus ou moins directement, de l’ensemble de la physique, et c’est sur cet ensemble que porte le démenti de l’expérience. Celle-ci nous apprend bien qu’il y a quelque part une erreur dans nos principes, mais elle ne nous désigne pas le coupable.
Blanché in La méthode expérimentale et la philosophie de la physique, p. 252

 

L’une des principales caractéristiques qui distinguent la science moderne de celle des périodes antérieures tient à l’importance toute particulière de ce que l’on appelle la “méthode expérimentale” . Toute connaissance empirique repose en fin de compte sur des observations, mais celles-ci peuvent être obtenues de deux manières entre lesquelles il y a une différence essentielle. Quand nous employons la manière non expérimentale, nous jouons un rôle passif. Nous nous contentons de regarder les étoiles ou les fleurs, de remarquer les ressemblances et les différences, et de chercher des régularités qui puissent s’exprimer sous forme de lois. Au contraire, dans la manière d’observer qu’on appelle expérimentale, nous prenons un rôle actif. Au lieu d’attendre que la nature nous donne des situations à observer, nous essayons d’en créer. Autrement dit, nous nous livrons à des expérimentations.
La méthode expérimentale a été extraordinairement féconde. Les progrès considérables de la physique depuis deux siècles, et surtout depuis quelques dizaines d’années, n’auraient pu s’accomplir sans elle. S’il en est ainsi, on peut se demander pourquoi cette méthode n’est pas utilisée dans toutes les sciences. C’est qu’il y a des domaines où elle n’est pas aussi commode à mettre en œuvre que dans celui de la physique. En astronomie par exemple, on ne peut pas dévier une planète de son orbite pour voir ce que cela va donner. Les objets étudiés par l’astronomie sont hors d’atteinte, nous ne pouvons que les observer et les décrire. Parfois l’astronome est en mesure de reproduire en laboratoire des conditions similaires à celles qu’on trouve par exemple à la surface du soleil ou de la lune, et d’observer ce qui se produit dans ces conditions. Mais il ne s’agit point là d’une véritable expérience astronomique. C’est une expérience de physique qui présente un intérêt pour l’astronomie.
Toutes différentes sont les raisons qui empêchent les sociologues de se livrer à des expériences sur des groupes d’une certaine ampleur. Il leur arrive, certes, d’expérimenter sur des groupes, mais ceux-ci sont généralement de dimensions restreintes. Si nous désirons apprendre comment les gens réagissent lorsqu’ils n’ont pas d’eau, nous pouvons prendre deux ou trois personnes, les mettre au régime déshydraté et observer leurs réactions. Mais cela ne nous renseigne guère sur la façon dont réagirait une communauté importante si son approvisionnement en eau se trouvait interrompu. Il serait intéressant, pour voir, de couper l’eau à New-York, par exemple. Est-ce que cela engendrerait la panique ou l’apathie? Est-ce que les habitants organiseraient une révolution pour renverser la municipalité? Bien entendu, pas un sociologue , n’ira proposer pareille expérience: il sait que la communauté ne l’admettrait pas. Les gens ne permettraient jamais aux sociologues de jouer avec leurs besoins essentiel.

Même quand il n’est question d’aucune cruauté véritable envers une communauté, des pressions sociales puissantes s’exercent souvent à l’encontre de la réalisation d’expériences portant sur des groupes. Par exemple, il y a au Mexique une tribu qui se livre à une certaine danse rituelle chaque fois qu’une éclipse de soleil a lieu. Les membres de la tribu sont convaincus que c’est la seule façon d’apaiser la divinité qui a provoqué l’éclipse. Finalement, la lumière du soleil brille à nouveau. Supposons qu’un groupe d’anthropologistes s’attache à persuader ces gens que leur danse rituelle n’a rien à voir avec le retour du soleil, et leur propose une expérience; la prochaine fois que la lumière disparaîtra, n’exécutez pas votre danse, et on verra ce qui se passera. Les membres de la tribu s’indigneraient aussitôt: ce serait courir le risque de passer le reste de leur existence dans le noir. Ils croient si fort à leur théorie qu’ils refusent de la mettre à l’épreuve. Et ainsi, vous voyez, certains obstacles s’opposent à l’expérimentation dans les sciences sociales, même lorsque les scientifiques sont convaincus qu’elle ne saurait entraîner aucun dommage pour la société. Le spécialiste des sciences sociales se trouve en général réduit à puiser sa documentation dans l’histoire et dans les expériences pratiquées sur des individus ou sur de petits groupes.
Carnap in Les fondements philosophiques de la physique P; 47-49

 

Une loi physique est une proposition qui établit un lien permanent et impossible à rompre entre des grandeurs physiques mesurables, de telle sorte qu’on peut calculer une de ces grandeurs quand on a mesuré les autres. Avoir une connaissance aussi complète que possible des lois physiques, tel est le but ardemment poursuivi par tout physicien.(…)
Maintenant comment est-on parvenu à établir l’existence des lois physiques que nous connaissons et sous quel aspect se présentent-elles à nous? Tout d’abord, il faut bien le reconnaître, il n’est pas évident que le monde obéisse à des lois physiques, il n’est même pas évident que la permanence de leur empire jusqu’à l’heure actuelle étant admise, il en sera toujours de même à l’avenir. Il est en effet tout à fait concevable et il n’est au pouvoir de personne d’empêcher qu’un beau soir, à la suite d’un événement tout à fait imprévu, la nature nous joue le tour de s’abandonner à une sorte de jeu fantaisiste, et nous donne le spectacle de l’incohérence la plus complète et la plus irréductible à l’idée d’une loi quelconque; il ne resterait alors plus à la science que la ressource de se déclarer en faillite. Pour employer le langage de Kant, nous dorons qu’elle met le principe de causalité au nombre des catégories a priori sans lesquelles aucune connaissance n’est possible. Il s’ensuit alors nécessairement que l’essence des lois physiques n’est plus déterminable par le travail de la réflexion que ne peut l’être a priori le contenu des diverses lois physiques particulières. Pour cette détermination, il n’est qu’un seul moyen, se tourner vers la nature et l’interroger par les expériences les plus nombreuses et les plus diverses; comparer ensuite les résultats de ces expériences et les traduire en formules aussi simples et générales que possible, en un mot e servir de la méthode inductive. Planck in Initiations à la physique, p. 144