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Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille

Car il ne revient pas au même de se perdre ou éparpiller.

Ces deux-là assurément s'éparpillent mais comment savoir s'ils se sont déjà perdus ? Avoir écorné ses doigts son enfance durant, appris à se tenir droit, à poser délicatement son archet sur les cordes pour qu'elles ne crissent ni ne chuintent, à égrener imperturbablement, sans impatience ni bouderies, ces interminables gammes dont il valait mieux ne pas discuter la pertinence sous peine de foudres glaciales, tout cela pour finalement contrefaire péniblement une scie romantique si éculée en sa niaiserie que même les mélos américains répugnent à la représenter, tout cela dans une de ces simagrées envahissantes mises en étalage désormais le long des berges où le please marry me respire sa spontanéité comme le salmigondis de fleurs, lumières, champagne et autre tapis rouge amassés ici !

Même les élans intimes désormaient font spectacle et, oui, les ombres se trainent, éparpillent et déshabillent à la fin.

Se perdre ? ne plus savoir où l'on se trouve, avoir perdu tout repère et, pour peu qu'il y en ait eu un, ne pas retrouver trace du chemin. C'est affaire de repères, de boussole : pour les avoir repérés et suivis à l'aller, cette certitude rassurante qu'ils existent bien. Qui est perdu, d'une manière ou d'une autre, tôt ou tard, s'y retrouvera : en marchant tout droit on arrive bien quelque art à la fin, non ? à moins de rencontrer quelqu'un qui par chance ne se serait pas perdu, lui … Mais il n'est pas de chance ici, pas même d"heureuse combinaison ; l'épuisement seulement de toutes les occurrences.

Mais, tout au contraire du logos qui rassemble, réunit et donne un sens, ici s'éparpiller c'est avoir tout jeté au vent mauvais, disséminé sans qu'aucun malin y puisse jamais trouver quelque rationalité. Comme la démarche disloquée d'un grand dégingandé ou le ridicule involontaire d'un pantin désarticulé. Les graines que l'on jette en terre de ce beau geste consacré achèvent toujours de trouver sol où donner vie.

Mais ici …

Bien plus embarrassants que ces objets qui jonchent le sol et que nos inadvertances ont abandonnés avec cette négligence qui signe tant notre impuissance à tenir à rien … pas même à nous retourner pour tenter de les récupérer. Au moins ces objets racontaient-ils encore quelque chose de nous, dussent-ils l'avoir conjugué à l'imparfait.

Mais ici …

Est-il encore geste, sourire, regard qui soit résolument nôtre et nous ferait reconnaître d'entre mille ?

Je n'ignore pas que ces touristes, saisis à la volée dans leurs petites manies, de n'être précisément pas en leur espace ordinaire, n'habitent rien ici et ne font que visiter. Encore le font-ils avec l'obsession de partager - d'où ces conversations-vidéos souvent tonitruantes avec des proches restés au pays ; surtout le font-ils avec le soucis d'en garder trace, souvenir. Est-ce tellement pire que ces autochtones supposés habiter qui pourtant ne font, empressés, que passer sans laisser rien qui leur ressemble ni d'ailleurs autoriser l'espace à les marquer. La cécité de ceux-là vaut bien la glaciale insensibilité de ceux-ci.

Mais souvenir de quoi ou plutôt de qui ? Passe encore de poser devant le monument (en l'occurrence la Tour Eiffel) comme pour mieux attester y avoir bien été présent, passe d'affecter tel geste pointant l'objet ou jouant sur illusions et perspectives comme si on le portait de sa paume … mais se planter au milieu du pont pour s'y embrasser en position mille fois vue au cinéma ou sur les magazines …

Comme si l'image ne pouvait plus être recevable qu'infiniment contrefaite ayant éparpillé tout ce qui d'eux signait le couple, leur voyage, leur plaisir pour n'en retenir que ce qu'à bien nommer l'on entend par cliché, stéréotype.

A l'instar d'un Aragon égaré dans une Sarre qu'il ne comprend pas, jouant le rôle d'un occupant pour lequel il était assurément peu fait ; s'éparpillant d'ennui et de dégoût dans les bras des filles.

Moment incroyablement douloureux, triste à pleurer en tout cas, où l'âme se déshabille ainsi et ne révèle rien pourtant, ne concède rien ; comme si la terreur du temps en avait envahi la vacuité ne concédant qu'allures glacées de photos jaunies. .

Au moins, son smartphone une fois posé par terre contre le parapet pour la saisir en une vidéo esquissant quelques pas de danse qu'elle publiera sans doute sur un Tik Tok quelconque, au moins cette toute jeune fille éprouve-t-elle ses (in)certitudes avec la fraîcheur des grands commencements. Elle ne dit encore rien d'elle sinon son empressement d'être mais c'est déjà beaucoup.

Mais là ?

Curieuse oxymore que celle d'une époque qui aura d'autant mieux laissé se proliférer les canaux qu'il n'y avait plus rien qui parvînt à s'y engouffrer.

Bruit de fond assourdissant ? oui sans doute ! clairement audible néanmoins parce que monocorde, monotone. Feux d'artifice de couleurs et de mouvements ? oui, assurément, mais si aisément consommables de n'offrir rien qui ne fût déjà exhibé mille fois auparavant comme si nos yeux fatigués ne pouvaient désormais rien supporter qui ne rentrât pas dans la cellule étriquée de leur myopie usuelle.

Leur âme est ailleurs ; éparpillée sans doute. Les images ne disent plus rien, plus rien d'elles ; leurs mots sonnent vides. Même les ombres s'égarent …