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Template …

Voici peut-être image parmi les plus anciennes qui resurgissent de mon enfance : ma grand-mère, couturière à domicile utilisait cette même craie pour tracer sur le tissu les contours fixés par le patron. Oui, les couturières, avant d'assembler les pièces de tissus, les auront découpées et ne le pouvaient que d'après un modèle que parfois elles concevaient, le plus souvent reproduisaient quitte à l'adapter un peu.

Ce modèle a un nom : un patron.

Je me suis longtemps demandé pourquoi on appelait ainsi ce modèle d'abord conçu sur papier. Il semblerait bien que ce soit seulement par usage métaphorique : le patron fut d'abord le protecteur, au sens religieux ou non, avant d'être celui qui dirige son commerce (face au client) sa maison, bientôt son entreprise. Le patron est donc bien celui qui dirige, indique la direction, fixe les normes. L'ouvrier suit les directives. Ainsi fait la couturière exécutrice d'un modèle. Modèle via l'italien vient de modulus : le moule.

Regardons nos logiciels : si certains utilisent gabarit le plus souvent ils sacrifient à leur origine anglo-saxonne en appelant ceci template.

Je ne me trompai qu'en partie en soupçonnant que le terme eût partie liée avec templum. C'est bien ainsi que les latins nommaient cette partie du ciel dessinée imaginairement par leur bâton pointé vers cette portion où devaient se manifester les oracles divins. Le terme dérive en fait de templet ( qui lui dérive de tempus) désignant un outil servant à maintenir tendue l'étoffe sur un métier à tisser.

Kant avait vu juste : en nos manières de penser autant que de percevoir, il y a des modèles, des normes préalables, des formes a priori. Il y a toujours, qui précède nos calculs, nos mesures, nos extrapolations, une aune commune qui nous fait finalement moins connaître que reconnaître. Qu'importe si cette aune est vide, inconsciente ; qu'importe même d'où elle provient : c'est elle qui nous permet de juger. Même le beau dont nous n'avons ni concept ni prémonition mais que nous savons évaluer.

Quelle tristesse de nous voir ainsi tout ramener à nous-mêmes, au peu que nous savons ou croyons connaître : c'est à ce fétichisme que Spinoza attribue nos croyances en un dieu

Dans la Chambre claire, Barthes qui cherche au fond à comprendre ce qui dans une photographie l'intéresse et saisit, distingue studio et punctum, ce dernier étant ce qui, de la photo jaillit vers lui et l'interpelle quand le studio n'est jamais qu'un territoire que l'on reconnaît par le truchement de sa propre expérience, culture etc. Derrière ces termes dont l'afféterie ne m'échappe pas, bien à la manière de ce structuralisme aujourd'hui désuet mais dont le scientisme a marqué une époque - ce qui ne signifie pas qu'il soit dépassé, derrière ce couple étrange relevant plus de l'oxymore que de la dialectique, se cache néanmoins une évidence : ce qui se présente à nous ne serait ni visible ni compréhensible si ne se rattachait pas à des formes déjà connues et des rationalités déjà repérées ; pour autant ne nous intéresserait non plus que nous engagerait s'il n'était que cela. Par définition la photographie veut saisir l'instant, donc l'événement - je veux dire l'unique et l'insolite.

Que pourrait bien nous inspirer cet homme déjà rondouillard, à la calvitie honteuse, en cette posture bien à la manière de cette seconde moitié du XIXe , en tout cas de celle de Nadar, un peu trop raide, n'était ce haut-de-forme venant, de son inclinaison, offrir quelque discrète malice à ce regard, presque vide déjà, et à cette canne qui suinte par trop son bourgeois assoupi, que peut-il nous inspirer sinon l'indifférence creusée par un siècle et demie de distance. Rien sinon que cet homme s'appelle Joseph Bonaparte et qu'il fut le plus jeune frère de l’Empereur. C'est par cette photo pourtant sans intérêt que Barthes commence sa réflexion sur la photo.

Manière de signaler qu'une photo, en l'occurrence ici un portrait, vaut surtout pour ce qu'on y met ou emmène, de souvenirs, de connaissances ou de modèles ; de réflexion, d'analyse ou de préjugés. Je ne parviens pas à oublier cette petite phrase de Comte sur la théorie quelconque nécessaire à tous les commencements si nous n'avions eu en nos têtes une idée préconçue sur le monde, nous n'aurions tout simplement rien vu. La photo, le portrait tout spécialement, est une rencontre - j'ai failli écrire une confrontation si le terme n'était trop belliqueux. Nadar regarde Joseph … et le fige. Soit. Mais c'est oublier que Joseph le fixe à son tour, empoté certainement, ignorant quelle attitude conviendrait au mieux face à cette invention nouvelle, mais il cherche son regard. Il paraît cependant ne pas même le trouver.

Au-delà du petit souvenir abandonné à ses proches, justifiant toutes les photos de famille, que cherche-t-on en se laissant ainsi portraiturer ? De tels personnages ne peuvent pas ne pas s'enquérir de la trace laissée demain dans l'histoire à quoi le portrait contribuera. Etre à la hauteur de l'image que l'on se fait de soi, que l'on aimerait laisser - ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose - être source d'inspiration, de modèle ? La photo, comme autrefois le tableau - l'image en général - convoque toujours plus que son objet : l'histoire voire la légende. Comment oublier que Jaurès refusa qu'on enregistrât sa voix ? qu'il se figeait, comme empoté, les rares fois où on le filma comme s'il n'avait pas compris l'originalité de ce nouvel outil. Ou qu'il craignît que ce qu'il y eût gagné de consistance et de proximité, il l'eût perdu de mythe. Car oui, la photo est grande pourvoyeuse de légende. Que son et mouvement fissurent. L'artiste et le modèle se croisent sans nécessairement se rencontrer. Ils ne cherchent pas la même chose sans pour autant que le narcissisme de l'un télescopât jamais la curiosité de l'autre.

Je ne suis pas certain de l'ambition qui hanta Nadar : peut-être se contenta-t-il de soigner ce tout-Paris qu'il aima et qui demeura sa clientèle. Eut-il quelque ambition artistique ? Sans doute ! Frénésie d'aller jusqu'aux limites de cette technique nouvelle ? Assurément. Voulut-il faire œuvre anthropologique ? Je ne le crois pas.

C'est sans doute en ceci qu'il se distingue d'A Sander. Celui-ci projeta, dès les dernières années du XIXe, de fixer tableau quasi-anthropométrique du peuple allemand, cherchant dans les attitudes, vêtures, autant que postures symptômes de ce qu'ils étaient. Des paysans aux artistes en passant par ouvriers, notables des petites villes mais aussi ces itinérants, colporteurs et tsiganes sur qui ils s'attardera, Sander voulut ne rien rater de ce qui faisait la diversité mais aussi la pesanteur commune du peuple allemand. Nul doute qu'il se crut pouvoir faire œuvre de science. Ce que je ne crois pas avoir jamais été le dessein de Nadar.

D'une photo comme de n'importe quelle œuvre on pourra toujours tirer simple témoignage, mais aussi sociologie, mais encore histoire, anthropologie. La Bible ainsi dit au moins autant de la physique que de la métaphysique, nous le savons tous. Car tout se peut théoriser. Tel est sans doute ce que d'aucuns nommèrent le miracle de la pensée, ou bien cette spécificité de l'humain : ce recul que l'on prend pour mieux saisir, mieux s'approcher. Cette incapacité où nous nous installons de voir en un objet, ou un être, autre chose que la simple occurrence, à la surface légèrement différente, insensiblement à l'écart certes, mais l'actualisation cependant, l'incarnation d'une idée, d'une généralité ; d'un universel.

Est-ce un hasard si Sander partit de quelques archétypes, qu'il classa comme tel, dont celle-ci, ci-contre, nommée Propreté et Harmonie allant chercher dans ces visages austères jusqu'à la caricature, fermés jusqu'au déni, ces supposées vertus ancestrales de la paysannerie où l'on s'évertua trop souvent de vouloir dénicher quelque vérité archaïque que la vie moderne, urbaine si souvent dévergondée eût bafouée avec insolence.

Comment ne pas songer encore à ce commentaire de Bourdieu, dans la Distinction, sur les avis donnés par le public devant cette photo de mains de vieille femme ? Invariablement les jugements s'articulaient selon une grille, du plus concret au plus abstrait, manifestement dépendante de la classe sociale. Comment ne pas songer enfin à la noce s'en allant visiter le Louvre où Zola, à défaut de campagne, emmène la noce de Gervaise au Louvre. Curieux épisode où l'on se prend à sourire, un peu gêné, devant cette théorie de braves gens, incultes, insensibles à toute considération esthétique comme si d'appartenir à la classe ouvrière les accablait à jamais ou qu'ils fussent irrémédiablement reclus dans le petit monde étriqué et laid qui fut le leur, aux antipodes de toute préoccupation esthétique, de tout effort intellectuel.

Voici, qui peut parfois induire en magnifique bourde, l'un des pièges du portrait - surtout quand il est statique, comme figé par des positions convenues, ainsi qu'on le voit chez Nadar ou Sander : cette rencontre inopinée, tant espérée mais pourtant toujours surprenante, de l'universel et du singulier.

Superbe photo de Cléo de Mérode prise par Nadar sorte d'hommage à celle qui, durant la Belle Epoque passa pour l'une des plus belles femmes de Paris. Je savais peu d'elle sinon qu'elle fut danseuse et défraya à plusieurs reprises la chronique - on l'a dit maîtresse du roi des Belges - et c'est bien le souvenir d'une cocotte qu'elle laissa quand même ce fût à tort et malgré ses dénégations répétées. Souvenir si tenace que le Deuxième Sexe, établissant une filiation entre les prostituées et la star hollywoodienne, égrenant avec précision les différents échelons qui séparent la vulgaire fille des rues de l'hétaïre de haut vol, amène S de Beauvoir à la citer : « Les changements sociaux et économiques ont aboli le type de Blanche d'Antigny et de Cléo de Mérode. Il n'y a plus de demi-monde. »

Elle était encore vivante, s'en offusqua et lui intenta un procès … qu'elle gagna ! La mention de son nom fut retirée dans les éditions ultérieures.

Peut-être est-ce en ceci que consiste le préjugé : non pas tant, par paresse ou étroitesse d'esprit, de conclure trop vite que de voir - pour une fois, mais n'est-ce pas toujours en vérité ? - l'exemplaire démentir l'archétype, le particulier dénoncer l'universel. Le philosophe sait que le chemin ascendant, du singulier à l'universel, est périlleux et souvent fallacieux. C'est pourtant celui qu'empruntent autant le sens commun que le portraitiste !

Nous revoici à notre point de départ ! Au patron, au modèle.

Quand Barthes distingue le punctum du studium - l'intérêt général suscité par une photo s'appuyant sur un contexte connu et reconnu sans pour autant qu'il implique étude acharnée de cette pique qui dénote de l'espace conventionnel ou convenu - c'est bien pour signaler combien ce dernier provient de la photo elle-même et non de lui.

ce n’est pas moi qui vais le chercher, c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. (p48)

Où, ici, ce détail qui pique, transperce, tranche ? Dans ce visage lisse, juvénile encore ? Dans ce minois à la timidité encore esquissée contrastant abusivement avec la réputation qu'on lui fit ? Dans cette chevelure surabondante qui l'encadre mais couvre les épaules et tout le haut du torse ? Dans ce bijou qui encadre sa chevelure et couvre son front dont on sait qu'elle fit sa marque de fabrique et popularisa - mit à la mode comme on dit ?

Non ! dans le regard, plutôt, droit jeté en direction du photographe qu'elle toise, paraît tenir en respect ; qu'elle défie. On l'oublie souvent au point de ne l'imaginer que comme simple opérateur comme on abandonne souvent le peintre à n'être qu'une signature, parfois contrefaite, au bas de la toile. Mais il est toujours là, parfois terriblement discret ; souvent omniprésent comme en ces romans écrits à la première personne. La sémiologie en fit ses choux gras : focalisation, dira-t-on, interne ou externe ou même encore parfois zéro selon que l'on se contente d'une description ou narration froide, ou adopte le point de vue du personnage. Toujours présent, parfois seulement à l'extérieur de la photo. Mais ici, par son regard, Cléo de Mérode vient le chercher, le happe , l'hameçonne en quelque sorte. Et tout s'inverse. C'est lui qui est regardé ! c'est lui l'objet de la photo.

Nadar maîtrise totalement son sujet avec Joseph : il le photographie comme il l'eût fait de n'importe quel gros bourgeois, installé, et solidement satisfait. Mais avec elle, il ne maîtrise plus rien : c'est elle qui prend la parole et impose l'idée qu'elle se fait d'elle-même, tellement éloignée de la cocotte demi-mondaine qu'on voudra envisager. Il en va ici comme de ces personnages qui échappent à l'emprise de l'écrivain et ne sont vivants, crédibles ou émouvants que justement parce qu'ils cessent d'être marionnettes mécaniques articulées par l'habileté de leur auteur. L'art commence où cessent les mirages de la technique : quand tout fuit, s'échappe. Vous échappe.

C'est exactement ce que fit van Dongen dans cette photo de JH Lartigue. Celui-ci crut sans doute portraiturer une de ces célébrités qu'il aimait tant mais le peintre en plaçant à côté de lui un tableau, fort peu dans sa manière, qu'il peignit autrefois de son père, aura pris la main sur ce qu'il fallait montrer : non pas l'artiste mais l'œuvre. Ce qui demeure quand le temps des hommes a filé. C'est ici la peinture elle-même au moins autant que Van Dongen qui toisant Lartigue, regarde la photographie de cet air non pas condescendant mais dépité à l'instar de la pipe affaissée qui semble lui dire : voici le long chemin que tu as encore à parcourir pour mériter le nom d'œuvre.

Ce détail qui pointe vers vous, qui n'est pas nécessairement un détail qui vous eût échappé, constitue en tout cas ce murmure qui métamorphose le sens de ce qui se donne à voir.

Les modèles, les gabarits, ces archétypes sont assurément utiles de constituer une sorte d'esquisse, de tremplin, de point de départ. mais ne valent que d'être dépassés, transpercés. Sublimés ?

Toutes les couches peuvent bien se superposer, qu'elles soient de couleurs ou d'interprétation. Ce qui fait l'œuvre, ce sens que l'on croit à raison être humain, mais qui n'obéit que très rarement à un plan mûrement concocté mais semble tellement surgi de nulle part qu'il fut convénient del'attribuer à notre inconscient, qu'on eût mieux fait de vénérer comme souffle de l'être, ce sens, oui, est comme le regard perçant de la danseuse comme ce regard presque las mais apitoyé qui subitement vous renvoie comme un revers ce jet qu'on croyait avoir lancé.

L'œuvre nous regarde. Et ce qu'elle dit de nous, nous projette à mille lieux de sa valeur.

A nous de nous y hisser, s'il se peut. De nous en approcher si l'effort nous en sied.

Beaumarchais est là, planté sur cet espace formé par l'angle de la rue des Tournelles et de la rue St Antoine. Debout, bras croisé, tenant entre ses mains un bâton de maître de musique aujourd'hui brisé, il semble attendre … mais quoi donc ? Le bâton est sans doute hommage à Mozart qui fit du Mariage de Figaro l'opéra que l'on sait.

J'aime cette photo pour deux raisons au moins : l'alignement avec la colonne de Juillet un peu plus loin qui n'était pas la raison pour laquelle je pris cette photo, mais avec cette jeune femme surtout, aux pieds de la statue, tapotant sur son smartphone, impatiente d'un rendez-vous qui tarde à être honoré ou plus simplement le consultant puisqu'il est d'usage, comme on dit, de passer le temps en de telles circonstances.

Toutes les interprétations sont possibles jusqu'à ériger l'inénarrable intriguant, génial auteur, sulfureux espion à l'occasion, en manière de passeur d'entre les révolutions (89 et 30 à tous le moins) et cette modernité qui assure une position toujours insatisfaisante aux femmes mais améliorée cependant en quoi il ne fut pas tout-à-fait pour rien.

Ils ont presque le même geste, la même posture légèrement penchée en arrière, même si lui, regard plongeant vers le bas semble la couver d'une aimable protection.

D'anonymes facétieux auront orné le bâton d'un étrange anneau en plastique : inutile d'y chercher signification autre que l'irrésistible penchant qui nous saisit tous de pervertir le sens pour se l'approprier, le subvertir ou inverser, qu'importe finalement. C'est toujours redonner vie à Beaumarchais.

Ériger une statue n'est jamais anodin et va bien au-delà de l'hommage rendu au personnage représenté. Une statue est un monument qui à la fois regarde vers le passé et se projette vers le futur.

Voici l'autre raison qui me fait aimer cette photo : oui, elle est bien , en cette patiente attente de l'une comme de l'autre, une magnifique intercession.

C'est en ceci qu'elle est un portrait et pourquoi je la retiens. Elle m'a échappé en ne respectant aucune règle d'usage ni de composition et en suggérant bien plus que ce que j'avais initialement entrevu.