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Le « wokisme » sur le banc des accusés lors d’un colloque à la Sorbonne
Le monde 8 janvier
Par Soazig Le Nevé
Après une introduction du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, un parterre d’universitaires a dénoncé durant deux jours « les dégâts de l’idéologie » de la déconstruction et de la « cancel culture », selon eux nouvel « ordre moral » à l’université.
« Reconstruire les sciences et la culture » : c’est le chantier que s’est attribué un parterre d’une cinquantaine d’universitaires, essayistes et éditorialistes lors d’un colloque à la Sorbonne, les 7 et 8 janvier, sous la houlette de l’Observatoire du décolonialisme – qui fêtait pour l’occasion son premier anniversaire – et du Collège de philosophie.
Adoubé par le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui en a fait l’introduction, l’événement a réuni jusqu’à 600 personnes,dont les deux tiers ont assisté à distance aux débats. Son objet : passer au crible, avec un prisme hostile, la « pensée décoloniale », la « théorie du genre » et la « cancel culture » (culture de l’effacement), des concepts en partie importés d’Amérique du Nord et plus largement désignés par les intervenants sous le vocable de « wokisme » (l’éveil à toute forme de discrimination), une pensée devenue épouvantail à droite, en même temps que l’« islamo-gauchisme ».
Invité en clôture, Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, est apparu peu à l’aise, expliquant qu’il n’était pas là « pour approuver ou non les prises de position ». Il a annoncé la tenue, au mois de mai, d’un colloque international sur les sciences sociales.Une « réponse », selon lui, à un autre « débat assez mal engagé » en février 2021 sur « l’islamo-gauchisme » par la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal. Elle avait appelé le CNRS à mener une enquête pour distinguer recherche et militantisme. Il sera notamment question de « penser les interactions entre les sciences humaines et le reste du savoir », a précisé M. Coulhon.
« Déconstruire la déconstruction »
Jean-Michel Blanquer a revendiqué, en introduction, d’adopter une posture « offensive sur le plan intellectuel » contre le wokisme, au moment où « il y a une prise de conscience que nous devons “déconstruire la déconstruction” et arriver à de nouvelles approches ».
Pierre-Henri Tavoillot, président du Collège de philosophie, a posé « la déconstruction » comme « un vaste mouvement philosophique » qui a connu trois âges : la critique kantienne de la métaphysique ; la critique des idées humaines, portée en particulier par Nietzsche ; enfin « la pensée 68 », où la déconstruction devient une technique qui ne vise qu’elle-même, selon M. Tavoillot. « On en arrive à la déconstruction intersectionnelle », fondée sur l’idée que tout est domination, que la colonisation occidentale en représente « l’apothéose » (domination Nord/Sud, raison/émotion, homme/femme, technique/nature…) et que la décolonisation camoufle une exploitation toujours en cours, exercée par « le mâle blanc ».
Armés de la seule notion de « domination » et de la dénonciation du patrimoine vu à l’aune des critères du présent, les « wokistes », enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales, feraient œuvre de « dévoiement de la rationalité », affirme la sociologue Dominique Schnapper. Leurs « néologismes ont valeur de dogmes », et les préfixes, anglicismes et métaphores auxquels ils recourent donnent l’illusion d’une « tradition savante », complète le linguiste Jean Szlamowicz, citant les mots « transphobe », « micro-agression », « appropriation » ou encore « inclusif ». « On invente une injustice pour la dénoncer » car « ces mots s’imposent de manière déclarative, sans données réelles », soutient-il, évoquant « une bouillie entre poésie et militance ».
Pour le politologue Pascal Perrineau, la pensée déconstructiviste a prolongé un combat que le marxisme structuraliste et la sociologie de Pierre Bourdieu ont engagé, « mais elle va beaucoup plus loin pour dénoncer une obscure oppression généralisée légitimée par le pouvoir dominant qu’il soit hétérosexuel, du genre masculin, de la race blanche ». « Seules les minorités sauraient ce que parler veut dire, poursuit-il, regrettant que parmi les sujets de thèse, à Sciences Po, le thème du vote n’intéresse plus personne. »
Peser sur la campagne présidentielle
Le wokisme signerait le retour de l’idée qu’il n’existe pas de science objective, sur le modèle de la dénonciation de « la science bourgeoise » par l’ingénieur soviétique Trofim Lyssenko. « Il faut mettre en avant une physique ethnique contre l’épistémicide que livrerait l’Occident sur les autres cultures », avance l’écrivain Pierre Jourde. Il cite un groupe de recherche canadien qui travaille à « décoloniser la lumière, c’est-à-dire repérer dans la physique le colonialisme ».
Au Canada, cette idéologie « structure » l’administration universitaire, affirme Mathieu Bock-Côté, éditorialiste sur la chaîne CNews. « Je suis né blanc donc je suis raciste et je dois me rééduquer mais voudrais-je rompre avec le racisme que je n’y arriverais pas », résume-t-il, déplorant que, selon lui, les subventions « dépendent du fait qu’on se soumette à cette idéologie dans la définition des objets de recherche ».
En Europe, « l’islamisme transnational » des Frères musulmans fait de l’entrisme dans les universités « depuis trente ans », générant « un noyautage des départements en sciences sociales », soutient l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler. Elle cite des « pressions sur les enseignants au début et à la fin des cours, des [personnes] qui gênent la recherche de terrain ou encore des influenceurs qui agissent comme une machine à orienter la recherche », particulièrement au niveau des financements européens.
La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées pour qu’un enseignant ne puisse proférer que la Terre est plate ou qu’il existe un racisme d’Etat ». Elle ajoute que « l’arène académique devrait rester imperméable à la société civile » et qu’il faut « s’abstenir d’inviter des professionnels, des militants, des artistes dans les cours et séminaires universitaires », en vue de les « protéger de l’envahissement idéologique ».
Sur les réseaux sociaux, mais aussi dans des échanges en direct sur la plate-forme du colloque en ligne, certaines interventions ont suscité l’étonnement du public alors que la teneur des échanges – sous couvert de respect des valeurs républicaines – semblait relever du militantisme, pourtant dénoncé quand il provient de la nébuleuse « wokiste ». « C’est une simple litanie depuis 9 heures du matin, écrit l’historien Olivier Compagnon sur Twitter. Il faut juste éviter que ces gens-là ne gagnent définitivement la bataille médiatique. » Dans un article, le collectif universitaire Academia s’interroge tout haut : « S’il ne s’agit pas d’un colloque universitaire, de quoi s’agit-il donc ? D’un meeting dont la fonction est de peser sur une campagne présidentielle déjà nauséabonde. » Une accusation raillée par plusieurs participants, contents d’avoir occupé la scène durant deux jours.