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Sorbonne: ministre et intellectuels déconstruisent le «woke» lors d’un premier jour de colloque univoque Libé

 

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Racialisme, nouveau féminisme, «cancel culture»… La première journée du colloque sur la question de la déconstruction, auquel participait Jean-Michel Blanquer, s’est déroulée dans une salle acquise aux orateurs et sans contradiction.

Le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, s'est engagé contre «le relativisme qui consiste à dire que tout se vaut». (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)

par Thibaut Sardier
publié le 7 janvier 2022 à 20h04

«Un événement intellectuel.» Installé en Sorbonne, sous les plafonds dorés de l’amphithéâtre Liard où apparaissent les noms de Descartes et Pascal mais aussi le monogramme de la République française, c’est ainsi que Jean-Michel Blanquer a introduit ce vendredi matin les deux jours de colloque «Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture». Ces rencontres, qui ont suscité beaucoup de débats ces derniers jours, ont été présentées par leurs organisateurs – le Collège de philosophie, l’Observatoire du décolonialisme, le Comité laïcité république – comme un rendez-vous scientifique nécessaire pour clarifier l’affrontement entre eux (les universalistes) et les autres (les intersectionnels). A en croire Emmanuelle Hénin, professeure de littérature et coorganisatrice, le moment est marqué par l’«urgence de restaurer un espace de dialogue et de controverse scientifique».

Comme sur les murs de l’amphi, la science et la politique se rejoignent vite, dès l’ouverture des discussions. Son discours à peine entamé, Jean-Michel Blanquer revient à l’une de ses idées chères : en matière d’écologie, de féminisme, de lutte contre les discriminations, «il y a une vision “woke” de l’écologie et une vision républicaine. Lorsque nous lisons Elisabeth Badinter, nous ne lisons pas d’autres auteurs de moindre qualité.» Le ministre de l’Education nationale déclare même faire front commun avec les chercheurs réunis : «C’est sur un grand vide que les théories dont nous ne voulons pas ont pu avancer.» Pour le combler, il appelle à défendre l’universalisme, la raison et l’humanisme. «Face à tant de relativisme qui consiste à dire que tout se vaut, le bien, le vrai, le beau doivent en permanence être repensés.»

Le relativisme ? Voilà l’ennemi ! Au cours de la journée, celui-ci prend plus d’un nom : «pensée “woke”»«enfermement “woke”»«religion qui distingue les élus des damnés». Sans oublier le racialisme, l’antiracisme, le nouveau féminisme ou l’intersectionnalité. Pour embrasser les mille visages de ces menaces académiques, les intervenants préfèrent souvent le mot «déconstruction» – «pédanterie à la portée de tous», affirme l’historien des idées Pierre-André Taguieff – dont il s’agit d’abord de faire la généalogie.

Etude des apories du déconstructionnisme

Le philosophe et coorganisateur Pierre-Henri Tavoillot fait naître la déconstruction avec la philosophie moderne. Elle se révèle vraiment problématique avec «la pensée 68, où la déconstruction devient un processus sans fin». Comprendre : où tout est toujours à déconstruire, sans débouché… constructif. Pour lui, le fonctionnement actuel de la déconstruction suit cinq étapes : tout est domination (1), l’Occident représente l’apothéose de cette domination (2). La décolonisation n’a en fait pas eu lieu (3) : il faut donc se réveiller («woke»), sortir de l’illusion que tout va mieux (4). Resterait à passer de la théorie à la pratique : une fois éveillé, il faut annuler («cancel culture», 5). Parmi les intervenants, l’hypothèse est volontiers acceptée.

Pendant le colloque «Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture» organisé dans l’amphithéâtre Liard de la Sorbonne, ce vendredi. (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)

La matinée poursuit l’étude des apories du déconstructionnisme. Le professeur de sciences politiques Pascal Perrineau déplore une conception où «le lieu politique serait un lieu de projection de dominations en tous genres. A la figure du prolétaire ont succédé d’autres figures de victimes : femmes, immigrés, racisés, minorités homosexuelles», oubliant les vertus de la démocratie représentative (développées un peu plus tard par le philosophe Pierre Manent). «Dans le combat politique et culturel, le “wokisme” donne un avantage à l’accumulation du capital victimaire par les mouvements intellectuels et politiques.» La référence au vocabulaire marxiste n’est pas anodine : les chercheurs présents insistent sur les liens avec le communisme et ses échecs au cours du XXe siècle, comme la romancière et enseignante Véronique Taquin, ou le philosophe Pierre-André Taguieff : «Le “wokisme” est la dernière version en date de la grande illusion communiste», dit-il. Alors que la révolution prolétarienne se proposait de détruire la société capitaliste pour réaliser universellement l’égalité, le «wokisme» se fixerait désormais rien de moins que l’objectif de «détruire la civilisation occidentale en commençant par criminaliser son passé tout entier».

Décryptage

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Après cette vue d’ensemble, les tables rondes suivantes passent en revue les «domaines d’application du “wokisme”» : la race, l’islam, le genre et la «cancel culture». L’occasion pour l’essayiste Pascal Bruckner d’affirmer que «le “wokisme” constitue un nouveau racisme» par sa propension à ramener les individus à leur couleur de peau : «Plus on assimile les gens à leur épiderme, plus on les enferme dans une idéologie qui n’est pas sans ressembler beaucoup à l’idéologie coloniale.» Lors de ce passage en revue alternent de façon pas toujours claire des exposés de chercheurs (Bernard Rougier, Thibault Tellier…), et des interventions plus proches du témoignage comme celle du politologue Vincent Tournier, professeur à Sciences-Po Grenoble, qui a vu son nom affiché sur les murs de l’école l’an passé, au moment d’une polémique liée à l’emploi du terme «islamophobie» dans l’intitulé d’un colloque.

Absence de moments de questions

Evidemment, une parole manque aux échanges : celle des «wokistes déconstructeurs» dont les approches sont critiquées à longueur d’interventions. Dans la salle, on reconnaît quelques visages de chercheurs qui pourraient s’en réclamer : l’absence de moments de questions ne leur permettra pas de tenter la controverse, dans une salle bien remplie et de toute façon visiblement acquise aux orateurs. «Cancel culture» appliquée aux “woke” ? Presque. Très en verve, le sociologue et chroniqueur à CNews Mathieu Bock-Côté entre dans la tête d’un «woke» : «un voyage en folie» pour expliquer «comment, pour les woke, l’universalisme est le vrai racisme». Il y explique que pour eux, la suprématie blanche serait dissimulée derrière la référence à l’universalisme, qu’il faudrait donc combattre pour faire ressortir les mécanismes de domination. Conclusion : «Pour nous [les blancs], exister, c’est expier ad vitam aeternam.» Rires et applaudissements fournis.

Le seul moment de confrontation a eu lieu en dehors de la salle Liard, où des étudiants avaient déployé une banderole «Combattons la banalisation de l’islamophobie». (Stéphane Lagoutte/Myop pour Libération)

Aux abords de la salle, la présence d’une caméra de télévision suscite un moment de confrontation entre des étudiants (de divers collectifs, dont l’Unef et Solidaires) qui ont déployé une banderole «Combattons la banalisation de l’islamophobie», et d’autres qui portent des sweats du syndicat de droite UNI. C’est là qu’a lieu la controverse, et pas dans l’amphi Liard, où la déconstruction du déconstructionnisme s’opère en un long sermon… au pied un immense tableau de Richelieu, lui aussi présent sous les lambris dorés.