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L’insolente santé du souverainisme Par Marion Dupont
Le Monde Février 2022

 

ENQUÊTE

D’abord fondatrice de l’Etat-nation moderne dont la France fut le modèle, la pensée de la souveraineté s’est ensuite adaptée à une réalité politique aujourd’hui révolue. A bout de souffle, elle revient pourtant en force dans le débat public.

Un vent de souverainisme souffle sur la campagne présidentielle française. Le phénomène peut légitimement surprendre, étant donné l’implication de la France dans des décennies de construction européenne. Il suffit pourtant, pour s’en persuader, de constater l’extraordinaire récurrence du thème de la souveraineté dans les déclarations de tous les candidats à l’élection, ou presque.

La question est centrale bien sûr dans les discours des tenants « officiels » de ce courant idéologique, comme Florian Philippot ou François Asselineau. Mais ils ne sont pas les seuls à voir dans la construction européenne (et ses inévitables délégations de pouvoir à des instances supranationales) une menace sur la capacité des Français à décider de leur destin. Leurs homologues d’extrême droite Nicolas Dupont-Aignan, Marine Le Pen ou Eric Zemmour partagent le même point de vue, divergeant seulement sur la nécessité d’un « Frexit ».

A gauche aussi, le devenir de la souveraineté est primordial pour l’ex-candidat et ex-socialiste Arnaud Montebourg comme pour le communiste Fabien Roussel. Le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, rappelait quant à lui le 18 janvier : « Mon sujet, c’est d’abord de rétablir notre souveraineté, à partir de deux clauses essentielles : la non-régression sociale, écologique et démocratique, et l’alignement sur les normes les mieux-disantes. » Le non-respect de ces « clauses » par l’Union européenne (UE) entraînant à ses yeux la possibilité d’une « désobéissance », au cas par cas.

Nombre de candidats, qu’ils revendiquent ou non l’étiquette de « souverainistes », qu’ils soient de droite ou de gauche, axent en effet leur campagne sur une volonté de « restauration » de la souveraineté. Tous, bien sûr, n’envisagent pas cette notion de la même manière (déclinée en de nombreuses variations : nationale, populaire, européenne, militaire, industrielle, économique…), n’établissent pas les mêmes diagnostics quant à d’éventuelles menaces et n’envisagent pas les mêmes remèdes pour la renforcer. Mais tous prennent implicitement position sur un souverainisme évalué selon l’échelle de l’Etat-nation et participent ainsi à imposer la question de son devenir dans le cadre de l’UE comme l’un des principaux clivages politiques de la campagne.

Certes, l’omniprésence de cette question doit beaucoup à la conjoncture de ce début d’année 2022, marqué par une campagne présidentielle laborieuse ; par une crise sanitaire qui a remis au premier plan la question de l’autonomie économique de la France et de ses plus proches partenaires ; par le début de la présidence française du Conseil de l’UE, occasion rêvée de réactiver les clivages politiques autour de la construction européenne ; mais aussi par la récente condamnation de l’Etat polonais par la Cour de justice de l’UE pour non-respect d’un de ses arrêts. Pour comprendre l’actuelle obsession pour la souveraineté de l’Etat-nation, il n’est pas inutile de revenir sur la longue histoire de sa conception française.

« Souverainisme, j’écris ton nom » : c’est avec cette formule lyrique que le terme apparaît en France, en 1999, sous la plume de Paul-Marie Coûteaux. Le haut fonctionnaire est alors la figure centrale de différentes organisations de droite conservatrice opposées au développement d’une citoyenneté supranationale et à toute délégation de pouvoirs au profit de l’Europe. Souvent regroupées autour d’une personnalité charismatique, comme Philippe de Villiers ou Charles Pasqua, ces formations « anti-européennes » ou « eurosceptiques » s’efforcent de trouver un terme positif pour qualifier leur position critique envers la construction européenne. Le mot, emprunté au combat des indépendantistes québécois, bénéficie de la sympathie française pour cette cause et de sa connotation proactive : il tombe à pic.

« Mais la posture et le discours souverainistes existent bien avant que le terme ne soit utilisé dans le débat public », relève Emmanuelle Reungoat, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Montpellier. « Dès les années 1950, le rejet par les parlementaires français de la Communauté européenne de défense [CED] constitue un précédent historique fort que l’on peut réinscrire dans la tradition souverainiste française », poursuit la chercheuse, autrice d’une Enquête sur les opposants à l’Europe. A droite et à gauche, leur impact d’hier à aujourd’hui (Le Bord de l’eau, 2019).

La « querelle de la CED », qui oppose les partisans et les adversaires du projet de création d’une armée européenne, est alors si clivante qu’elle suscite des comparaisons avec l’affaire Dreyfus. Et parmi les arguments déployés contre le projet se trouve, déjà, la crainte d’un affaiblissement de la souveraineté – la défense relevant traditionnellement des pouvoirs régaliens. Gaullistes et communistes ont fait bloc pour faire échouer ce projet pourtant lancé à l’initiative de la France.

Si tous se réfèrent d’abord à l’État-nation sur le sujet, droite et gauche ne défendent ni la même vision de l’Etat ni la même vision de la nation

Dès ses débuts, le souverainisme ne semble en effet appartenir à aucune tradition politique en propre. A gauche aussi, des inquiétudes quant à l’avenir de la souveraineté de l’Etat français dans le cadre européen se manifestent.

« D’un certain point de vue, le Parti communiste français a été souverainiste dès les années 1950, et jusqu’au début des années 2000 », pour des raisons idéologiques bien différentes de celles de la droite conservatrice, affirme Emmanuelle Reungoat. C’est avec le référendum français sur le traité de Maastricht en 1992, remporté de justesse par le oui, puis le référendum de 2005 sur la Constitution européenne où le non a gagné, que les positions éparses se clarifient, se développent, et se clivent. Ces deux rendez-vous politiques jouent le rôle de catalyseurs de la posture.

Aucune autre nation d’Europe ne s’identifie comme la France à l’Etat et à la République. Il est aisé, pour les responsables politiques du pays, de jouer sur cette fibre. « La critique de l’Europe permet à de petites formations de gagner en légitimité et en visibilité, d’autant que l’élection européenne se fait à la proportionnelle », note la chercheuse, soulignant que « les grands partis dominants, les partis de gouvernement, sont favorables à l’Europe : il y a donc un espace à saisir pour une position critique, d’autant que la question européenne est transversale au clivage gauche-droite. Les équilibres politiques et idéologiques s’en trouvent rebattus ».

Loin d’agir par opportunisme politique seulement, les souverainistes manifestent une défiance sincère. « Le thème apparaît à un moment où la souveraineté se trouve menacée par de nouvelles contraintes extérieures », indique Céline Spector, professeure de philosophie politique à Sorbonne Université et autrice de l’ouvrage No demos ? Souverainetéet démocratie à l’épreuve de l’Europe (Seuil, 2021). Des contraintes économiques notamment, qu’elle estime de deux ordres : « Il s’agit, d’une part, des flux de capitaux et du capital déterritorialisé qui exerce une forme d’hégémonie informelle  la finance  et, d’autre part, des institutions internationales qui ont un pouvoir croissant et qui peuvent être des sources de normes. » Ces nouvelles pressions, formelles ou informelles, menées par des agents publics et privés sur l’Etat-nation, conduisent les défenseurs de la souveraineté à s’inquiéter de la marge de manœuvre de ce dernier et de son devenir.

Attention : si tous se réfèrent d’abord à l’Etat-nation sur le sujet, droite et gauche ne défendent ni la même vision de l’Etat ni la même vision de la nation. « Le souverainisme de gauche repose sur des conceptions qui naissent à la Révolution, qui se développent au XIXe siècle et qui vont associer la nation au principe d’un Etat redistributif, solidaire, républicain », rappelle Emmanuelle Reungoat. Il envisage la nation dans sa dimension sociale ; il promeut la possibilité pour le peuple d’avoir une influence et un contrôle sur les prises de décision et sur les décideurs. En conséquence, leurs doutes quant à l’UE se fondent sur l’absence actuelle de cette dimension sociale ou de contrôle populaire à l’échelle européenne.

Les conceptions de leurs homologues de la droite conservatrice ou de l’extrême droite sont bien différentes. « Leur souverainisme est identitaire : il repose sur une vision de la nation caractérisée par des éléments culturels homogènes au sein du peuple français (histoire, culture, langue, religion…) », énumère la chercheuse. Cette vision fantasmée d’une communauté culturelle uniforme conduit ses partisans à envisager la construction européenne – et l’ouverture des frontières intra-européennes qu’elle induit – comme une mise en péril de la nation. « De plus, ce fort nationalisme est alimenté par le souvenir de l’empire colonial français ou de la vision gaulliste de la “grandeur” française, ajoute Emmanuelle Reungoat. Pour eux, il faut défendre la France, ses valeurs, le symbole de puissance qu’elle représente. Et une puissance qui délègue son pouvoir de décision n’en est plus une. »

L’inquiétude des uns et des autres est d’autant plus grande que, durant plusieurs siècles, la souveraineté – et notamment celle de l’Etat-nation – a fait l’objet d’une âpre conquête. Et s’il constitue aujourd’hui le socle de la pensée politique moderne, le concept est le fruit d’une longue construction.

Sa première formulation remonte au XIe siècle. La querelle des Investitures oppose alors le pape, l’empereur du Saint Empire romain germanique et différents monarques européens autour d’une épineuse question : à qui revient le pouvoir de nommer les évêques ? L’enjeu est immense : il s’agit, pour chacune de ces entités politiques, de revendiquer pour soi un pouvoir absolu face à ses adversaires. « En réponse, le pape Grégoire VII réorganise et centralise à l’extrême l’appareil de l’Eglise : il en fait un Etat », résume le philosophe Pierre Dardot, coauteur avec le sociologue Christian Laval de l’ouvrage Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident (La Découverte, 2020). Etat et souveraineté sont désormais liés.

Un deuxième temps de cette élaboration intervient entre les XIVe et XVIe siècles. Pour les monarques des Etats naissants, il s’agit de déclarer leur indépendance à l’égard de puissances étrangères et en particulier à l’égard de la papauté et du Saint Empire (qui ambitionne de réunir en son sein l’ensemble des entités chrétiennes), en affirmant le pouvoir royal comme absolu. « Le processus est mené par des légistes, qui dotent l’Etat d’un corps de lois et de doctrines philosophiques qui vont venir conforter le pouvoir souverain  notamment en affirmant que les représentants de l’Etat, ceux qui ont le pouvoir de faire la loi, ont aussi le pouvoir de la défaire sans avoir à rendre de comptes », précise Pierre Dardot.

L’affirmation de la souveraineté des Etats transforme alors durablement le visage politique de l’Europe, en prenant le pas sur d’autres trajectoires possibles – pensons au pouvoir d’autogouvernement qui était reconnu aux communes au Moyen Age. Mais ce processus est aussi en partie à l’origine d’un autre fait majeur.

Les monarques et leurs Etats, par l’uniformité de leur administration du territoire, par une fiscalité qui commence à s’harmoniser, par une langue utilisée de façon privilégiée par le pouvoir et qui se diffuse ensuite, constituent des ensembles sociaux de plus en plus homogènes. Peu à peu, ces communautés, certes imaginaires mais à la prégnance bien réelle, sont appelées « nations ».

« Or, cette émergence des consciences nationales conduit, dès la fin du XVIIe siècle et davantage encore au XVIIIe siècle, à l’idée portée par des philosophes des Lumières selon laquelle les Etats ne sont au fond que les expressions d’une réalité fondamentale et fondatrice qui est la nation », analyse le sociologue Christian Laval. La souveraineté peut alors prendre un sens tout à fait inédit lors de la Révolution française, en affirmant puiser sa source et sa légitimité dans cette nouvelle entité : c’est déjà la naissance de l’Etat-nation.

Les ingérences étrangères ne sont pas envisagées avec moins d’hostilité que sous l’Ancien Régime. « Dès 1791, une certaine conception de la souveraineté portée par Rousseau l’emporte dans le champ politique, avec la chute des Girondins et la montée en puissance des Jacobins. Or, ce modèle rousseauiste est celui d’une souveraineté une, absolue, inaliénable et indivisible », selon Céline Spector. Cette vision est renforcée par la chute du Saint Empire romain germanique en 1806, qui signe aux yeux des Français le triomphe de leur conception unitaire et monolithique de la souveraineté. Toujours vivace – son indivisibilité figure d’ailleurs dans la Constitution –, cette tradition explique en partie les réticences françaises contemporaines à tout transfert de compétence.

La fusion entre souveraineté de l’Etat et souveraineté de la nation, loin de disparaître avec la Révolution, est entretenue par les divers régimes politiques du XIXe siècle, par-delà leurs discontinuités. Elle est aussi à l’origine d’une méprise contemporaine. Avec la IIIe République, notamment, apparaît l’un des grands arguments souverainistes, selon lequel seule l’échelle étatique serait à même de garantir la souveraineté du peuple.

Or que se passe-t-il exactement lorsque la souveraineté puise sa source dans la nation ? Par le jeu des institutions républicaines, la souveraineté du peuple se transforme, via le système représentatif, en souveraineté de la loi. Celle-ci se transfère ensuite à l’Etat administratif, qui la fait appliquer sur l’ensemble du territoire. Ainsi, si la Révolution de 1789 et après elle la IIIe République ont situé dans le peuple le fondement du droit de l’Etat à exercer ses prérogatives, elles ont aussi ancré la domination de l’Etat sur sa nation. Une emprise grandissante qui se trouve en parfaite continuité avec la vision monarchique de la souveraineté, comme l’avait déjà écrit Alexis de Tocqueville en 1866 :

« L’ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble d’institutions de date moderne, qui, n’étant point hostiles à l’égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les retrouva. (…) Le dominateur tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ; son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la Liberté sur un corps servile. »

Les conséquences sur la perception de la démocratie représentative aujourd’hui sont réelles : les citoyens ont bien conscience que le « peuple souverain » n’est souvent qu’un artifice rhétorique. Or, par un habile tour de passe-passe, ce déficit démocratique est souvent attribué… à Bruxelles. « Nous avons tendance à imputer tous les maux à l’UE, mais celle-ci ne crée pas le désenchantement démocratique, souligne Céline Spector. Elle peut éventuellement l’accentuer par son caractère lointain, mais au fond, les difficultés sont inhérentes à la démocratie représentative au sein de l’Etat-nation lui-même. »

Par ailleurs, si l’idéal républicain tel qu’il a été défini au moment de la Révolution de 1789 continue d’exercer une espèce de magistère moral sur la forme française du souverainisme, comment expliquer que la France ait figuré parmi les pays fondateurs de la Communauté européenne ? « La France, qui construit aussi sa souveraineté nationale par rapport et contre ses voisins, change d’approche  par pragmatisme  à partir de la fin du XIXe siècle, insiste Nicolas Roussellier, auteur de La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles [Gallimard, 2015]. Elle est en effet amenée à prendre en compte à la fois la progression de ses voisins, notamment le retour d’un “Reich” allemand bien plus avancé sur les plans militaire et industriel ; et son propre déclin démographique, dont elle a conscience de façon précoce. » L’alliance avec la Russie, formée en 1891, puis l’Entente cordiale, signée avec le Royaume-Uni en 1904, marquent un tournant : la France, implicitement, reconnaît qu’elle ne peut plus défendre sa souveraineté seule, comme au temps des suprématies militaires de Louis XIV ou de Napoléon Bonaparte.

« Le personnel politique n’a jamais ouvertement assumé de jouer la carte de la post-souveraineté, en pensant que cela le diminuerait en interne : il a tenté de gagner sur les deux tableaux », indique l’historien Nicolas Roussellier

C’est dans la même logique que se développent en France des idées républicaines en faveur de ce qui s’appellera, avec le traité de Versailles, la Société des nations ; puis, dans le même mouvement, en faveur du droit international. Face à l’impossibilité d’assumer une souveraineté grandiose, capable de répondre à tous les défis (militaires, mais aussi économiques) posés par les grandes puissances industrielles que sont devenus les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, beaucoup de diplomates et d’hommes politiques français font le choix du multilatéralisme. « L’idée est alors de limiter les souverainetés nationales par le droit, au moment où le constat s’impose que la France a tout à gagner dans ce scénario cosmopolitique », analyse Nicolas Roussellier.

Intervenu en France au début du XXe siècle, ce changement de paradigme est opéré sans que les bénéfices en soient loués auprès de la population – voire, au contraire, en entretenant une forme de déni de la réalité. « Le personnel politique n’a jamais ouvertement assumé de jouer la carte de la post-souveraineté, en pensant que cela le diminuerait en interne : il a tenté de gagner sur les deux tableaux », détaille l’historien.

Après la seconde guerre mondiale, Charles de Gaulle sera particulièrement ambigu sur le sujet : soucieux de maintenir le « rang » et la puissance de la France, celui-ci dote le pays de l’arme nucléaire tout en promouvant la construction européenne. Sa vision de l’Europe n’est en effet pas incompatible avec la souveraineté française : son « Europe des nations » donne une importance centrale aux Etats dans les processus de décision et réduit la Commission et les institutions européennes à des fonctions d’experts, d’arbitres, de médiateurs. Pensée comme un substitut de l’empire colonial français déchu et comme une « deuxième frontière » protectrice, cette Europe serait alors un moyen de renforcer la souveraineté nationale.

« Le rapport particulier de notre pays à la souveraineté est une histoire extrêmement paradoxale, reconnaît Nicolas Roussellier. Cette notion est un totem, une croyance passée de génération en génération au moment même où les critères et les moyens réels de cette souveraineté devenaient de plus en plus discutables, voire disparaissaient. » La souveraineté telle qu’elle était pensée depuis la Révolution serait-elle depuis longtemps hors de portée ?

« Cette idée d’une maîtrise absolue du territoire, de la population, des frontières ou d’une commande absolue de toutes les lois paraît totalement illusoire aujourd’hui, dans la mesure où toute une série de faits d’interdépendances s’exercent. Il n’est absolument pas question de concevoir l’économie d’un pays comme la France de manière autarcique, pas plus qu’il n’est concevable d’imaginer la souveraineté comme une puissance de commander absolue qui n’aurait aucune limite, ne serait-ce que parce que le droit international engage les Etats », abonde Céline Spector. Teinté de nostalgie, le souverainisme fonctionnerait ainsi sur un modèle idéologique adapté à une réalité politique révolue, et placé devant la nécessité de se réformer.

Cette mutation, pourtant, se heurte à de nombreux obstacles. Premièrement, le vocabulaire de la souveraineté nationale est le mieux répandu qui soit. Les Etats-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie, et plus récemment le Royaume-Uni et la Pologne s’expriment en ces termes. Et pour cause : le modèle de l’Etat-nation s’est largement universalisé après sa formulation européenne au XIXe siècle, pour devenir la forme de gouvernement la plus répandue au monde. Iln’est d’ailleurs pas une spécificité française, quand bien même il adopte des formes variées en fonction des histoires et des configurations politiques nationales.

Jugée technocratique, froide, incapable d’animer des passions populaires, l’Union européenne peine à incarner aux yeux des Français la promesse messianique sur laquelle elle s’est fondée

Deuxièmement, les alternatives – comme la pensée d’une souveraineté européenne, ou partagée – sont peu familières aux Français, moins habitués au modèle fédéraliste que leurs voisins allemands ou espagnols. « La souveraineté européenne est très différente de la souveraineté française, singulièrement de celle de la Ve République, pyramidale et présidentialiste. Elle est multiple, peut-être même évanescente, au sens où elle ne s’incarne pas dans un individu ou dans une institution, mais dans une multiplicité d’institutions en équilibre les unes par rapport aux autres », détaille Laurent Warlouzet, professeur d’histoire à Sorbonne Université et auteur de l’ouvrage Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance (CNRS Editions, 496 pages, 26 euros). Jugée technocratique, froide, incapable d’animer des passions populaires, l’UE peine à incarner aux yeux des Français la promesse messianique sur laquelle elle s’est fondée.

Troisièmement, cette souveraineté européenne, par son caractère inachevé, crée des effets pervers qui en alimentent la critique. « La zone euro obéit à un ordre économique fédératif (c’est-à-dire placé sous une autorité supranationale commune), notamment en raison des deux grands et nobles piliers du droit européen que sont la liberté de circulation et le principe de non-discrimination sur la base de la nationalité. Le problème, c’est que l’ordre politique européen reste, lui, en partie coopératif (c’est-à-dire fondé sur le bon vouloir des Etats), et ne peut donc remédier aux injustices créées par le marché intérieur », démontre Céline Spector. D’où la nécessité, aux yeux de la philosophe, de mettre à l’unisson les plans politiques et sociaux avec le plan économique : autrement dit, d’ajouter l’idéal de solidarité aux idéaux européens de sécurité, de prospérité et de liberté.

Enfin, les partisans du souverainisme soulignent que, face à l’absence d’un « peuple européen », d’une unité de ces peuples, toute démocratie européenne est impossible. Si peu d’acteurs politiques défendent aujourd’hui son existence, c’est sur la possibilité future d’un peuple européen que le débat s’articule. Au cœur de ce chantier, la question des « contours » à lui donner jouxte celle de la création d’institutions directes qui lui permettraient de se reconnaître comme souverain.

L’urgence, pourtant, est là. « Face à des problèmes qui dépassent le cadre national  crise climatique et écologique, crises financières, crises migratoires, crises sanitaires –, on s’aperçoit que la souveraineté étatique, ce principe fondamental de l’organisation du monde défendu par les souverainistes, mais pas seulement, est absolument incapable de répondre à ces défis », assène Christian Laval.

Que ce thème de la souveraineté soit au premier plan de l’élection présidentielle n’est en ce sens ni surprenant ni une mauvaise nouvelle. Mais la difficulté réelle à le penser en dehors du cadre étatique demeure, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique.

Marion Dupont