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Présidentielle 2022 : « La figure de l’homme providentiel reste une composante majeure de notre imaginaire politique »
Jean Garrigues Publié le 21 septembre 2021 Le Monde

 

Pour l’historien Jean Garrigues, à chaque fois qu’elle a été confrontée à une situation de crise, la République a eu la tentation de se trouver un sauveur, notion pourtant bien éloignée de nos aspirations à la démocratie participative et à l’horizontalité.

 

Tribune. A proximité d’une nouvelle élection présidentielle, voilà que réapparaît le syndrome du sauveur, notre fascination séculaire pour l’homme providentiel. A sept mois du scrutin, ils sont déjà trois à s’inscrire dans cette mythologie récurrente, qui nous hante depuis Napoléon Bonaparte. Le premier en lice a été Xavier Bertrand, se présentant comme le candidat à l’écoute des régions, refusant de se plier aux règles de son parti, défiant le président des élites au nom du peuple des terroirs. Puis est apparu Arnaud Montebourg, qui, lui aussi, a choisi de contourner les règles de sa famille politique pour se forger une image de sauveur, porte-parole des mécontents, des insatisfaits, chevalier du « made in France » face aux technocrates européanisés.

L’un et l’autre essaient de faire oublier qu’ils ont été au pouvoir, partie intégrante de ce « système » qu’ils prétendent aujourd’hui combattre, et profondément associés aux errements politiques qui ont conduit à la crise actuelle de la démocratie. C’est ainsi que deux chevaux de retour de l’establishment politique se refont une virginité hors du circuit traditionnel de la candidature, misant, non sans pertinence, sur le rejet des partis et sur la personnalisation du rendez-vous présidentiel.

Elites médiatico-politiques

Mais ils seront peut-être bientôt rejoints par une autre figure d’extériorité, plus proche encore de l’archétype de l’homme providentiel : Eric Zemmour. Ce dernier aura en effet beau jeu de se revendiquer comme le seul candidat antisystème, n’ayant jamais été associé au pouvoir politique. Par ailleurs, ses thématiques ultranationalistes, notamment son anti-européisme viscéral et sa thèse du « grand remplacement », l’inscrivent dans la lignée du sauveur populiste que fut, à la fin du XIXe siècle, le général Boulanger.

Surnommé le « général Revanche », il apparut aux Français comme le seul capable de redonner à la nation l’honneur qu’elle avait perdu lors de la défaite de 1871. Cela dit, et à l’instar de Boulanger, qui était un familier du pouvoir, il est évident qu’Eric Zemmour fait lui aussi partie, depuis des années, des élites médiatico-politiques qui se partagent l’espace public. C’est une sorte de mirage que de le faire apparaître comme le chevalier immaculé de la régénération, lui qui est en réalité un pur produit du système. Mais la politique se nourrit justement de mirages.

Et si l’on peut avoir des doutes sur la légitimité, l’authenticité et l’éthique de leurs personnalités et de leurs programmes, ces trois candidats potentiels peuvent prétendre ranimer la flamme toujours vive de l’homme providentiel. Comme l’écrit François Mitterrand dans Le Coup d’Etat permanent (Plon, 1964), « les temps du malheur sécrètent une race d’hommes singulière qui ne s’épanouit que dans l’orage et la tourmente ». A chaque fois qu’elle a été confrontée à une situation de crise, la République a eu la tentation d’un homme providentiel, d’un héros, d’un sauveur capable de nous délivrer de nos malheurs et de nos incertitudes.

Depuis Bonaparte, le modèle, il y eut, entre autres, Alphonse de Lamartine en 1848, Léon Gambetta en 1870, Georges Clemenceau en 1917, Pierre Mendès France en 1954, et, bien sûr, le général de Gaulle, par deux fois, en 1940 et 1958. Il est troublant de constater que notre modèle républicain, nourri de l’héritage de la Révolution française et de l’horizontalité démocratique, s’est prêté tant de fois à cette résurgence irrationnelle de l’homme providentiel, dont Napoléon était l’archétype. Et il est évident que les institutions de la Ve République, conçues par l’autre grande figure de cette mythologie providentialiste, et évoluant de plus en plus vers la surprésidentialisation, se prêtent idéalement à ce tropisme du sauveur.

Mode prophétique

Nicolas Sarkozy l’avait fort bien compris lors de sa campagne de 2007, lorsqu’il s’était présenté comme une sorte de nouveau Bonaparte, selon le journaliste Alain Duhamel, qui lui prêtait « l’ambition immense », la « vitalité bouillonnante » et la « détermination d’airain » du « Premier Consul commençant ». D’ailleurs, sa principale adversaire, Ségolène Royal, s’était, elle aussi, approprié l’image d’une autre figure providentialiste, la première, c’est-à-dire Jeanne d’Arc. Emaillant ses discours de références bibliques, d’expressions religieuses ou directement christiques, la « madone du Poitou » fit campagne en veste blanche, s’adressant sur un mode prophétique aux pèlerins sur « le chemin de ce nouvel élan partagé », tous ceux qui voulaient « se mettre en marche » (déjà !) afin de « redresser la France ».

Et ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a lancé, sans le dire, la conquête de l’Elysée lors des fêtes johanniques d’Orléans, en mai 2016. Il y rendit un hommage remarqué à Jeanne, qui avait su « fendre le système »« brusquer l’injustice qui devait l’enfermer » et « imposer le rêve fou comme une évidence ». Ce jour-là, il s’identifia à la bergère de Domrémy qui portait « un rêve fou », « la volonté de progrès et de justice de tout un peuple », exhortant à « prendre à bras-le-corps le destin ». Sa campagne fut christique et sa présidence se voulut « jupitérienne », remettant en vigueur les codes de représentation de la présidence gaullienne, à savoir la distance, la hauteur et la solennité. Par la suite, il a bien souvent oublié ces codes !

Qu’on le veuille ou non, la figure de l’homme providentiel, pourtant si éloignée de nos aspirations à la démocratie participative et à l’horizontalité sociétale, reste une composante majeure de notre imaginaire politique. Pensons, par exemple, au général de Villiers ou au professeur Didier Raoult, deux personnalités controversées mais qui font figure, pour certains, de véritables sauveurs. On peut évidemment considérer que c’est une mythologie galvaudée, qui s’utilise à tout bout de champ et dans tous les domaines, incantation pathétique si l’on se réfère aux grandes heures de l’histoire nationale qui lui ont été associées. Faut-il pour autant considérer la fascination pour le sauveur comme le vestige suranné d’un imaginaire aujourd’hui dépassé ? La campagne présidentielle qui s’annonce nous dira si cet imaginaire est véritablement entré dans le XXIe siècle.

Jean Garrigues, historien, professeur à l’université d’Orléans, est président du Comité d’histoire parlementaire et politique.

Jean Garrigues(Professeur d'histoire contemporaine)