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France, gauche, Macron... Michel Onfray - Manuel Valls, la grande explication !

 

L'Express
Idées et Débats, mardi 11 mai 2021 7434 mots

 

Ils se sont insultés, maintenant ils discutent. Le philosophe et l'ancien Premier ministre ont débattu sur ce qu'être français, le socialisme, la civilisation... Etonnant.

Il y a quelques années, ils s'étaient échangé des amabilités par médias interposés : "Onfray perd ses repères", "Valls est un crétin"... Une passe d'armes aussi révélatrice des déchirures idéologiques au sein de la gauche que de la qualité du débat au temps des "clashs".

Coïncidence éditoriale, Manuel Valls et Michel Onfray publient tous les deux des livres sur la France. Avec Pas une goutte de sang français (Grasset), l'ancien Premier ministre raconte dans un texte très personnel son parcours de fils d'immigrés devenu le chantre de la gauche républicaine, puis "l'un des hommes les plus détestés de son époque". C'est sa "Lettre à France" après l'exil en Catalogne. Dans L'Art d'être français (Bouquins), l'intellectuel normand adresse, lui, des lettres à des jeunes Français, un manuel destiné à résister à ce qu'il estime être une époque nihiliste. On retrouve dans leurs ouvrages des détestations communes (Assa Traoré, Edwy Plenel) et des admirations pour des icônes nationales qui se ressemblent presque, à quelques siècles près - Rabelais et Voltaire chez le philosophe, Gérard Depardieu et Blanche Gardin chez le politique...

A L'Express, on s'est dit qu'il fallait réunir ces deux hommes apparemment irréconciliables. Surprise, ils ont dit oui. Non seulement aucun nom d'oiseau n'a été lâché durant deux heures, mais l'échange a volé haut et loin, jusqu'à l'avenir de notre civilisation. En costume, Manuel Valls avait studieusement pris des notes, preuve d'une lecture attentive - et en partie admirative - de L'Art d'être français . En baskets, Michel Onfray a failli lâcher un sourire et un compliment sur son interlocuteur. La gauche de l'un est libérale et européenne, celle de l'autre, old school et souverainiste. Mais les deux ne rechignent pas à défendre l'autorité ou à s'en prendre à "l'islamo-gauchisme". Le gagnant de cette grande explication? Le débat, par K.-O.

L'Express : Commençons par solder les comptes. En 2015, Manuel Valls, vous vous en étiez pris à Michel Onfray après qu'il eut affirmé qu'il préférait "une idée juste d'Alain de Benoist à une idée fausse de BHL"...

Michel Onfray : Attendez! Il manque la fin de ma phrase : "Je préfère une idée juste d'Alain de Benoist à une idée fausse de BHL et une idée juste de BHL à une idée fausse de BHL." Ce qui n'est tout de même pas la même chose, convenez-en...

Manuel Valls : Un Premier ministre n'est pas obligé de réagir à toute intervention d'un philosophe ou d'un intellectuel. Et il vaut mieux lire les phrases dans leur ensemble.

Mais Michel Onfray m'a répondu. Et j'en fais encore des cauchemars aujourd'hui?! [Rires] Je me réveille entouré de jeunes conseillers gominés qui me préparent des notes, moi qui ne lirais jamais et serais "un crétin" [NDLR : le philosophe avait accusé Manuel Valls de "n'avoir rien lu" et de s'être appuyé sur les "petites fiches sans doute fabriquées par ses conseillers en communication"] .

Plus sérieusement, le 8 janvier 2015, le lendemain de l'attentat de Charlie Hebdo, j'ai prononcé sur France Inter cette phrase absurde :" Ce que dit Michel Houellebecq ce n'est pas la France." La veille, quelques heures avant la tuerie, il avait présenté Soumission , coïncidence incroyable. De quel droit pouvais-je décider de ce qu'est la France et de ce qui ne l'est pas? Je fais un vrai mea culpa, d'autant que si Soumission est un livre dérangeant, je l'ai beaucoup aimé. Le débat d'idées mérite mieux, il ne faut pas y entrer par des excommunications.

Et vous, Michel Onfray, regrettez-vous d'avoir traité Manuel Valls de "crétin"??

M.O. Quand on est Premier ministre, on a cinq cents décisions à prendre dans l'heure. Je peux comprendre qu'il ait réagi de cette façon si on lui a dit, comme ça s'est beaucoup fait, que je préférais les idées d'Alain de Benoist à toute autre. Par ailleurs, le recours à ce genre de mot n'est pas le meilleur qu'on puisse faire... J'ai arrêté mon compte Twitter qui contraignait à ce genre de raccourcis.

Onfray : "Hollande et Mélenchon ne sont pas les deux seules mesures du fait d'être de gauche, ou pas"

Vous avez un point commun : on ne cesse de vous demander à l'un et à l'autre si vous êtes encore de gauche. Verdict?

M.V. Oui je suis de gauche. Celle de Camus. Je fais mienne sa formule un peu désespérée : "malgré elle, malgré moi, je mourrai à gauche.". C'est ainsi. C' est ma référence, ma culture. C'est le fruit d'un engagement politique qui a débuté dès 1980 au Parti socialiste auprès de Michel Rocard, et qui m'a permis aussi d'apprendre à être français.

M.O. Je me définis aussi comme un homme de gauche. En 1981, j'ai voté pour Mitterrand et je re-voterai non pas pour cet homme mais pour quelqu'un qui porterait ces idées qui sont restées les miennes. Simplement, Manuel Valls dit beaucoup qu'il y a "deux gauches irréconciliables". Il a raison, mais on oublie, sans doute en écho à la lecture marxiste (Marx affirme qu'il existe y a un socialisme scientifique, le sien et que tous les autres sont des socialismes utopiques), qu'il en existe au moins une troisième, à savoir un socialisme français dont on ne parle jamais et qu'il serait pourtant intéressant de réactiver. C'est celui de Leroux, de Cabet, de Proudhon, de Fourier. C'est le socialisme des communards. C'est le mien. Rappelons quand même que les Versaillais sont des républicains qui tirent sur la "canaille" - comme il fut dit en son temps - et qu'en 1871, ce sont deux façons d'être de gauche qui s'opposent. Il y avait chez les communards mille et une façons d'être de gauche : fouriéristes, blanquistes, proudhoniens, sans être marxiste... Nous n'avons pas assez travaillé, et les socialistes en particulier, sur le corpus de leur passé. Vincent Peillon a produit d'intéressants travaux sur le socialisme français, Pierre Leroux par exemple. Voilà ce qu'il faudrait creuser pour faire renaître le socialisme. Mais Hollande et Mélenchon ne sont pas les deux seules mesures du fait d'être de gauche, ou pas!

M.V. Jacques Julliard considère qu'il existe au moins quatre gauches. La gauche libérale, la gauche jacobine, la gauche collectiviste, en référence aux communistes, et la gauche libertaire. Il partage d'ailleurs votre admiration pour Proudhon.

J'ai noté une phrase terrible de Michel Onfray : "Il manque à la gauche un Nuremberg qui lui permettrait de repartir sur des bases assainies." Je refuse cette référence à Nuremberg, mais je vois bien ce que vous voulez dire. La gauche française a vécu des schismes permanents. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, les événements historiques - la Commune, l'affaire Dreyfus-, provoquent des rencontres incroyables. Il suffit de lire l'échange de lettres entre Georges Clemenceau et Louise Michel, à ce moment-là déportée en Nouvelle-Calédonie. Entre cet homme et cette femme, si différents mais qui se battent pour l'amnistie des Communards, le respect, l'affection, le dialogue sont possibles. Zola, Péguy, Jaurès et encore Clemenceau défendent ensemble l'honneur de Dreyfus. La république sort renforcée de ces combats.

M.O. Ce Nuremberg permettrait de regarder l'histoire de la gauche sans oeillère, de la Révolution française à aujourd'hui, afin de penser les choses au-delà des non-dits. Je rappelle quand même que dans l'"Histoire de la Révolution française" de Louis Blanc, il est question de four crématoire... Un chimiste républicain nommé Proust travaillait de son côté à un gaz pour exterminer les Vendéens. Sans parler du fonctionnement du tribunal révolutionnaire... Pourquoi Robespierre envoie-t-il les Enragés, les Hébertistes, les Girondins à la guillotine? L'histoire de la Commune mériterait aussi d'être regardée autrement. Il faut lutter contre l'idée qu'il y aurait eu d'un côté la méchante droite versaillaise tuant les gentils communards de gauche. Car communards et versaillais sont deux façons de se montrer républicain : la République sociale contre la République de Thiers.

N'oublions pas non plus le Parti communiste français, le pacte germano-soviétique... Personne n'en parle : pendant deux années, le PCF a obéi au Parti communiste soviétique, qui était engagé dans une politique de collaboration avec Adolf Hitler. La chaîne Histoire diffuse un nombre incroyable d'émissions sur Hitler et le nazisme mais pas dans la même proportion sur le Goulag!

Un mot aussi sur le maoïsme. Comment se fait-il qu'Alain de Benoist soit un pestiféré dans le monde intellectuel français?alors que ceux qui ont été maoïstes, trotskistes, qui ont défendu la révolution culturelle et ses millions de morts, sinon Pol Pot, sont invités partout? On estime qu'Alain Badiou est un personnage fréquentable, tant mieux, je ne suis pas pour l'exclusion! Mais il faut se demander comment, quand cela se fait au nom de la gauche, on peut décapiter, massacrer, guillotiner, persécuter, interdire, enfermer, persécuter...

J'ai utilisé le terme "Nuremberg" pour évoquer ce que Lionel Jospin avait appelé très justement "le droit d'inventaire" à l'endroit de l'héritage de François Mitterrand. Une volée de bois vert a accueilli ce seul désir de faire de l'histoire.

M.V. L' Histoire a jugé sévèrement les dérives et les fautes de la gauche française: la soumission du PCF au stalinisme et à l'Union soviétique - ce qui n'enlève rien à son engagement dans la Résistance, à son patriotisme -, ou le vote déshonorant des pleins pouvoirs à Pétain par une majorité des députés de la SFIO. Comme tous les autres. Ils ne seront que quatre-vingt à s'y opposer. Il faut en finir avec l'idée de pureté! L'histoire est tragique. Les hommes qui la font, les partis, les idéologies doivent être passés au tamis de la critique. Mais je ne reprends pas l'expression du "Nuremberg" car elle est faite pour provoquer et blesser. Nuremberg est un moment unique, le moment où l'on juge les criminels nazis, après la guerre et la Shoah. Il ne souffre d'aucune comparaison possible. Mais il faut rappeler en permanence les crimes du totalitarisme communiste. Il a eu beaucoup de complaisance dans l'intelligentsia française, cette fameuse "gauche divine", décrite par Jean Baudrillard- si présente encore dans les élites-vis à vis du stalinisme puis du maoïsme, du castrisme ou des Khmers rouges. Les révélations de Soljenitsyne ont été mal accueillies en France. C'est pourquoi son Archipel du goulag Le zéro et l'infini de Koestler ou La barbarie à visage humain de BHL ont été tellement importants pour moi. Ma gauche a toujours été anti totalitaire.

 

Nous avons de vrais désaccords avec Michel Onfray mais je ne lui conteste évidemment pas le droit d'être et de se dire de gauche. Et débattons! Voici le drame de la gauche qui explique en grande partie l'état dans lequel elle se trouve aujourd'hui : elle ne débat plus, elle excommunie. Vous ne pouvez pas exclure de la gauche ceux qui disent leur attachement à la République, à la laïcité et qui tiennent un discours ferme face à l'islam politique. C'est pourtant ce qui est arrivé à Élisabeth Badinter, Caroline Fourest, ou à moi. "Manuel Valls, êtes-vous de gauche?". Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai dû répondre à cette question. Je me souviens de Laurent Joffrin, alors directeur de Libération ou de L'Obs , me la posant, le crayon entre les dents, devant sa rédaction goguenarde. Ça, c'est bien une question de gauche! Et à chaque fois, derrière l'interrogation, on sent poindre le procès en trahison.

Donc, Michel Onfray, vous ne contestez à Manuel Valls par le droit d'être de gauche??

M.O. Bien sûr que non. Manuel Valls est d'une gauche libérale. Cette gauche existe, elle est dans le paysage intellectuel français, ça n'est évidemment pas la mienne.

Valls : "L'autorité est émancipatrice. L'ordre libère"

Vous déplorez tous les deux que la gauche ait un problème avec l'autorité. Même vous, Michel Onfray, qui vous dites pourtant libertaire...

M.O. Être libertaire, c'est estimer que la liberté doit être l'horizon indépassable et ce, dans un esprit proudhonien qui suppose aussi que la justice coïncide avec la liberté. Il est injuste que les plus pauvres et les plus défavorisés n'aient pas la sécurité ou la sûreté, d'habiter quelque part, de se déplacer... On peut être libertaire et soucieux des questions régaliennes. Proudhon défend l'Etat. Les anarchistes en peau de lapin ne défendent pas l'Etat. Je suis de ceux qui défendent l'armée, les services secrets, la police depuis toujours, car, comment faire sans? On ne trouvera pas sous ma plume des attaques du genre "CRS/SS". La gauche a des valeurs et des vertus, la sécurité en fait partie. Ma gauche est réaliste.

M.V. Toutes les sphères de l'autorité sont aujourd'hui bafouées. Hannah Arendt parlait déjà en 1961 de l'effondrement général des autorités traditionnelles : l'Etat, la politique, l'instruction, la famille...Maire d'Evry, confronté aux problèmes de sécurité et aux violences urbaines, ou ministre de l'Intérieur, j'ai toujours défini l'autorité comme une valeur de gauche. Une valeur républicaine. L'insécurité et la délinquance s'attaquent aux plus fragiles. C'est une injustice supplémentaire. Si la justice sociale fait partie de l'ADN de la gauche, alors lutter contre l'insécurité est une priorité dans ce combat contre les inégalités. L'autorité est émancipatrice. L'ordre libère. Dans une démocratie, le peuple ne choisit pas la sécurité ou les libertés. L'Etat doit être en mesure de lui garantir les deux. Ce débat sur l'autorité sera au coeur de l'élection de 2022.

Michel Onfray, dans votre livre, vous déplorez la "déresponsabilisation" de la société. Pourquoi?

M.O. J'ai évoqué tout à l'heure l'imprégnation marxiste, mais il faut également compter avec une forte imprégnation freudienne même chez les gens qui n'ont pas lu Freud. Les chrétiens défendent l'idée d'un libre-arbitre dont le mauvais usage a rendu possible la chute. C'est le fondement d'une civilisation de pouvoir dire : vous avez le choix. Si vous avez bien choisi, on peut vous récompenser, vous honorer. Si vous avez mal choisi, on peut vous punir.

S'ajoutent à cela les déterminismes. Il suffit de lire Les Misérables , grand livre de sociologie, où Hugo dit : si Jean Valjean vole, c'est parce qu'il a faim. Eric Zemmour reproche cette vision à Hugo. Pour ma part, je pense qu'Hugo a très bien raconté le besoin de sortir de la métaphysique du libre-arbitre pour entrer dans les conditions politiques qui expliquent le trajet d'un voleur de pain.

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Pour Freud, la liberté n'existe pas, il n'y a que des déterminismes qui procèdent de l'inconscient. Pour Marx aussi, la liberté n'existe pas, il n'y a que des déterminismes sociaux. Mai 68 fusionne Marx et Freud via des penseurs comme Reich ou Marcuse. Cela débouche sur l'idée que l'individu est toujours victime, et la société toujours coupable. Si vous êtes un délinquant, c'est la faute de la société. Michel Foucault théorise tout cela dans Surveiller et punir , un grand livre somme toute freudo-marxiste. Même chose avec Deleuze et Guattari. Que font les déconstructionnistes français?? Ils ne font jamais que raconter dans leur langue une théorie déjà présente chez tous les tenants du freudo-marxisme autrichien, d'Otto Gross à Wilhelm Reich : "Vous n'êtes pas libre, si vous avez commis telle faute, c'est à cause d'un déterminisme sexuel et politique." C'est ainsi que le coupable devient victime. Cette déresponsabilisation va de pair avec l'idée que " la société est responsable, il faut donc la changer". Ce n'est plus l'individu qu'on punit, ce n'est plus l'individu qu'on rééduque, mais la société qu'on doit révolutionner.

Or il existe un juste milieu entre le postulat du libre-arbitre total et celui du déterminisme absolu. Ce n'est pas l'un ou l'autre, mais les deux imbriqués. Si l'on n'est pas éduqué à la liberté, on ne devient jamais libre. Des parents, des enseignants doivent faire ce travail. Mais quand ils ne le font plus? Manuel Valls et moi avons en commun l'éloge de l'école républicaine. Sans l'école républicaine, je ne serais pas devenu ce que je suis. Mais je déplore qu'aujourd'hui, on ne fasse plus cet apprentissage de la liberté à l'école. Si l'on n'apprend pas la liberté on reste serf : on ne naît pas libre, on le devient.

M.V. L'époque est marquée par une liquéfaction sans précédent du collectif. L'individu est isolé, soumis aux troubles du monde avec pour seul point d'attache sa famille, parfois son territoire, ou un simple téléphone portable... Nous devons recréer du collectif face à la pression individualiste. La société est ce collectif de citoyens libres et égaux que la République doit protéger des inégalités et des dérives identitaires. C'est en effet le rôle essentiel de l'école. Mais la question de la responsabilité de l'individu me paraît tout aussi fondamentale. Qu'il s'agisse de délinquance ou, encore plus grave, de terrorisme, j'ai toujours considéré que la responsabilité individuelle était engagée. Cela ne signifie pas que je refuse une réflexion qui permettrait de comprendre ce qui se passe dans notre société, les conséquences du déterminisme. Mais je refuse la culture de l'excuse ou la victimisation permanente, voire la recherche d'une responsabilité de la société française dans le "terreau" sur lequel le djihadisme aurait par exemple pu prospérer... c' est le débat qui m'avait opposé à Emmanuel Macron en 2015.

Valls : "Assa Traoré est devenue l'égérie médiatique d'une gauche racialiste"

Vous êtes l'un comme l'autre très sévères à l'égard d'une nouvelle gauche que vous qualifiez de racialiste. Dans vos livres respectifs, on retrouve une virulente critique d'Assa Traoré...

M.V. Il y a dans le livre de Michel Onfray des pages sur l'islamo-gauchisme dont je ne retire pas un mot. Nous partageons la même vision des faits et des personnages qui illustrent cette dérive. Nous évoquons tous les deux la manifestation de juin 2020, devant le Palais de justice de Paris, convoquée en quelques heures grâce aux réseaux sociaux, après la mort de George Floyd. Un message, la police française est aussi une police raciste qui n'hésite pas à tuer. Un personnage, Assa Traoré - dont je peux comprendre la douleur personnelle après la mort de son frère - érigée en "nouvelle Angela Davis", la procureure des "violences policières" et de la France "Etat raciste". L'emblème d'une révolte en marche à la Une du magazine du Monde, une thèse développée par Mediapart et surtout dans la presse américaine : New York Times Washington Post ... C'est là que commence la mystification. Assa Traoré est devenue l'égérie médiatique d'une gauche racialiste.

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C'est de cette gauche dont il est question quand j'évoque les deux gauches irréconciliables. Une gauche qui, par un extraordinaire renversement des valeurs, fait de la race son identité, comme l'extrême droite. La couleur de peau est l'unique marqueur. La lutte des races remplace la lutte des classes. On cherche à nous imposer la "cancel culture" américaine, forte de l'influence de ses universités, de sa presse et de ses réseaux sociaux, des concepts chargés de sens, "privilège blanc", "intersectionnalité", une redoutable bien-pensance et un puritanisme viscéral -oubliant ce que cela a provoqué comme dégâts aux Etats-Unis. Une gauche en perte de repères, qui va rechercher, comme l'explique Michel Onfray, ses sources chez Jean-Paul Sartre et Edwy Plenel, alimente cette radicalité.

Pour les musulmans est d'ailleurs un livre important pour comprendre ce qui est en train de se passer. Plenel y présente les musulmans comme les nouveaux damnés de la terre, victimes du capitalisme et de l'ordre établi. A l'automne 2017, il est allé jusqu'à affirmer que Charlie Hebdo, Fourest et moi mènerions une "guerre aux musulmans", nous désignant comme des cibles. Vous contestez cette thèse, vous êtes raciste. Vous répliquez, vous êtes traité d'islamophobe, ce mot inventé pour clouer Salman Rushdie au pilori. Je me suis retrouvé très seul.

La révolution iranienne, la guerre en Afghanistan, l'effondrement du bloc soviétique, ont progressivement fait surgir la question identitaire, qui a explosé à la face du monde le 11 septembre 2001. Faute d'avoir intégré ces évolutions dans son logiciel, la gauche s'est trouvée désemparée, en France comme ailleurs. Elle est restée passive face au cocktail explosif qui a mêlé islam, terrorisme, immigration, agité et exploité par l'extrême droite. Du coup, une partie d'entre elle s'est rabattue sur le "nouveau prolétariat", faisant des musulmans un ensemble unique, une culture monolithique prête à marcher comme auraient dû le faire les ouvriers jadis, justifiant ainsi des alliances avec les islamistes.

M.O. Voilà qui est un exemple de ce que je nomme le mécanisme tribunal de Nuremberg de la gauche! Ce qui rend possible l'islamo-gauchisme d'un Edwy Plenel, d'une Assa Traoré ou d'un Jean-Luc Mélenchon, c'est la certitude de se trouver du côté du bien depuis 1789 quand quiconque n'est pas du leur se trouve fustigé comme fasciste. Ce Bien là n'est pas aussi Bien que le proclame la vulgate.

Que pensez-vous de la phrase d'Emmanuel Macron appelant à "déconstruire notre histoire"?

M.O. : Chez lui, je regarde les actes plutôt que ses phrases qui se contredisent la plupart du temps. Macron contribue activement à cette déconstruction. Or, il nous faut des récits historiques multiples accompagnés de débats. Mais la déconstruction va dans un seul sens : elle est faite pour détruire l'intelligence, la mémoire, la culture, en un mot, notre civilisation. Elle effectue une variation sur le thème révolutionnaire de : "du passé faisons table rase".

M.V. Il y a en France une passion pour l'histoire et les controverses sur le passé. Certains sujets sont abrasifs. Je me suis ainsi opposé à Eric Zemmour sur sa réhabilitation de Pétain, qui relève du pur révisionnisme historique. Je ne suis pas d'accord avec Emmanuel Macron quand il déclare que la colonisation a été un crime contre l'humanité. Je pense qu'il y a plusieurs Emmanuel Macron. L'homme est cultivé, intelligent, passionné par notre histoire. Mais il est aussi imprégné d'une culture libérale à l'anglo-saxonne, et avec le fameux "en même temps" il cherche à s'adresser à une société française très fracturée. Je suis moins sévère que Michel Onfray. Le président de la République, cherche à incarner la Nation et à tenir beaucoup de bouts à la fois. Certes il a eu des déclarations contradictoires qui prêtent à confusion. Mais il a été clair sur le fait que l'on ne devait pas déboulonner des statues. Ce n'est pas son rôle de réécrire notre histoire. Il doit écrire le présent, préparer le futur, tout en rappelant que nous sommes les héritiers d'un grand passé. La déconstruction est forcément dangereuse, parce qu'elle refuse tout regard positif que nous pourrions porter sur nous-mêmes. Elle apprend à détester ce que nous sommes.

Onfray : "On aime la France? Dès lors on est français, cela me suffit"

Vous avez écrit deux livres sur l'art d'être français, pour reprendre une expression macronienne. C'est quoi selon vous?

M.O. J'ai ironiquement pris au mot notre président, qui avait aussi affirmé, en même temps, qu'il n'y avait pas de culture française mai seulement des cultures en France. Je n'ai évidemment pas une définition racialiste, mais culturelle, de cet art d'être français. Est français quiconque aime la France, quelle que soit sa religion, sa couleur de peau, son origine sociale. On aime la France? Dès lors on est français, cela me suffit. Je n'ai pas à chercher des quartiers de noblesse. Je suis normand comme chacun le sait, et je descends d'une famille de Vikings. Mais le penseur qui a le mieux écrit sur la normandité, c'est Léopold Sédar Senghor.

Ensuite, je pense que la France est une nation littéraire. Nous avons hérité de Montaigne, de Rabelais, de Descartes, de Voltaire, de Marivaux et de Victor Hugo. Montaigne est catholique, mais explique qu'il faut arrêter de penser à partir de la scolastique, en privilégiant le libre examen. Descartes, construit la raison critique. Voltaire, érige l'ironie en méthode. Marivaux célèbre l'art de la conversion, celui de la séduction délicate. Hugo, c'est l'auteur des Misérables , ce chef d'oeuvre qui évoque le droit des femmes et des enfants, la nécessité de répartir les richesses, la liberté d'entreprendre avec le souci de l'exigence de justice sociale. Souscrire à cette logique du libre examen, de la raison cartésienne, du corps rabelaisien, de l'ironie voltairienne, du marivaudage, de la justice sociale, c'est être français. Vous pouvez ensuite être une femme venant de Thaïlande ou un transsexuel originaire de Bolivie. C'est totalement égal.

Dans votre panthéon figure aussi Rabelais. Chez Manuel Valls, on retrouve... Gérard Depardieu.

M.V. Michel Onfray écrit de très belles pages sur Montaigne, Rabelais, Descartes, Voltaire, Marivaux, Hugo... La France est un pays unique qui peut s'incarner dans des écrivains, des philosophes, des poètes. Je consacre un chapitre à Depardieu qui avec ses excès, son côté rabelaisien, sa grande gueule, est pour moi un visage de la France. Quand il commence à lire la lettre à Roxane dans Cyrano de Bergerac , j'ai les larmes aux yeux. Il faut l' être, français, pour donner tant de chair à Cyrano, héros emblématique de notre littérature.

Je suis un Français de préférence pour reprendre les vers d'Aragon. J'ai appris à être français grâce à mes parents, à l'école publique, à mes lectures, à mon engagement politique. Je suis profondément français, et par le chemin de l'adhésion volontaire le plus conforme au génie universel de notre pays. Il m'a d'ailleurs fallu m'en éloigner pour mieux le comprendre et exprimer mon désir de France.

Valls : "Macron a incarné le dégagisme, mais il n'est ni Trump, ni Le Pen, ni Mélenchon"

Emmanuel Macron incarne-t-il cet "art d'être français"?

M.V. Il est d'abord le président de la République donc il incarne la France. Il est aussi l'enfant d'une époque. En tout cas l'acteur d'une épopée politique. Avec un culot incroyable, il a su saisir toutes ses chances et se jouer de nos propres faiblesses. Mais si on regarde le temps long, au-delà des péripéties, il est surtout le résultat d'une décomposition politique, celle des partis de gauche et de droite, mais aussi d'une crise des idées, d'une crise démocratique en cours partout, et ce n'est pas fini... La France a eu la chance de pouvoir choisir en 2017 un président jeune, progressiste, européen, réformiste. Tout ce que Michel Onfray n'aime pas (rires). Le pays a évité le populisme. Macron a incarné le dégagisme, mais il n'est ni Trump, ni Le Pen, ni Mélenchon... Mais en 2022 il sera le sortant et il n'a pas su résoudre notre crise de confiance. Au contraire...

M.O. Selon moi, il y a au contraire une continuité du Mitterrand de 1983 au Macron aujourd'hui. Mitterrand n'ayant pas su gérer de manière socialiste le pays, il a estimé qu'il fallait passer à autre chose s'il voulait conserver le pouvoir. On a donc opté pour le libéralisme. Je rappelle quand même que Bernard Tapie a été présenté par les socialistes comme l'horizon indépassable de la gauche de cette époque-là...

Tous les présidents élus depuis Mitterrand incarnent cette ligne-là et défendent la logique maastrichtienne. On fait semblant d'opposer droite et gauche, mais, hors souverainistes, c'est exactement la même politique, soucieuse de diluer la France dans une Europe qui travaille à l'avènement d'un Etat mondial. Nous allons vers le gouvernement planétaire. Je ne suis ni complotiste ni antisémite en affirmant cela, comme on me l'a beaucoup reproché lorsque Front populaire a publié un numéro sur "l'Etat profond". Jacques Attali lui-même a publié un livre très intéressant sur ce sujet : Qui gouvernera le monde demain?

Le capitalisme est porteur d'un nouveau projet civilisationnel, c'est celui du transhumanisme. Le nez dans le guidon, on peut se concentrer sur les prochaines élections et faire de la politique politicienne. Mais on a aussi le droit de se poser la question de l'avenir de notre civilisation. On nous explique qu'il n'y aurait plus de culture française, qu'il faudrait déconstruire l'histoire de France, comme on déconstruira un jour l'histoire de l'Europe quand on jettera ce mouchoir alors devenu inutile. Et puis on érigera un gouvernement planétaire auquel les mouvements écologistes travaillent sans s'en apercevoir. L'écologie s'avère en effet un formidable cheval de Troie pour abolir les frontières, puisque le salut de la planète ignore les nations. Or, un monde sans frontières, c'est aussi le monde des premiers hommes et des hordes primitives tel que l'a raconté Darwin... Personne n'avance d'ailleurs masqué. Il suffit de lire et d'écouter Elon Musk, créateur de Neuralink, une entreprise faustienne qui a déjà implanté un microprocesseur dans le cerveau d'une truie, Gertrude, pour créer une chimère qui s'avère l'esquisse de l'homme du post-humain. Les transhumanistes travaillent à un projet de civilisation. Macron en est l'acteur.

M.V. Michel Onfray a récemment consacré un livre à une comparaison entre De Gaulle et Mitterrand, d'une très grande violence contre ce dernier. Je ne suis pas mitterrandiste. J'ai été l'un des premiers à dire mon malaise, mon incompréhension, ma colère à propos de sa relation personnelle avec René Bousquet. Je comprends aussi ce qui est dit sur Tapie mais on ne peut pas réduire les deux septennats à cela. Revenons là aussi au temps long. En 1906, Jaurès et Clémenceau s'affrontent, et à travers eux deux conceptions de la gauche à propos du rôle de la politique et de l'exercice du pouvoir. Le PS français a été marqué par son complexe à l'égard du marxisme et son rapport compliqué avec l'exercice du pouvoir, entre défiance et remords, alors que la social-démocratie allemande ou nordique avait surmonté depuis longtemps ce débat.

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Je ne suis pas d'accord avec Michel Onfray quand il reproche à Mitterrand la disparition du Parti communiste: cette disparition était de toute façon inévitable, du fait de l'effondrement du bloc soviétique, mais aussi des bouleversements économiques et sociologiques de notre pays. Contrairement à lui je me réjouis du tournant économique de 1983 et du choix européen. L'échec de la rupture est consommé et cette année marque un retour de fait à l'exercice du pouvoir dans une économie capitaliste. Et là encore, la construction européenne ou la monnaie unique sont le fruit d'incroyables évolutions historiques qui ont lieu durant ces années 90, avec notamment la réunification allemande et de l'Europe. Mitterrand était bien plus complexe que ne le laisse entendre votre charge. C'était un terrien, un provincial, avec une vision de la France très littéraire et nostalgique. Mais son choix européen est fondamental.

Onfray : "Au socialisme de Jaurès, on a substitué Jacques Séguéla, Coluche ou Jean-Jacques Goldman"

Manuel Valls, êtes-vous toujours "socialiste"?

M.V. Le socialisme est devenu une formule morte, enfermée dans une conception pessimiste et passéiste du monde. Le mot ne veut plus rien dire. Je me définis comme un républicain de gauche.

M.O. Vous confondez "socialisme" et "mitterrandisme"! Moi je crois toujours à ce mot. Mais en 1983, la "gauche" a imposé une véritable idéologie de substitution. Paul Yonnet a superbement décrit, dans Voyage au centre du malaise français , comment on est passé de la défense républicaine et socialiste des gens modestes aux revendications communautaristes de SOS racisme. Au socialisme de Jaurès, on a substitué Jacques Séguéla, Coluche ou Jean-Jacques Goldman. Éloge du cosmopolitisme et haine du français assimilé au Beauf bien vite amalgamé au pétainiste! Dès lors, l'opposition ne se fait plus entre droite et gauche, mais entre progressistes et archaïques, autrement dit entre, d'un côté, BHL et Harlem Désir et, e l'autre, Le Pen et Chevènement assimilés au même camp. La génération Mitterrand travaille à la mondialisation du capital et à la marchandisation du monde.

Qu'est devenue la gauche? Mon socialisme "old school" ne correspond effectivement pas aux prétendus progressistes qui ont leur rond de serviette dans Libération. En 2014, le philosophe Paul Preciado y publie une tribune invitant à faire "la grève de l'utérus" pour lui préférer... "la coprophagie" ou la "zoophilie". Je ne peux pas imaginer que des gens qui nous invitent à manger des excréments ou à copuler avec des animaux puissent encore passer pour des gens de gauche.

M.V. Ce changement a commencé avant Mitterrand! La société a évolué avec mai 68. Des réformes sociétales comme l'IVG ont été mises en oeuvre sous Giscard. On pourrait même considérer que la victoire de Mitterrand a été tardive par rapport aux mouvements des années 60 et 70. Cependant n'oublions pas que 1981 a permis l'abolition de la peine de mort, des droits nouveaux pour les femmes et les salariés, la cinquième semaine de congés payés, la décentralisation... Mais avec la crise économique et les bouleversements du monde le programme commun ou le projet socialiste étaient déjà épuisés avant même l'élection de Mitterrand. Je le répète, le problème n'est pas 1983 mais l'irréalisme du projet économique et de rupture de 1981. Et le fait de ne pas avoir assumé le changement. Car oui il fallait changer de politique économique et c'est vrai que l'Europe est apparue comme un projet de substitution. Mais l'Union européenne correspondait bien à cette idée d'avoir un espace puissant et fort dans un monde instable et en pleine évolution.

Quant au mouvement SOS-Racisme vous lui attribuez bien trop de maux. Il s'est substitué à des organisations traditionnelles antiracistes en déclin. Je n'ai jamais adhéré à son multiculturalisme, je me suis opposé en 1989 à sa position sur le voile. Mais il a eu sa part de générosité, "Touche pas à mon pote" était peut-être naïf mais c'était un beau slogan. On défendait aussi des valeurs universelles.

Revenons à l'essentiel, la gauche est profondément en crise. Elle a divorcé avec le peuple. Mais je crois qu'on ne peut pas revenir en arrière, et que le socialisme tel qu'on l'entend depuis le XIXème siècle n'a plus de sens. L'éclatement du cadre national dans lequel s'élaborait le compromis social entre le travail et le capital, l'atomisation du monde des salariés et de nouvelles demandes sociales, des inégalités de revenu insupportables ont bouleversé les références et les repères de la gauche, incapable de répondre à tous ces enjeux et au nouvel âge identitaire. On peut être nostalgique, mais le retour en arrière est impossible. En revanche, je crois qu'on peut refonder un nouveau projet républicain. Je suis volontaire et optimiste. Je ne crois pas, contrairement à Michel Onfray, à la décadence de notre civilisation, qui pourrait être selon lui remplacée dans un premier temps par l'islam, à travers l'immigration, puis plus sûrement par le transhumanisme. Je n'ignore rien du déclassement ressenti par beaucoup ou du sentiment d'une mise en cause de notre civilisation. Je ne sous-estime aucun des périls actuels : islamisme, antisémitisme, crise démocratique, monopole des géants mondiaux du numérique, réchauffement climatique... Mais je n'ai pas peur du monde qui vient. J'ai foi dans le génie humain.

Valls : "Je ne me reconnais donc pas dans votre tableau catastrophiste"

Michel Onfray, n'y a-t-il pas chez vous une fascination pour la décadence, le frisson de la fin d'une civilisation? Si on vous suit, nous finirons tous zoophiles ou robots...

M.O. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste mais tragique. Je ne suis intéressé ni par le pire, ni par le meilleur, mais par ce qui est. J'invite à surplomber notre temps. Malraux, Spengler ou Toynbee ont évoqué l'essor et le déclin des civilisations. Les gens qui embrassent large peuvent parfois mal étreindre. Mais ces penseurs permettent de comprendre que l'unité de mesure, ce ne sont ni dix ans ou un siècle, mais le millénaire. C'est à cette aune que des civilisations naissent, croissent et décroissent.

Par ailleurs, je ne suis nullement réactionnaire ou conservateur. Je ne souhaite pas revenir à un état passé, c'est parfaitement impossible. Je ne suis pas non plus de ceux qui expliquent que la décadence daterait de Mai 68 ou de la Révolution française. C'est un procès que l'on me fait souvent, mais je ne suis ni décadentiste, encore moins un jouisseur morose de cette décadence-là. J'invite simplement à simplement regarder Lascaux, les pyramides, le Parthénon, le Forum... Tout cela atteste de civilisations perdues. Pourquoi la nôtre devrait-elle durer? Pour quelles étranges raisons serait-elle la seule à échapper à l'entropie? Démontrez-moi que notre civilisation serait une exception là où toutes les autres ont fini par mourir! On retrouve ce même aveuglement chez des personnes qui se montrent très critiques sur toutes les religions, sauf la leur.

Le moteur et l'électricité ont généré une nouvelle civilisation avec la Révolution industrielle. Aujourd'hui, la civilisation alternative est celle que prépare Elon Musk. Cet homme est le plus riche du monde. Ce que les Etats-Unis ne peuvent plus faire, envoyer des fusées dans l'espace par exemple, lui le fait. Je vois mal comment le transhumanisme ne pourrait pas triompher, puisque rien ne saurait s'y opposer.

M.V. Vous avez raison de dire qu'il faut penser en termes de civilisations et de longue durée...Mais je pense malgré tout que vous êtes un philosophe de la décadence. Moi j'essaie de me définir comme un humaniste de combat. Pour nous, le fait principal est que l'Europe ne domine plus le monde comme elle l'a fait pendant plusieurs siècles. C'est évident sur le plan économique - même si nous encore puissants -, militaire ou démographique. Mais je me refuse à l'idée de la décadence et de la disparition. L'Europe, par son histoire, sa culture, son économie, son marché, ses valeurs démocratiques, a encore un rôle à jouer. Mais elle doit prendre conscience de l'enjeu civilisationnel et réinventer une espérance.

Par ailleurs, toutes les données montrent que notre monde se porte infiniment mieux que dans les années 1930 ou même les années 1960. Staline ou Hitler bien sûr, mais aussi Pinochet, Franco et Castro n'ont pas d'équivalents aujourd'hui. Les famines n'existent quasiment plus, sauf quand des politiques les provoquent. L'espérance de vie mondiale est passée de 45 ans en 1900 à plus de 70 ans aujourd'hui. En France, c'est 82 ans. Les droits des femmes ont en cinquante ans plus progressé que dans toute notre histoire. Les droits de l'homme et les libertés aussi. Nous vivons en paix avec nos voisins. Je ne me reconnais donc pas dans votre tableau catastrophiste. Je comprends les inquiétudes, mais je me refuse à bannir toute espérance.

Et le transhumanisme?

M.V. Sur ce sujet, et quitte à choisir entre deux philosophes, je suis plus Luc Ferry que Michel Onfray. À Evry où se situe le Génopole j'ai suivi de près les évolutions autour du génome humain et des thérapies géniques. Savoir si nous pouvons augmenter l'espérance de vie et surtout la longévité humaine, ou lutter contre les inégalités naturelles sont des débats majeurs. On touche à la transformation même de la condition humaine. Il faut donc être capable de maîtriser ces évolutions sur le plan scientifique et éthique sinon c'est Michel Onfray qui aura raison.

M.O. Je souscris aux thèses du dernier livre de Luc Ferry, Les sept écologies : pour une alternative au catastrophisme antimoderne . C'est l'un de ses meilleurs. Sa réponse d'écologie humaniste et technophile est la mienne. Mais que faire contre le projet Elon Musk? Avec qui? Quelles valeurs spirituelles et quelle puissance marchande peuvent s'y opposer? Aucunes...

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M.V. Il y a eu les mêmes craintes sur la recherche génomique qui a pourtant permis des avancées majeures pour guérir les maladies rares ou les cancers...Les questions sont toujours les mêmes: quelle morale, quelle politique, quelle maîtrise? Les politiques, les scientifiques et les citoyens doivent être les acteurs de ce débat dans des sociétés occidentales trop dominées par la crainte et la méfiance.

Oui des milliardaires veulent dominer le monde. Je pense que l'Europe et les Etats-Unis ont la capacité d'imposer une régulation mondiale, de nouvelles règles du jeu. Il faudra sinon passer par le démantèlement des Gafam. Mais la France et l'Europe doivent surtout opérer un véritable réarmement scientifique en investissant massivement dans les universités, la recherche, l'innovation et la santé. Dans l'intelligence artificielle, la robotique, le spatial, le nucléaire... C'est la grande leçon de la crise sanitaire. La bataille de l'intelligence est décisive dans le monde de demain.

Michel Onfray : "Quoi qu'il advienne de l'islam en termes de conquête culturelle, il ne résistera pas lui non plus au projet transhumaniste"

Michel Onfray, vous êtes donc partisan de la thèse du "choc des civilisations"?

M.O. Oui, parce que le réel donne raison à Samuel Huntington. Si vous lisez "Le choc des civilisations" avec un quart de siècle de recul, vous voyez qu'il a parfois tort en ce qui concerne les détails. Mais il a raison sur la thèse d'une tectonique des plaques civilisationnelles qui s'opposent de facto. Le constater n'est pas le produire! La Russie n'a par exemple rien à faire de l'Europe. Poutine reprend le flambeau slavophile après le refus de sa main jadis tendue à l'Occident. Cette même Russie a tout de même surpris l'Europe avec sa capacité à produire rapidement un vaccin - elle... Quant à la Chine, elle ne cache même pas sa stratégie de domination planétaire via le monopole des métaux rares et le développement de l'intelligence artificielle.

Huntington affirme que les blocs de civilisations sont d'abord des blocs de spiritualités - l'hindouisme en Inde, l'animisme en Afrique, le confucianisme en Chine, le judéo-christianisme en Europe, l'oumma des musulmans bien qu'elle soit déterritorialisée. Il existe un islam d'Arabie Saoudite, qui n'est pas celui de l'Iran, de la Turquie ou de l'Afrique du Nord. Ce qui rend difficile la possibilité pour cette oumma de constituer une civilisation planétaire. La civilisation islamique a un projet concurrent à la civilisation judéo-chrétienne européenne. Elle travaille à une désagrégation de notre aire culturelle avec la contribution des islamo-gauchistes. Ce qu'il y a sur la tête des femmes musulmanes est d'ailleurs moins mon problème que ce qu'il y a dans leurs têtes. Quoi qu'il advienne de l'islam sur l'espace européen en termes de conquête culturelle, il ne résistera pas lui non plus au projet transhumaniste mondial.

Les chiffres montrent que les séculiers et athées sont de plus en plus nombreux dans les pays musulmans, comme partout ailleurs. L'auteur du "Traité d'athéologie" ne les renie-t-il pas?

M.O. J'ai toujours insisté sur la grande disparité entre les musulmans. Je ne les essentialise pas... contrairement à Edwy Plenel! Mais l'histoire ne se fait qu'avec des minorités agissantes, jamais avec des majorités silencieuses. Et ces minorités agissantes revendiquent clairement une logique de guerre civilisationnelle.

M.V. Qu'il y ait aujourd'hui des chocs entre cultures personne ne peut le nier. L'islam politique veut déstabiliser nos sociétés. Nous devons éradiquer l'islamisme de nos pays. Et forcer l'islam aux mêmes évolutions que les autres religions. Mais n'oublions tout ce que nous a apporté l'alliance incroyable entre la démocratie, le respect des droits de l'homme, l'économie de marché, la culture. C'est cela l'Europe, une civilisation! La Chine se projette résolument dans l'avenir mais elle a ses propres fragilités, économiques, politiques et démographiques et a besoin de stabilité et d'alliés. La Russie est dans une situation bien moins enviable. Et puis nous ne résoudrons aucun des problèmes que nous avons évoqués- islamisme, migrations, réchauffement climatique... - sans une alliance profonde et durable avec l'Afrique, le continent du XXIème siècle.

Regardez aussi les accords d'Abraham, ce qui est en train de se passer entre Israël et les pays du Golfe ou le Maroc. Au-delà de l'ennemi commun qu'est l'Iran, ces accords traduisent des bouleversements géopolitiques majeurs et augurent des changements dans les sociétés musulmanes. C'est ça qui me rend raisonnablement optimiste, sans aucune naïveté. Mais la condition préalable, c'est une définition de nos intérêts stratégiques et une clarification dans notre pays sur ces sujets-là. Il est évident qu'avec le décolonialisme ou l'islamo-gauchisme, cette haine de la France en notre sein, nous ne serons pas armés pour affronter ces grands défis.

Pour conclure, votre regard a-t-il changé sur l'autre suite à cet échange?

M.O. Hormis cette affaire de tweet, chacun pourra convenir que je n'ai guère attaqué Manuel Valls dont le républicanisme me va. En revanche nous ne sommes pas d'accord sur son socialisme libéral...

M.V : Je pense en tout cas que le débat doit être de bonne qualité dans notre pays, sans exclusions, en privilégiant la raison et l'écoute. Merci de nous avoir réunis. Le fait d'examiner les choses du point de vue civilisationnel ne me pose aucun problème. Au contraire. Nous sommes une civilisation, qui a fait ce que nous sommes. Mais c'est aussi ce qui me pousse à garder l'espérance- "la petite fille d'espérance" chantait Péguy -, malgré les orages noirs annoncés par Michel Onfray.

M.O. Pour résumer, ce débat fut celui d'une gauche de l'espérance contre celui d'une gauche tragique (rires).