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Etre dans son genre
EMANUELE COCCIA Libération 23 Janvier

J'ai toujours eu d'énormes difficultés à comprendre mon genre. Le fait que j'aime les femmes ne donne pas la solution : c'est la passion des mecs hétérosexuels, des femmes les­biennes, des transgenres, et d'un millier d'autres sujets . Et si j'étais une lesbienne avec un pénis ? Le fait d'avoir un pénis ne donne pas beaucoup plus de clés. On peut en jouer avec n'importe quel corps. Spéculer sur les différences anato­miques entre le pénis, le vagin et le clitoris ne clarifie pas non plus les choses. Le problème est ailleurs. Nous n'y prêtons pas beaucoup d'attention, mais les or ganes sexuels sont peut-être les plus étranges parmi ceux dont no­tre corps est équipé. Ce sont les seuls, en effet, qui présupposent pour leur utilisation la présence et l'action d'un autre sujet. Qu'il s'agisse d'en tirer du plaisir ou d'essayer de se reproduire, nous devons passer par l'utilisation du corps d'une autre personne. C'est toujours une autre main qui nous donnera du plaisir ; c'est toujours le corps d'un autre que nous utilisons pour produire la béatitude et l'épanouissement. Ce sont des organes qui nous rajoutent de l'imperfection : ils ne nous rendent pas plus parfaits, mais moins accomplis, moins définis, moins «nous mêmes » que toute autre partie de notre anatomie.

L'anatomie de chaque espèce sculpte la silhouette, accompagnant chaque nouvelle fonction d'une plus grande autonomie, d'une plus grande détermination ; les organes sexuels ont pour tâche de soustraire tout cela, de brouiller les contours des corps, de les rendre plus indéterminés. Ce sont aussi des organes mystiques. au sens littéral que nous donnons à ce terme : un pénis et un vagin sont des organes que nous pouvons connaître et auxquels nous ne pouvons être initiés correctement que par le corps d'autres personnes ; même lorsque nous sommes seuls, nous prétendons ou imaginons qu'il existe d'autres corps que le nôtre -nous n'avons besoin d'une telle chose pour aucune des autres parties du corps. C'est pourquoi l'organe sexuel ne définit pas une identité : nous ne sommes jamais seuls et ne pouvons jamais être seuls devant cette partie du corps. Dans tout genre, on est au moins deux, et tout est tâtonnement.

Cela n'arrive pour aucun autre organe: nous n'avons pas besoin d'un autre corps pour utiliser nos yeux, nos mains, notre bouche, nos pieds, notre coeur, notre nez. Ou du moins, nous n'en avons pas besoin dès que nous pouvons marcher. En ce qui concerne les organes sexuels, en revanche, c'est comme si nous étions constamment en situation de minorité ou de handicap. Notre sexe alors est cela: ce que nous pouvons user et connaître seulement à travers le corps de l'autre, et ce qui nous sert à connaître et à utiliser le corps de l'autre. Pour produire du plaisir commun, partagé, impossible à rattacher à une identité. En cela, l'organe sexuel est l'opposé de l'organe de perception. Le sexe est fait de genre - de communauté - parce que c'est une façon de vivre, de connaître, d'habiter d'autres corps et d'être connu et manipulé par d'autres corps. C'est de ce statut particulier que naissent tous les paradoxes douloureux d'Eros. En permettant à notre corps de devenir un fait de genre - c'est-à-dire une vie générique, indécidable, n'appartenant pas plus à nous qu'à ceux qui savent l'utiliser pour produire du plaisir partagé-, l'organe sexuel soustrait notre existence à la connaissance directe immédiate à laquelle nous sommes habitués grâce à la conscience.

En tant que vie générique, notre corps cesse de nous appartenir, sur le plan physiologique et cognitif : nous devenons des explorateurs passionnés qui traversent et se laissent traverser par les plaisirs des autres, avec tous les risques et les découvertes inattendues que cela peut entraîner. Face à cette indétermination, toute identité est impossible et toute forme de revendication ridicule. Se proclamer quoi que ce soit -que ce soit hétérosexuel, homosexuel ou transsexuel - signifie toujours prendre en otage l'autre pour se débarrasser de cette incertitude. Le genre n'est pas et ne sera jamais ce qui nous permet d'être différents des autres: c'est ce qui nous transforme en un sphinx moral. Un sphinx est une composition chimérique de deux corps: un être humain et un lion par exemple. Le genre aussi rapproche dans un collage temporaire deux corps unis uniquement par le plaisir mutuel et le bien réciproque. Et comme tous les sphinx, le genre est le lieu d'un mystère, pour ceux qui le composent comme pour ceux qui le rencontrent. Inutile de chercher une définition, une tradition ou une nonne. Du genre-et surtout du plaisir qu'il rend possible - existe seulement une divination fragile, temporaire, toujours à corriger .