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En même temps
CHRONIQUE Didier Pourquery Le Monde 04 avril 2014

Juste un mot. Bâtard de « cependant », il rythme, avec son acolyte « du coup » toutes nos conversations sans que nous y prenions garde.

 

Au bureau, au café, en famille, partout, posé en début de phrase, "en même temps". Nous vivons des temps d'"en même temps". Ecoutez ce tic, proliférant plus vite dirait-on depuis la crise de 2008. Bâtard de "cependant", il rythme, avec son copain "du coup", toutes nos conversations sans que nous y prenions garde. Au pays du "en même temps" - ou plutôt du "emmemtan" - tout se vaut à peu près, tout est relativisé. Dans le monde du "en même temps" les événements existent en simultané, superposés grâce à la technologie ; tout est "normal", ambivalent ; c'est le triomphe de l'homme moyen décrit par Gilles Châtelet dans Vivre et penser comme des porcs, l'homme moyen qui se méfie des excès, déteste tout ce qui dépasse. Le triomphe du relativisme aussi.

D'ailleurs, n'est-ce pas, sur Internet tout est pareil, le vrai, le faux, toute info, toute parole est équivalente. Alors, emmemtan... "J'ai eu mon bac avec mention. En même temps, c'était facile." "Jean-Luc a quitté le plateau de TF1. En même temps, il faut le comprendre, ils ne donnaient pas ses résultats, il avait les boules." Partout, vous dis-je. Tendez l'oreille. Des échanges les plus futiles aux plus graves. Deux jeunes fashionistas dans un café de l'avenue Kléber : "Et donc, je vais pour acheter les escarpins rouges chez L..., j'y croyais pas : les soldes étaient finis ! En même temps, ils étaient trop classe. Du coup, j'ai pris les gris et les rouges." La copine opine. "T'as trop raison. J'aurais fait pareil. En même temps, c'est pas comme si t'étais accro au shopping."

CAUSALITÉ FORCÉE

La semaine dernière, j'ai entendu aussi :"Et donc j'arrive à mon bureau de vote et là ils me disent que j'ai été radié. Du coup, j'ai pas pu voter. En même temps, dans le 16e, la droite passe toujours au premier tour, alors..." Oui, voter, choisir, trancher. Bof... Cohabitons. Juxtaposons plutôt. Comme disent les politiques, on a perdu mais on a gagné. Ou les sportifs : on a perdu, mais on a retrouvé nos fondamentaux, "la pire saison et en même temps la plus belle". Positivons, mes frères. Le chômage explose, en même temps, il y a partout des gens formidables. "En même temps... voilà, quoi...", comme un refrain dialectique mou.

Récemment, un mien ami, Nicolas R., traducteur émérite, m'interpelle "Et "du coup", qu'est-ce que tu en penses de "du coup" ?" Il insiste, en souriant : "Je me demande si le "du coup" n'introduirait pas artificiellement une sorte de dynamique de causalité." Je lui dis mon envie d'épingler plutôt l'invasion d'"en même temps". Il me rétorque : "Du coup, tu pourrais traiter, en même temps, de "du coup" et d'"en même temps" ; et en même temps, si tu parles de "du coup", "en même temps" n'est pas loin." Où l'on voit que je connais des gens qui savent le vrai poids des mots. "Du coup" est apparu dans nos phrases à peu près à la même époque qu'en même temps.

Comme le dit Nicolas, on est là dans la causalité forcée, une petite manip' tranquille, un "donc" ou un "par conséquent" de tous les jours. Un ergo latin rapide mais assez relâché, assez peu élégant. Le "coup" raconte des choses légèrement vulgaires (monter, boire, réussir, tirer... un coup) même si Aragon l'emploie dans Les Beaux Quartiers en 1936 à la place de "à la suite de quoi" et Mauriac en 1928 en lieu et place de "par voie de conséquence" dans La Vie de Jean Racine. Mais dans les deux cas le "du coup" arrive en milieu de phrase. L'épidémie actuelle se propage en début de propos. Du coup, ça énerve. En même temps, comme disent mes correspondants et commentateurs sur le site, il faut bien qu'une langue vive. Sans doute, sans doute...