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G Bernanos
Le suicide de S Zweig Février 1942

Léon Bloy a écrit que nous devions la vérité aux morts. Du lieu de repos - locum rejhgerii lucis et pacis - où il lui est donné d'observer désormais ce monde qui apparaît à nos·yeux mortels comme l'exposition permanente de toutes les formes de l'ignorance ou de la haine, mais dont nous saurons certainement un jour qu'il est perdu dans l'immense pitié de Dieu comme un petit caillou dans la mer, M. Stefan Zweig voit la vérité mieux que nous, et je suis sûr qu'il préférerait le silence à certains panégyriques de son acte désespéré. Peut-être même ces grossières apologies du suicide, auxquelles il sert malgré lui de prétexte, pèsent-elles lourdement sur son âme, retardent-elles pour lui l'heure de la réconciliaiton souveraine, peut-être attend-il de notre amitié cc dernier service de parler en son nom à des malheureux que tente aussi le désespoir, qui, à l'heure où j'écris ces lignes, entraînés par l'exemple, sont prêts à s'abandonner, à se renoncer, comme il l'a fait lui-même... Je ne parle pas ainsi seulement en chrétien. Tout homme raisonnable, chrétien ou non, doit convenir qu'il ignore tout de cette mystérieuse solidarité qui lie sans doute les vivants aux morts. Dès lors, pourquoi nous croire quittes envers les disparus par des flatteries grossières , et qu'ils ne sont plus en état de repousser, même si elles offensent ou désolent leurs ombres ?...

Le suicide de M. Stefan Zweig n'est d'ailleurs pas un drame privé. Avant même que la dernière pelletée de terre fût retombé sur le cercueil de l'écrivain célèbre, les agences en transmettaient déjà la nouvelle au public universel. Des milliers et des milliers d'hommes qui tenaient M. Zweig pour un maître, l'honoraient comme tel, ont pu se dire que ce maître avait désespéré de leur cause, que cette cause était perdue. La cruelle déception de ces hommes est un fait beaucoup plus regrettable encore que la disparition de M. Stefan Zweig, car l'humanité peut se passer de M. Stefan Zweig, et de n'importe quel écrivain, mais elle ne peut voir sans angoisse se réduire le nombre des hommes obscurs, anonymes, qui n'ayant jamais connu les honneurs ni les profits de la gloire, refusent de consentir à l'injustice, vivent de l'unique bien qui leur reste, une humble et ardente espérance. Qui touche à ce bien sacré, qui risque d'en dissiper une parcelle désarme la conseience du monde, et dépouille les misérables.

J'ai une grande estime pour le talent de M. Zweig, mais il est en ce moment d'autres devoirs pour un écrivain que de respec­ter jusqu'au scrupule les convenances professionnelles. N'importe lequel d'entre nous devrait se sentir tout entier engagé vis-à-vis des âmes simples, des ignorants magnanimes, que la propagande ennemie s'efforce en vain, par tous les moyens de séduire ou de suborner. En l'affirmant, je suis dans la tradition de mon pays, je parle comme l'ont fait avant moi les hommes qui portèrent si haut le nom français. Il est vrai que, au cours de ces dernières années, un grand effort a été fait pour tourner en ridicule la mission de l'écrivain. Je crois à cette mission aussi naïvement qu'y croyaient Hugo ou Michelet. Je ne prétends pas que cette·mission ne puisse être mieux remplie par d'autres que par nous. Mais, pour m'en tenir à ce seul exemple, il n'existe plus en Europe rien qui ressemble à ces prédicateurs du moyen âge qui, en France comme en Italie, étaient la voix même du peuple. L'Église s'en tient maintenant à ses devoirs essentiels, indispensables. Elle enseigne la morale, la théologie, administre les sacrements, négocie des accords et des concordats. Elle se compromet le moins possible avec les pauvres pécheurs, elle se garde comme de la peste de gêner les gouver­nements. Il est vrai qu'elle définit admirablement l'oppression, mais ses définitions irréprochables, qui ravissent les philosophes, ne sont pas d'un grand secours aux opprimés, puisqu'elle évite presque toujours de désigner nommément les oppresseurs. Dans ces conditions, quel écrivain digne de ce nom refuserait de parler pour ceux qui ne peuvent plus que se taire ? C'est d'eux, c'est de leur faute immense, que nous tenons un pouvoir bien supérieur - du moins en étendue - à celui de nos glorieux devanciers, comment oserions-nous refuser de partager leurs épreuves et leurs colères ? De quel droit prétendrions-nous, comme l'a fait M. Stefan Zweig en 1914, puis en 1939, rester « au-dessus de la mêlée » ? Il est possible que mon opinion paraisse grossière à cette sorte de gens que M. Benda appelait si drôlement jadis « les clercs ». Hélas ! je connais ces clercs ! Ils sont indifférents aux misères des hommes, mais nullement aux honneurs, à l'argent. La prise de Singapour les laisse froids , mais la moindre critique dans un journal les empêche de dormir. Ils se vantent d'être curieux de tout, sans se passionner pour rien. Cela veut dire qu'ils sont affligés d'une espèce de prurit intellectuel, et que leur travail, au long de toute une vie, consiste à se gratter là où ça les démange. Je me garderai, certes, de ranger parmi ces maniaques, l'illustre disparu de Pétropolis, mais ils se reconnaissaient en lui, et ils ne manqueront sürement pas de glorifier une mort volontaire qui a la signification d'un refus total, définitif, d'une totale récusation. Eh bien, c'est en ces circonstances que je me félicite de n'appartenir à aucun parti politique, de pouvoir ainsi disposer librement de mon témoignage, sans gêner ou compromettre qui que ce soit. Dans le tumulte universel, qu'importe ma voix soli­taire ? Je me crois donc le droit de dire que, si devant la tombe de l'illustre écrivain je sens profondément l'étendue de notre perte, je refuse d'associer à ce deuil, sans les réserves nécessaires, la cause que je m'efforce de servir et la tradition de mon pays.