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En réponse à Michel Onfray
 Laurent Joffrin, directeur de la publication de Libération — 
14 septembre 2015

 

Michel Onfray, en novembre 2011.
 

Dans une récente interview au «Figaro», le philosophe fait preuve d'un simplisme polémique inquiétant, un ralliement indirect aux obsédés de l’identité. Nous avons choisi de reproduire ses propos pour ensuite les commenter et les réfuter par des arguments rationnels.

Michel Onfray file un mauvais coton. On écrit cela non dans un but polémique, mais, plus simplement, avec tristesse. Onfray est à coup sûr un homme sincère, un philosophe de qualité, un esprit courageux qui n’hésite pas à braver les conformismes. Quand beaucoup se contentaient de dénonciations verbales envers le Front national, il a lancé dans la région normande une «université populaire» qui demandait effort, engagement, désintéressement, et qui a déployé au plus près des villes et des villages, là où vit la vraie politique, une pédagogie démocratique incontestable et salutaire. On n’en est que plus attristé d’observer son évolution vers la zemmourisation ou la ménardisation, tous penchants qui, franchement, ne sont pas de son niveau et qu’il faut juger comme un inquiétant signe d’époque.

Non pas qu’il soit interdit de défendre telle ou telle idée, de passer de gauche à droite, de rendre des points à ses adversaires, de répudier ses amis intellectuels et politiques, ou encore de stigmatiser ses fidélités d’origine, toutes choses qui relèvent du classique débat d’idées. Non, la tristesse vient de ce qu’on décèle désormais, dans les propos du philosophe, un simplisme polémique inquiétant, un ressentiment étrange envers les idées de gauche, un ralliement indirect aux obsédés de l’identité, un mépris des faits et une méchanceté brutale qui ressemblent plus à un règlement de comptes avec son ancienne famille qu’à une évolution intellectuelle intéressante.

 

Pour étayer ces affirmations, qui demandent à être prouvées, nous allons nous livrer à un exercice que l’on peut trouver laborieux mais qui sera intellectuellement aussi honnête que possible et qui consiste à reprendre et à commenter les derniers propos du philosophe, tels qu’il les a livrés dans un entretien au Figaro paru le 10 septembre. Cet exercice demandera au lecteur un effort et un peu de temps, mais, après tout, n’est-ce pas salutaire quand on déplore partout le règne du zapping, de la petite phrase et du clinquant médiatique ?

Citons donc les propos du philosophe, sans les tronquer, pour ensuite les commenter et – c’est du moins le but poursuivi – les réfuter par des arguments factuels et rationnels. Les questions sont du Figaro, les réponses de Michel Onfray, les commentaires de l’auteur de cet article.

 

Le Figaro. L’insoutenable photo de l’enfant kurde mort sur une plage de Turquie a conduit François Hollande à modifier la position de la France sur la crise des migrants. Que cela vous inspire-t-il ?

Michel Onfray. Penser une photo est déjà la chose la plus difficile qui soit car on ignore tout de ce qui a présidé aux intentions et au geste du photographe : pourvu qu’elle soit bonne, une photo est toujours une idée. De plus, on sait qu’à l’ère numérique, une photo peut être une manipulation à la portée du premier venu. On ne sait donc jamais si une photo est ce qu’elle dit a priori ou ce que la légende lui fait dire. Il existe des détournements célèbres par les légendes. Ce que l’on sait, c’est que dans notre monde où n’existe plus que ce qui est montré dans un média, une photo bien légendée fait plus qu’un long discours argumenté.

La réponse de Laurent Joffrin :

Il est certes utile de rappeler que les images sont ambiguës, qu’elles peuvent frapper les esprits mieux qu’un long texte, qu’elles doivent être prises avec toutes les précautions d’usage (ce que disent tous ceux qui réfléchissent un tant soit peu au rôle de l’image depuis quelques siècles). Mais Onfray va nettement plus loin que cette banalité : il suggère avec insistance que la photo de cet enfant mort pourrait être truquée, manipulée par des moyens numériques ou que son sens aurait pu être altéré par une légende biaisée. Or, chacun peut vérifier qu’il n’en est rien. On a su très vite que la photo avait été diffusée par une agence de presse turque dont c’est la fonction, qu’elle a été prise sans aucune volonté de truquer la réalité et que cette réalité est bien celle qu’on a dite : cet enfant s’est noyé après que l’embarcation où sa famille avait pris place pour rejoindre Kos en Grèce de Bodrum en Turquie a chaviré.

Il suffisait, pour répondre à la question du Figaro, de se renseigner (sur Internet, par exemple, où des articles sérieux donnent les informations nécessaires). Pourquoi, dès lors, Onfray agite-t-il le spectre d’une manipulation que rien n’étaye ? Etrange évocation d’une fantomatique hypothèse de complot… Est-ce sérieux, est-ce rationnel ? Ou bien Onfray, gêné par l’effet supposé de la photo – une émotion compassionnelle qui incitera les gouvernants à accueillir plus de migrants – veut-il, sans trop y penser, saper cet enchaînement de causes et d’effets qu’il redoute, en jetant le discrédit sur une photo émouvante et vraie ? A-t-il réfléchi au fait que la mise en cause systématique des «versions officielles», des «émotions médiatiques», des «discours dominants» est une modalité permanente de la rhétorique complotiste selon laquelle des forces obscures manipulent par définition la conscience publique ?

Jeter le doute sur la photo du petit Aylan, c’est suggérer que sa diffusion est un acte de propagande subreptice destiné à faire accepter aux opinions occidentales quelque chose d’essentiellement néfaste, c’est-à-dire l’accueil des réfugiés, qui satisfera «les bobos bien-pensants» mais portera atteinte aux intérêts de la nation. Le Figaro, trop content, poursuit évidemment dans la même veine, qui consiste à affirmer que la pitié envers le petit enfant est en fait une réaction naïve, trompeuse, inconséquente, parce qu’elle obscurcit la nécessité de l’heure : limiter le plus possible une immigration dangereuse pour la France, camouflée sous la circonlocution pompeuse «les véritables enjeux géopolitiques contemporains».

Le Figaro. L’émotion a-t-elle remplacé la raison ? Cela nous empêche-t-il de percevoir les véritables enjeux géopolitiques contemporains ?

Michel Onfray. Oui, bien sûr. Il faut des bons mots, des petites phrases, des images chocs avec lesquelles on retient bien plus volontiers son public qu’avec une longue analyse fine, précise, argumentée, savante. Un clou chassant l’autre, ce qui est majeur un jour cesse de l’être le lendemain. La religion de l’instant présent dans laquelle communient les médias exige qu’on renvoie l’histoire à la poubelle. […] La géostratégie, la démographie, l’histoire passent pour des disciplines réactionnaires parce qu’elles disent ce qui est, ce qui a été et ce qui sera, alors que l’idéologie libérale qui domine, aussi bien sous Sarkozy que sous Hollande, préfère ce qui devrait être et communie dans ses fictions. Si un démographe travaille sur les taux de fécondité, il n’a pas encore produit un seul chiffre qu’il est déjà suspect de racisme. Nombre de questions sont désormais devenues impossibles à poser. Comment dès lors pourrait-on les résoudre ? Interdire une question, c’est empêcher sa réponse. Criminaliser la seule interrogation, c’est transformer en coupable quiconque se contenterait de la poser.

La réponse de Laurent Joffrin :

Même suggestion : la photo de l’enfant mort est une manipulation médiatique qui substitue l’émotion à l’analyse «fine, précise, argumentée, savante». L’ennui, c’est que cette idée de substitution ne repose sur rien. La position de ceux qui demandent l’accueil des réfugiés n’est pas seulement fondée sur des images ou sur l’émotion. Elle est, tout autant, appuyée par des analyses «précises, argumentées, savantes». On pense aux entretiens donnés par Patrick Weil, sociologue de l’immigration, Jean-Christophe Dumont, expert de l’OCDE, les animateurs des associations de défense des migrants, les responsables européens, à commencer par Jean-Claude Juncker, les chefs d’Etat comme Angela Merkel, les responsables du Haut-Commissariat aux réfugiés, ou encore des philosophes comme Jürgen Habermas ou des économistes comme Thomas Piketty. Onfray stigmatise un simplisme émotionnel qui n’existe pas. On peut contester l’analyse de ceux qui plaident pour l’accueil. Encore faut-il prendre en compte leurs arguments, lire leurs écrits, écouter leurs propos, au lieu de dénoncer, à tout hasard, telle ou telle photo, dans un leitmotiv anti-médias paresseux qui ne se fonde sur rien de tangible.

Onfray se lance ensuite dans une diatribe contre ceux qui taxent de «réactionnaires» la géostratégie, la démographie et l’histoire. Mais qui sont ces procureurs ? Nul ne le sait. Qui a qualifié la démographie ou l’histoire de «réactionnaire» ? Ni Libération, ni le Monde, ni la Croix, ni France 2, ni France Inter, ni aucune radio connue, qui diffusent souvent, de surcroît, des émissions historiques de bonne qualité. Y a-t-il une citation, un document, un article, qui vienne à l’appui de cette affirmation ? Dans un procédé bien connu, Onfray attribue à des adversaires qu’il ne nomme pas des propos idiots qu’ils n’ont pas tenus et qu’il lui est ensuite d’autant plus facile de réfuter. Les polémistes usent souvent de cet artifice, destiné à se donner le rôle avantageux de celui qui revient au bon sens et à l’intelligence face à la stupidité dogmatique de ses adversaires. Problème : Onfray est censé être philosophe. Pourquoi s’abaisse-t-il en usant d’une recette aussi éculée ?

De la même manière, où a-t-il vu jouer qu’un démographe qui travaille sur les taux de fécondité est aussitôt traité de raciste ? Le calcul des taux de fécondité est pratiqué tous les jours par l’Institut national des études démographiques (Ined). On n’a pas souvenir que ses chercheurs aient été traités de racistes. Pas plus qu’Emmanuel Todd, François Héran, Hervé Le Bras, ou d’autres chercheurs qui écrivent régulièrement sur les questions ayant trait à la démographie. «Nombre de questions sont devenues impossibles à poser», dit Onfray. Aimable plaisanterie : toutes les questions, dans quelque sens qu’elles aillent, sont posées toute la journée par les chaînes d’info, les sites internet, les journaux du lendemain, les hebdos, les mensuels et les revues.

L’idée d’une «censure bien-pensante» est une invention. Le site Fdesouche, dont on suppose qu’il n’est pas «bien pensant», selon les catégories implicites d’Onfray, remporte un grand succès, de même que Natacha Polony, Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Elisabeth Lévy, Alain Finkielkraut, Causeur, Valeurs actuelles, ou, dans le champ politique, les partis qui se situent, avec des nuances diverses, à droite de la droite et qui ont de larges tribunes à leur disposition. Pourquoi Onfray sombre-t-il dans cette facilité qui consiste à se présenter comme un martyr de la liberté d’expression alors qu’il passe une bonne partie de son temps dans les studios et devant les micros ? Sinon parce qu’il n’ose pas vraiment exprimer des idées franchement réactionnaires et qu’il préfère les suggérer en clamant qu’on les étouffe…

Le Figaro. Une partie de l’opinion publique française est réticente à l’idée d’accueillir des réfugiés. Comment analysez-vous cette réaction ?

Michel Onfray. Le peuple français est méprisé depuis que Mitterrand a converti le socialisme à l’Europe libérale en 1983. Ce peuple, notre peuple, mon peuple, est oublié au profit de micropeuples de substitution : les marges célébrées par la Pensée d’après 68 – les Palestiniens et les schizophrènes de Deleuze, les homosexuels et les hermaphrodites, les fous et les prisonniers de Foucault, les métis d’Hocquenghem et les étrangers de Schérer, les sans-papiers de Badiou. Il fallait, il faut et il faudra que ces marges cessent de l’être, bien sûr, c’est entendu, mais pas au détriment du centre devenu marge : le peuple old school auquel parlait le PCF (le peuple qui est le mien et que j’aime) et auquel il ne parle plus, rallié lui aussi aux dogmes dominants.

La réponse de Laurent Joffrin :

La phrase «le peuple français est méprisé» est un pur anathème. Sur quoi repose-t-il ? Sur le virage de 1983 ? En quoi le choix européen adopté à cette époque traduit-il un «mépris du peuple» ? Ses deux principaux protagonistes, Pierre Mauroy et Jacques Delors, étaient d’origine populaire. Ils ont choisi cette politique parce qu’elle leur semblait la meilleure ou la moins mauvaise et non par mépris du peuple. On peut la contester, juger qu’elle était néfaste, dangereuse, antisociale, etc. Mais pourquoi psychologiser de la sorte cette décision qui serait fondée sur le «mépris de classe» ? Onfray stigmatise l’usage de l’émotion en matière d’immigration. Mais aussitôt, il recourt aux mêmes armes en expliquant que les artisans de la rigueur ne sont pas seulement dans l’erreur, mais qu’ils agissent par morgue ou par mépris, ce qui est faux, de toute évidence.

Il est exact d’une partie de l’extrême gauche – dont Onfray se réclamait – a focalisé son action sur les marges de la société, défendant le droit des homosexuels, des aliénés, des sans-papiers, etc. Etait-ce par mépris du peuple ? Badiou, Deleuze, Foucault, quoi qu’on pense de leurs thèses, méprisaient-ils ou méprisent-ils le peuple ? L’accusation est insultante, gratuite, arbitraire. Quant à la gauche de gouvernement, elle s’est efforcée, quoi qu’on en dise, d’améliorer la condition du peuple. Bien sûr, il s’agit de réformes partielles qu’on tient pour insignifiantes dès lors qu’on se place à des hauteurs philosophiques. Mais pourquoi juger négligeables le RSA, la CSG qui frappe tous les revenus, y compris ceux de l’épargne, les 35 heures, la couverture maladie universelle (CMU) ou bien le retour à la retraite à 60 ans pour ceux qui ont commencé à travailler très tôt. Sont-ce des réformes «libérales» ? En aucune manière. Onfray s’en soucie d’ailleurs comme d’une guigne, rejetant dans l’enfer «libéral» toutes les politiques menées depuis 1983. Le grand échec de la gauche, c’est le chômage. Sa persistance tient-elle vraiment à un introuvable «mépris du peuple» ? En tout cas, on suppose que notre philosophe sait, lui, comment faire baisser rapidement le chômage. Sa recette, on le suppose, est tellement efficace que la gauche, par mépris du peuple, a refusé de l’appliquer…

En fait, quand Onfray parle de «mépris du peuple», il ne vise qu’une seule chose : l’immigration et ses répercussions sur l’identité nationale. Ceux qui acceptent ou encouragent l’immigration «méprisent le peuple» et ceux qui la combattent en sont de meilleurs représentants. Telle est l’idée de base. Le Figaro l’a bien compris, qui enchaîne aussitôt.

Le Figaro. Est-ce «ce peuple» qui vote Marine Le Pen ?

Michel Onfray. C’est à ce peuple que parle Marine Le Pen. Je lui en veux moins à elle qu’à ceux qui la rendent possible. Ce peuple old school se voit marginalisé alors que les marges deviennent le souci français prioritaire, avec grandes messes cathodiques de fraternités avec les populations étrangères accueillies devant les caméras du 20 heures. Si ce peuple pense mal, c’est parce que nombreux sont ceux qui l’aident à mal penser. Qu’un paysan en faillite, un chômeur de longue durée, un jeune surdiplômé sans emploi, une mère seule au foyer, une caissière smicarde, un ancien avec une retraite de misère, un artisan au bord du dépôt de bilan disent : «et qu’est-ce qu’on fait pour moi pendant ce temps-là ?», je n’y vois rien d’obscène. Ni de xénophobe. Juste une souffrance. La République n’a pas à faire la sourde oreille à la souffrance des siens.

La réponse de Laurent Joffrin :

Ainsi nous arrivons au véritable sujet d’Onfray : Marine Le Pen. Tout l’entretien, par circonvolutions successives, tourne autour du FN et tend à rendre peu à peu légitimes ses thèses et sa politique. Ainsi Onfray en veut moins à Marine Le Pen qu’à ceux «qui la rendent possible». Qui désigne-t-il ? On devine qu’il s’agit de ceux qui la combattent verbalement, à commencer par la gauche, et qui sont accusés de mener une politique qui fait son jeu. Quelle politique ? Celle qui se livre à des «messes cathodiques» en faveur des immigrés, dixit Onfray, celle qui fait passer les étrangers avant les Français qui souffrent. Assénée de cette manière, l’affirmation ravit évidemment les lecteurs du Figaro et, au-delà, les électeurs du FN qui voient leurs idées légitimées par un philosophe médiatique venant de l’autre bord. Ainsi le gouvernement français ferait systématiquement passer les étrangers avant les Français dans la définition de ses priorités, argument repris jusqu’à plus soif par le FN avec une grande efficacité. Mais cet argument est-il juste, vrai, vérifié ? Avant de le reprendre tel quel, notre philosophe a-t-il seulement tenté de le valider ?

Si l’on parle de prestations sociales, l’argument ne tient pas. La sécurité sociale gère des assurés ; la plupart sont français et si les étrangers en bénéficient aussi, c’est pour la bonne raison qu’ils paient des cotisations, au même titre que les nationaux. Nul privilège dans ce système. Les deux seules prestations sociales spécifiques dont les étrangers bénéficient sont l’AME, qui permet de se faire soigner même si l’on est sans-papiers et le logement d’urgence prévu pour les immigrés. Mais les sommes engagées sont faibles en regard des masses financières de notre système social (même si elles portent sur plusieurs milliards). Michel Onfray veut-il supprimer ces deux types de prestation ? Si oui, qu’il le dise, au lieu de jeter un discrédit général sur la sécurité sociale, accusée de maltraiter les nationaux au profit des étrangers. On verra alors un philosophe venu de l’extrême gauche refuser qu’on soigne les sans-papiers. Onfray est-il sur cette position ? Ou bien se cantonne-t-il dans des généralités approximatives qui créent autour du FN un environnement favorable ? Quant à l’action de l’Etat lui-même, elle s’adresse à tout le monde : police, éducation, défense nationale ou équipement, ces fonctions sont remplies au bénéfice de tous, sans préférence pour les étrangers.

Onfray énumère un certain nombre de catégories selon lui abandonnées au profit des étrangers. Là encore les faits le contredisent. Les agriculteurs ? Ils souffrent mais personne ne peut dire qu’ils sont «abandonnés». Les dernières manifestations d’éleveurs ont débouché sur des aides substantielles versées par l’Etat, c’est-à-dire par les autres contribuables, solidaire par ce truchement du malheur paysan. Le revenu des éleveurs est constitué pour bonne partie de subventions versées par l’Europe ou par l’Etat français. La profession d’agriculteur est cogérée par les agriculteurs eux-mêmes, qui obtiennent des pouvoirs publics protections, aides et prêt à bas taux. Le salon de l’Agriculture est le passage obligé de toute la classe politique et il n’est pas un discours public qui ne rende hommage au rôle des agriculteurs dans la nation. L’abandon dont parle Onfray est un mythe complet au regard de ces réalités que le philosophe ignore superbement. La crise agricole tient à des réalités économiques qu’on peut déplorer ou dénoncer (le marché mondial, la productivité en hausse, la surproduction, les contraintes écologiques) mais certainement pas à l’indifférence de la nation envers les agriculteurs. Il serait trop long de reprendre les autres catégories citées une par une, mais là encore on s’apercevrait que la réalité n’est pas ce que dit Onfray, ce qui n’enlève rien aux souffrances dont il parle.

Les causes de ces souffrances, en tout cas, ne résident pas dans la présence d’étrangers en France. A moins de déclarer tout uniment que l’argent dépensé en faveur des étrangers est par définition retiré aux Français. Mais dans ce cas, la diatribe du philosophe a un sens : réclamer, implicitement, qu’on instaure une préférence nationale dans l’attribution des aides ou des emplois. Ainsi «le peuple» dont parle Onfray (c’est-à-dire le peuple dont il exclut les étrangers) sera rétabli dans ses droits prioritaires. Onfray pense-t-il cela, qui est la pierre angulaire du programme du FN ? Si c’est le cas, il serait honnête de le dire. Ce qui l’obligera à préciser un autre point : croit-il vraiment que la situation des Français s’améliorera notablement si la France traite plus durement les étrangers ou les immigrés ? Croit-il vraiment que si l’on faisait partir quelques millions d’immigrés (par quels moyens concrets ?), on réglerait la question du chômage, de l’équilibre de la Sécurité sociale ou encore celle des banlieues difficiles ? Si oui, qu’il le dise : le débat sera clarifié. Si non, qu’il cesse de se faire l’auxiliaire du lepénisme.