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Onfray, la pente glissante du souverainisme
Par Laurent Joffrin, Directeur de la publication de Libération — 20 septembre 2015

 

Michel Onfray en 2011 à Hérouville-Saint-Clair.
 

Le «souverainisme de gauche» dont se réclame le philosophe finit toujours par dériver pour devenir une machine de guerre, non contre la droite mais contre la gauche.

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Michel Onfray, dit-il, n’a pas lu  la réponse que nous avons consacrée à ses déclarations dans le Figaroet dans laquelle nous lui reprochions de reprendre imprudemment un des arguments principaux du Front national. Ce qui ne l’a pas empêché d’y répondre en écrivant un article furibard dans le Monde et en passant une heure chez Laurent Ruquier, lui, le contempteur des médias. S’il avait lu les articles tout sauf haineux que Libération a publiés, il aurait évité de dire des bêtises, par exemple que nous aurions tronqué ses propos alors que nous avons justement pris soin – par souci de précision – de les reproduire intégralement. On admettra que la méthode est étrange : répondre sans lire. C’est afficher un mépris pour l’autre qui traduit sans doute une haute considération de soi-même mais qui nous fait aussi passer de Nietzsche à Woody Allen : la réponse est non, dit le philosophe médiatique ; mais quelle est la question ? Etrange conception du débat.

Or, la question est celle-ci. Nous n’avons en rien écrit qu’Onfray avait rejoint le FN ou qu’il en partageait la doctrine. Onfray est un philosophe de qualité, libertaire et proudhonien, qui s’est longtemps situé à l’extrême gauche et qui en garde les convictions laïques, matérialistes et égalitaires. Nous avons critiqué son raisonnement, qui consiste à dire que la République a abandonné le peuple français pour privilégier, symboliquement et matériellement, les immigrés. Nous avons montré que l’accusation est fausse et qu’elle sous-tend la rhétorique xénophobe du Front national. D’où notre conclusion : en reprenant ce discours erroné et dangereux, Onfray rend service au FN, il fait son jeu. Le fossé qui s’est instauré entre les élites et le peuple, leitmotiv de Onfray, est une évidence, de même que les difficultés graves dans lesquelles se débattent les classes populaires.

Chacun dans leur genre, Jacques Julliard ou Jean-François Kahn s’en sont faits les procureurs. Libération a souvent souligné cette coupure inquiétante et multiplié les reportages sur les fractures de la société française. Mais faut-il, comme le fait Onfray, en attribuer la responsabilité quasi-exclusive à l’Europe et à la gauche ? Croit-il qu’en Grande-Bretagne, pays qui a refusé l’euro, les inégalités soient moins fortes et la précarité des classes populaires moins grande ? Il fustige le tournant de la rigueur de 1983, rejetant dans les ténèbres extérieures tous ceux qui ont approuvé cette option européenne. Sont ainsi «de droite» Jacques Delors, Lionel Jospin, Michel Rocard, Robert Badinter ou Martine Aubry, qui ont pourtant mené des réformes importantes. N’est-ce pas pousser loin le bouchon ?

C’est le problème du «souverainisme de gauche» dont se réclame Onfray : il dérive toujours et devient une machine de guerre, non contre la droite mais contre la gauche. Car dans le mélange entre nation et justice sociale, l’ingrédient national prend le plus souvent le dessus, fracturant la gauche et favorisant des alliances contre nature. Le souverainisme fait croire que la restauration des frontières aboutira à la justice sociale, ce qui est hautement douteux. Onfray ne voit pas que, dans cet alliage, le nationalisme dominera, brisant l’Europe, et que la justice sociale est secondaire par rapport à la nation. Quand Jacques Sapir, économiste longtemps de gauche, envisage une alliance tactique avec le FN, il dit la vérité des souverainistes. Sans en être là, Michel Onfray s’est aventuré sur cette pente. S’il voulait bien rebrousser rapidement chemin.