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Marine, si tu m’entends...
Michel Onfray
Le Monde 18 septembre 2015

Le philosophe récuse dans une tribune au « Monde » l’idée qu’il fait le jeu du Front national.

 

Il y a un procédé psychologique bien connu dans les cours de récréation dont la formule est : « C’est celui qui le dit qui y est ». Qu’on me reproche d’être l’allié objectif de Marine Le Pen est aberrant ! Qu’elle le dise n’est pas étonnant dans sa course à la respectabilité, dans son envie d’avoir des noms d’éventuels compagnons de route, dans son besoin stratégique et tactique d’un point de vue électoral de remplir le vide intellectuel de son parti.

Toutefois je remarque que la presse qui ne croit jamais rien de Marine Le Pen et qui met en doute son soutien aux juifs de France et aux juifs d’Israël, son diagnostic que la communauté juive est en danger dans certains quartiers français, son aveu qu’Auschwitz fut le plus grand crime du XXe siècle, sa réitération sur tous les tons que son père et elle n’ont plus rien à voir – ce dont témoigne sa mise au rebut du libéralisme et de l’antisémitisme de son père –, cette presse, donc, qui met en doute tout ce qu’elle dit, ne met pas en doute cette affirmation qu’avec d’autres je serais un allié objectif  !

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Mon athéisme avéré, mon opposition à la peine de mort, ma défense de l’avortement et du mariage homosexuel, mon combat pour l’euthanasie et le clonage thérapeutique, mon refus de jeter tout l’art contemporain à la poubelle, ma défense d’un socialisme libertaire, mon refus de ceux qui, chez elle, relèvent du canal historique du FN, ainsi que mon dédain de toutes les classes politiques dont elle fait partie, tout cela fait que Marine Le Pen n’est pas plus ma tasse de thé que Hollande ou Mélenchon, Sarkozy ou Bayrou. Qu’ils s’en aillent tous comme dirait l’autre. Je suis devenu et resterai abstentionniste. Un « athée social » pour le dire comme Georges Palante, auquel j’ai consacré mon premier livre en 1989. Je ne crois plus qu’à la politique de la base, celle du peuple qui dit non et s’organise en dehors des syndicats et des partis.

Le prolétariat au fossé

En revanche, je m’étonne qu’on ne pointe pas les réels alliés objectifs de Marine Le Pen  : autrement dit tous ceux qui la rendent possible depuis un quart de siècle. A savoir  : la droite libérale et la gauche libérale qui ont fait du mot « souverainiste » une insulte ; le socialisme qui a renoncé à la gauche en 1983 et qui a vendu une télé publique à Berlusconi et fait de Bernard Tapie un ministre et un héros des temps du socialisme entrepreneurial ; celle qui, avec Joffrin [directeur de la rédaction de Libération] déjà, et, déjà, dans Libération, annonçait aux chômeurs un obscène « Vive la crise ! » en 1984  ; cette gauche libérale qui a fait de Maastricht l’horizon indépassable de la politique, et qui, par conséquent, a précarisé des millions de prolétaires en Europe ; celle qui a jeté le prolétariat au fossé pour lui préférer les bobos qui, plus nombreux, votaient pour elle ; celle qui vit Sarkozy et Hollande sur la même couverture de Paris Match et qu’on retrouvait, copains comme cochons, pour mépriser le vote des Français qui avaient dit non au traité européen en 2005, et qui l’ont quand même eu après que le congrès fut invité à voter contre le peuple  ; celle qui, aujourd’hui, propose aux femmes chômeuses de louer leur utérus pour gagner leur vie.

Cette fausse gauche-là et les journalistes qui, à la télé, chaque matin sur les ondes de la radio du service public, dans la presse subventionnée par les contribuables, ne cessent de vendre la soupe qui nourrit la petite entreprise de Marine Le Pen. Ensuite, ils lui reprochent ses bourrelets. Ceux-là, oui, sont les véritables alliés de la montée du FN.

Mais qui le leur dira ? Sûrement pas les journalistes, trop dans l’esprit de corps et pas assez bêtes pour froisser ceux qui les nomment et les appointent. Ni les intellectuels de cour. Ni la classe politique tout à son jeu d’élection et de réélection. Mais nombre de Français qu’on n’entend jamais, eux, le savent et le pensent.

Cette gauche-là a renoncé à être de gauche. Pour ma part, je n’ai pas renoncé à la gauche, celle du 10 mai 1981. Dès lors, le renégat, c’est moi ! Bien sûr… Il le faut bien si cette prétendue gauche veut encore pouvoir se regarder le matin dans la glace quand elle se rase en pensant à la prochaine présidentielle, son seul horizon. Présidentielle à laquelle je ne voterai pas.