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Michel Onfray, un chevènementiste libertaire, un oiseau sous-marin, un mammifère ovipare…
 Laurent Joffrin Libération 15 mars 2016

 

 

Laurent Joffrin (en juillet 2014) et Michel Onfray (en 2010).
 

Contrairement à ce qu’affirme le philosophe entre approximations et paranoïa, les socialistes ne sont jamais devenus des libéraux favorisant la montée du FN.

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Nietzsche philosophait «à coups de marteau». Michel Onfray, lui, a résolu de philosopher à coups de truelle. Un esprit candide s’attend que la philosophie soit une école d’argumentation rationnelle et de respect minimal de la vérité. Or son livre, le Miroir aux alouettes, fondé sur cette paranoïa qui confond contradicteur et ennemi personnel, est un amas peu cohérent de falsifications historiques, d’insultes ad hominem et d’égocentrisme complaisant. Rien de grave, au fond. A force d’outrance, Onfray, qui fut un essayiste courageux et un bon vulgarisateur, perd peu à peu son crédit. Sautant sans crier gare de Proudhon à Alain de Benoist, de la gauche anarchisante au gaullisme nostalgique, de l’individualisme sans frein à la nation identitaire, du pacifisme radical à la compréhension envers Daech, il finit par se perdre lui-même dans le labyrinthe obscur de sa pensée. Aux dernières nouvelles, cet ennemi supposé de l’autorité est partisan d’un souverainisme républicain - pourquoi pas ? Mais par individualisme rebelle, il refuse, entre autres incongruités, de voter dans nos élections républicaines. On donne son avis sur tout en politique mais on récuse le suffrage universel. Mais qu’est-ce que la République sans un civisme minimal ? Onfray est un chevènementiste libertaire. Autant dire un oiseau sous-marin, un mammifère ovipare.

Judas du socialisme

Il n’y a qu’une seule constante, au fond, dans la cacophonie qui lui sert de pensée : la haine de la gauche. Insultes, invectives, réquisitoire sommaire et philippique grossière, tout est bon pour en dire du mal. Dommage, d’ailleurs, car Onfray part d’une réalité politique juste : le divorce de la gauche et des classes populaires. Mais il en donne une explication si sommaire, si psychologisante, si fausse au bout du compte, qu’on doit rétablir, au moins, quelques vérités.

La gauche française, selon Onfray, a trahi en 1983 en se ralliant au libéralisme. Depuis, elle poursuit sans relâche ses menées perfides, tel un Judas du socialisme, et jette par contrecoup le peuple dans les bras du Front national. Telle est la thèse centrale du Savonarole de la vraie gauche. C’est un fait que les socialistes au pouvoir ont pris un tournant réaliste, européen et social-démocrate en 1983. Etait-ce par traîtrise ? Par mépris du peuple ? Certainement pas. Jacques Delors et Pierre Mauroy, tous deux d’origine populaire, artisans principaux du virage de 1983, accepté par Mitterrand après une longue hésitation, ont constaté que la politique issue du programme commun de la gauche conduisait à la thrombose financière. Aurait-on continué dans la même voie que la France aurait dû dévaluer encore et encore, s’endetter sans cesse, accepter une inflation forte qui rabotait le pouvoir d’achat des classes populaires, quémander enfin au FMI des aides que cet organisme n’aurait pas manqué d’assortir de conditions draconiennes. De toute évidence, Onfray ignore ou méprise cette réalité. Il en tient pour une politique à l’ancienne dont l’expérience a montré qu’elle était, en fait, impraticable.

 

Etait-ce un virage libéral ? C’est là que la confusion s’installe. Les socialistes français ont abandonné l’idée d’une rupture avec l’économie de marché qui soutenait leur culture politique : c’est tout à fait juste. Sont-ils devenus «libéraux» ? Non. Ce serait confondre une réalité, l’économie de marché, avec une doctrine, le libéralisme économique. Les socialistes ont accepté l’économie de marché, mais il en existe plusieurs versions. Certaines sont libérales (les Etats-Unis, par exemple) d’autres ne le sont pas ou beaucoup moins (les nations européennes en général, qui régulent leur économie et disposent d’un Etat providence conséquent). Quand la gauche quitte le pouvoir en 1986, battue aux élections législatives, elle a nationalisé la moitié de l’industrie française, la totalité du système bancaire, elle a accru les prestations sociales, fait voter les lois Auroux, la retraite à 60 ans, l’impôt sur la fortune, la cinquième semaine de congés payés, etc. Où est la trahison ? Comment peut-on, comme le fait Onfray sans réfléchir, l’accuser de «libéralisme» ? C’est la droite qui met en œuvre une politique libérale (privatisation, déréglementation…) entre 1986 et 1988.

L’histoire de la gauche de gouvernement est ensuite contrastée, passant de victoires et d’avancées incontestables à des échecs lamentables, souvent assortis de fautes morales, comme le compagnonnage avec Tapie, le jeu cynique avec le FN, les écoutes mitterrandiennes ou la corruption qui entourait un président vieilli et égotiste. Politique libérale ? Parfois oui, souvent non. Ou alors il faut qualifier de «libérales» les réformes réalisées sous Rocard ou Jospin : le RMI, la CSG, les emplois jeunes, la CMU, les 35 heures, la loi SRU sur le logement social, la prime pour l’emploi, toutes mesures hautement dénoncées par les doctrinaires du libéralisme.

La rupture avec le peuple et la montée du Front national ne tiennent pas principalement à cette évolution «libérale». Si c’était le cas, le peuple se serait tourné vers la gauche de la gauche. Or Mélenchon stagne à 10% de l’électorat et quand il défie Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, circonscription populaire, il se fait étriller. Les échecs de la gauche jouent un rôle dans l’évolution populaire, bien sûr, au premier chef ses mauvais résultats en matière d’emploi. On suppose sur ce point qu’Onfray dispose par-devers lui d’une recette infaillible contre le chômage, que la gauche perfide refuse de mettre en œuvre. Nous avons hâte de savoir…

Explication monocausale

L’explication du vote FN, au vrai, est bien plus large. Les classes pauvres sont souvent les premières victimes de la mondialisation : telle est la raison essentielle de la réaction populaire. En ce sens, la gauche qui refuse de fermer les frontières porte une part de responsabilité. Mais la gauche qui vote des lois sociales ou maintient l’Etat-providence - ce qu’elle fait, globalement, quoi qu’on en dise - défend le peuple. En 2007 et en 2012, une grande partie des classes populaires sont d’ailleurs revenues au vote à gauche… C’est bien plus la question identitaire qui crée le divorce : la gauche est accusée de favoriser l’immigration et de laisser le vieux pays à la merci d’une «invasion musulmane». Pour défendre le droit des réfugiés ou la légitimité d’une immigration économique régulière, elle est clouée au pilori (alors même que sa politique concrète n’a rien de laxiste, comme le démontre tous les jours Manuel Valls). Sur ce thème, le FN prospère. La gauche n’a pas su, jusqu’à présent, opposer au discours nationaliste une doctrine cohérente qui marie identité et ouverture et qui convainque les classes populaires.

Là est la faiblesse cardinale de son argumentation, plus que son supposé libéralisme. Onfray se trompe dans son explication monocausale. La question dite «du peuple» change alors de perspective. Pour se rapprocher des classes pauvres, faut-il accuser ceux qui demandent un traitement équitable et humain des immigrés, qui défendent leurs droits de personnes humaines persécutées, qui estiment, à l’instar d’Angela Merkel, que l’Europe prospère peut accueillir au moins une partie des réprouvés des guerres du Moyen-Orient ? Ceux qui ne croient pas que la présence d’une minorité musulmane menace l’essence même des vieilles nations du continent ? Ceux qui ne tiennent pas pour ennemis de la République française les fidèles d’une religion qui tiennent à leur croyance mais veulent aussi gagner leur place au soleil dans la société où ils habitent et travaillent ?

Dans son livre sur l’islam, Onfray s’en garde, plaidant pour une nouvelle laïcité qui inclue mieux les musulmans, se démarquant donc nettement du Front national, à l’inverse de ses déclarations médiatiques de l’automne. Les critiques qui lui ont été adressées ont-elles porté quelques fruits ? Finalement, Onfray se rapprocherait-il de ces bobos trop tolérants et iréniques qu’il déteste par ailleurs ? Le réquisitoire contre la trahison, en fait, ne sert à rien. Trouver une politique à la fois ouverte sur l’étranger et populaire : voilà le défi.