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Morin, Les souvenirs viennent à ma rencontre

 

Jean et Michèle Daniel

Rosine nous fait inviter pour un cocktail dans la belle villa de Claude Perdriel, patron-financier du Nouvel Observateur, créé en 1964, peu de temps avant donc. Nous y retrouvons Jean Daniel et Michèle, très beaux tous les deux.

J'avais déjà rencontré Jean Daniel en 1947, je crois, lors d'un cocktail de la revue Caliban qu'il dirigeait avec le soutien amical d'Albert Camus. Pendant la préparation de l'Homme et la mort, à la Bibliothèque nationale, je m'étais lié, je l'ai dit, avec l'ex-compagne de Jean Daniel, qui y était bibliothécaire. Au moment de la création du Nouvel Observateur, en 1964, peu avant ces vacances, il m'avait demandé d'y collaborer et je lui avais proposé une chronique de disques, ce qui aurait comblé mon amour pour la musique, j'aurais signé Mike Roussillon, ne voulant pas compromettre plus encore mon nom de chercheur, déjà guère pris au sérieux pour s'être consacré au cinéma. Daniel voulait que je signe Edgar Morin, je refusai et cela n'alla pas plus loin.

Je pense que c'est Johanne qui, dans tout son éclat, les séduisit, chacun de façon différente. Je crois qu'elle nous a entraînés à danser au Papagayo. Je m'y déchaînai jusqu'au petit matin et elle n'arrêtait pas.

Nous passâmes des soirées et des nuits ensemble dans cette boîte de nuit et il se forma une amitié de couple. Ils furent très bienveillants, et nous invitèrent à un premier séjour en Tunisie ; nous allâmes dans le désert, passâmes quelque temps dans l'oasis de Tozeur, où nous découvrîmes Tijani, ramasseur de scorpions pour l'industrie pharmaceutique allemande, qui s'immunisait des piqûres mortelles en prenant des soupes de leur venin, et, quand il était piqué, se mettait à transpirer du visage, ce qui lui faisait dire : « J'ai de la pluie sur ma tête. »

Nous étions avec leurs amis : Josette Alia, journaliste qui passa au Nouvel Observateur, et son mari, le docteur Raouf ben Brahem, pédiatre, qui s'installa à Paris. Raouf m'offrit deux années plus tard, pendant un hiver, la possibilité de loger dans sa maison de Sidi Bou Saïd qui surplombait la mer. Il avait installé pour moi une cheminée. Je travaillais devant une baie vitrée et, dès que je levais le nez de ma feuille ou de ma machine à écrire, mon regard plongeait sur l'infini marin. Il m'arrivait de travailler jusqu'à 5 heures du matin puis de rejoindre Johanne dans la boîte du village où elle n'arrêtait pas de danser, et je me laissai à mon tour posséder. Il y avait là-bas encore à l'époque une petite société cosmopolite et des couples mixtes franco-tunisiens. Nous fréquentions le peintre Ben Abdallah et sa femme, la belle Latifa, amis des Daniel.

A partir de cette époque, nous passâmes nos vacances d'été et parfois d'hiver en compagnie des Daniel ou plutôt dans leurs résidences à Hammamet d'abord, puis à Argentario en Italie ensuite. Ces périodes furent des oasis de convivialité.

Ils avaient autour d'eux une petite tribu fidèle, son cousin , Norbert Bensaid, Jean et Doune Cérésa, André et Evelyne Burguière, que nous leur avons fait connaître et qui sont devenus leurs amis, Albina du Boisrouvray, et, à Argentario, la visite de leurs amis du Manifesta, Rossana Rossanda, la superbe Luciana Castellina, Claudio Magris.

Nous discutions très librement Jean et moi, sauf sur un point qui me gênait. Le Nouvel Observateur à l'époque et jusqu'en 1968, voire peut-être un peu au-delà, était bipolarisé entre des figures tutélaires antinomiques : Mendès France, légaliste républicain de gauche à qui allait la sympathie de Jean, et Sartre, vedette médiatico- politique du procommunisme puis du maoïsme. Les chroniques économiques d'André Gorz annonçaient la fin imminente du capitalisme ; les chroniques sur la Chine de K.-S. Carol exaltaient les réalisations maoïstes. Les éditos de Jean étaient de remarquables analyses en politique internationale, de courageuses positions sur la question palestinienne, mais étaient fort timides ou quelque peu conformistes vis-à-vis du mythe « union de la gauche ». Le journal s'ouvrit au souffle nouveau de CohnBendit en 1968, puis Jean finit par critiquer ouvertement le communisme en découvrant Soljénitsyne et, surtout, en prenant parti pour Mario Soarès contre la tentative de prise de pouvoir communiste au Portugal, en 1973. Le soleil sartrien s'éteignit progressivement sur le journal et le soleil camusien, toujours tacitement présent dans l'esprit de Jean, put alors resplendir. Dès lors, nous n'avons cessé d'être, comme on dit, sur la même longueur d'onde.

Ma séparation d'avec Johanne nous éloigna quelque peu. Autant Johanne était communicative et extravertie, autant Edwige était renfermée et secrète. Nous cessâmes de passer les étés ensemble, mais nous nous sommes souvent retrouvés et venons de nous souhaiter la bonne année 2018, encore mentalement valides. Je n'ai cessé d'aimer et admirer la qualité humaine de Michèle comme je n'ai cessé d'aimer et admirer la qualité d'intelligence de Jean.