index précédent suivant

 

 

Salut l’ami, par Edgar Morin

Le 21 juillet 2019, à l’occasion du 99e anniversaire de Jean Daniel, son compagnon de route Edgar Morin est revenu sur un demi-siècle d’amitié. Un hommage intime et malicieux.

Par Edgar Morin

Publié le 20 février 2020 à 12h36  Mis à jour le 20 février 2020 à 16h19
Temps de lecture 4 min 
Edgar Morin et Jean Daniel au siège des AGF lors d'un colloque organisé par « le Nouvel Observateur » sur les sociétés complexes, en novembre 1986. (A. BORREL / GAMMA)Edgar Morin et Jean Daniel au siège des AGF lors d'un colloque organisé par « le Nouvel Observateur » sur les sociétés complexes, en novembre 1986. (A. BORREL / GAMMA)

Mon cher Jean,

J’avais commencé un poème en ton honneur, mais ni Homère ni Pindare ne m’ont apporté leur souffle. Ainsi il n’y a eu que ces quelques vers :

En un 21 juillet qui chauffa

Sous le grand soleil de Blida

Naquit celui des Bensaïd

Qui allait devenir notre caïd

Ou plutôt notre grand Alpha…

Mon cher Jean,

Avec un an de distance nous avons vécu en même temps et de plus en plus liés quasiment un siècle.

Nous avons découvert, adolescents, en des lieux différents mais simultanément les mêmes ferveurs littéraires, notamment pour Gide et Malraux, et avons eu une semblable adoration cinématographique pour Antinea, la superbe reine de l’Atlantide dans le film de Pabst.

Nous sommes engagés à peu près à la même date au début 1942, toi dans le réseau d’Aboulker puis la 2e DB de Leclerc, moi dans la Résistance métropolitaine. Nous avons participé chacun de notre côté, sans nous connaître, à la Libération de Paris, toi sous l’uniforme, moi avec le brassard FFI.

Alors que j’avais encore une foi mystique (que je croyais conviction rationnelle) en l’URSS, tu as résisté à la grande tentation des intellectuels de l’époque et l’amitié d’Albert Camus a contribué à ta sauvegarde. Camus ! Si proche et si semblable à toi, il illumina ta pensée et ta vie, alors que, pour moi, c’est un grand regret – moi qui appréciais son œuvre et l’avais connu chez Marguerite Duras – de l’avoir classé dans la catégorie dédaignée par Hegel des belles âmes et des grands cœurs, que je reconnais aujourd’hui comme les plus nobles de toutes.

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 1947, à une réception organisée par ta revue « Caliban ». Je nous revois encore converser à trois avec Marie Susini.

Je te rencontre ensuite en 1954 et dans les années suivantes, alors que tu couvres avec grande lucidité pour « l’Express » la guerre d’Algérie. J’étais avec Dionys Mascolo et Robert Antelme l’un des fondateurs du comité des intellectuels contre la guerre d’Algérie. Je me souviens d’une conversation où nous avons déploré le sort parricide que le FLN faisait subir à Messali Hadj, vrai père de la nation algérienne, et l’élimination physique des militants du MNA. Puis après le putsch d’Alger, nous avons pensé que la priorité était d’éviter le pire en France et en Algérie par la négociation pour la paix, et nous n’avons pas signé le « Manifeste des 121 », si juste que fut son éloge de l’insoumission.

Je suis au Chili quand, en juillet 1961, tu es blessé par les balles françaises à Bizerte, sauvé par Charles Guetta, puis béni par la présence à tes côtés de Michèle. Je suis en octobre 1963 hospitalisé à New York, alors que la crise des missiles soviétiques à Cuba me fait craindre le pire et un mois après, en novembre, tu rencontres à Washington Kennedy qui te confie un message de paix pour Castro, mais qui est assassiné quand tu rencontres Fidel peu après.

Tu fondes avec Claude Perdriel en 1964 « le Nouvel Observateur ». Tu m’y offres d’y collaborer. Je te propose une chronique de disques que je veux signer Mike Rossillon, car je veux me camoufler, étant déconsidéré dans le milieu universitaire à cause de mon intérêt pour cet objet jugé alors frivole qu’est le cinéma. Tu refuses Mike Rossillon.

Est-ce l’été 64 ou 65 ? Nous nous lions enfin à partir d’une rencontre à Saint-Tropez, dans une amitié de couples entre Michèle et toi, Johanne et moi. Johanne nous entraîne tous à rocker toutes les nuits dans la boîte de Saint-Tropez dont j’ai oublié le nom.

Ce sont ensuite nos vacances communes en Tunisie, Hammamet, Tozeur, Sidi Bou Saïd, puis dans l’Argentario italien, nos conversations permanentes où nous nous influencions mutuellement.

Notre rapprochement politique devient total après Mai-68 et surtout avec l’affaire « Republica », journal socialiste indépendant que vient d’interdire le clan qui, issu de la révolution des Œillets de 1973, a entrepris la conquête du pouvoir pour faire du Portugal une démocratie populaire. Notre ami Jacques Fauvet, rédacteur en chef du « Monde », accepte le fait accompli en disant que le peuple portugais a plus besoin de pain que de liberté. Poussé par Jean, je réponds dans mon article du « Nouvel Obs » que la privation de liberté n’apporte nullement le pain et nous procurons un appréciable secours à Mario Soares lequel sauvera la démocratie portugaise. Ce qui nous vaudra l’amitié permanente de ce sauveur que nous contribuâmes à sauver.

Nous sommes dès lors en totale communion de pensée, mon cher Jean, et n’avons pas arrêté depuis. Je n’ai pas cessé d’apprécier tes éditoriaux si lucides de politique internationale et ceux consacrés à la tragédie israélo-palestinienne qui nous affecte personnellement.

Puis nous nous sommes géographiquement éloignés, moi souvent en Amérique latine. Nous avons connu des interruptions, quelques oublis, quelques malentendus, mais nous nous sommes retrouvés ces dernières années.

Un dernier mot, et capital. Ta belle carrière de journaliste, et surtout d’éditorialiste, a occulté ta vraie nature d’écrivain et, du coup, a mis dans l’ombre ton œuvre littéraire qui comporte à la fois essais, récits et morceaux romanesques. Je ne dis pas que la mauvaise monnaie chasse la bonne, je dis que ta monnaie de papier journal a fait de l’ombre à ta monnaie de papier livre. Aussi en saluant en toi l’ami, le compagnon, le frère, je salue en toi l’écrivain Jean Daniel.