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Elisabeth Roudinesco : « Se poser en victime d’un complot de l’extrême droite, le tour de force de Yann Moix »
Le Monde

 

Tribune. Grâce à une avalanche de révélations, on sait désormais que Yann Moix est l’auteur de dessins et de textes antisémites. Après avoir dissimulé ces abjections, tout autant que ses anciennes fréquentations – Frédéric Chatillon, Nabe, Soral, Faurisson –, le voilà pris la main dans le sac et contraint à une grande scène de repentance publique.

Ayant eu connaissance, depuis 2007, de la publication par Paul-Eric Blanrue d’un bien étrange ouvrage, Le Monde contre soi. Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme (éd. Blanche), je m’étonne que la critique ne s’intéresse pas davantage au contenu de ce livre, préfacé par Yann Moix, et qui, sous couvert de défense des juifs, n’est rien d’autre qu’une apologie complotiste de l’antisémitisme à la façon d’Edouard Drumont.

Dans cette anthologie, l’auteur prétend démasquer les véritables antisémites, dont l’histoire dite « officielle » aurait masqué les noms : les juifs eux-mêmes et leurs alliés. A côté des noms de Goebbels et d’Hitler, et sans faire allusion à l’extermination – pas même à l’entrée Wannsee, où il est question de la « solution finale » –, Blanrue dresse la liste des vrais antisémites : Moïse, Isaïe, Spinoza, Lévi-Strauss, Clemenceau, Freud, Einstein, Stefan Zweig, Zola, Proust, Pierre Assouline, etc.

A-t-il regretté d’avoir rédigé cette préface ? Pas vraiment, même s’il affirme ne plus fréquenter Blanrue. Lequel dit le contraire.

Et, dans sa préface, Moix, qui se présente déjà comme l’ami des juifs, issu d’une famille de marranes [juifs convertis au christianisme mais restés fidèles secrètement à leur religion] (rien ne le prouve), se dit ravi que son écrivain préféré – Charles Péguy – ne figure pas dans la liste maudite. A-t-il regretté d’avoir rédigé cette préface ? Pas vraiment, même s’il affirme ne plus fréquenter Blanrue. Lequel dit le contraire. Moix a-t-il lu le contenu de ce brûlot ? Nul ne le sait, bien qu’il ait retiré son nom de la réédition.

Accuser les juifs d’être responsables de leur propre persécution, voilà un des thèmes majeurs du discours antisémite. Et ce n’est pas en se déclarant soi-même juif, philosémite, lecteur du Talmud, amoureux du judaïsme et d’Israël, que l’on parvient à s’extirper de la boue antisémite. On connaît la fameuse plaisanterie : « Non, Monsieur, je ne suis pas antisémite, la preuve, c’est que j’ai des amis juifs et qu’ils me soutiennent. »

Mais qui est donc cet ancien pourfendeur des juifs ? C’est dans son autobiographie, Orléans, qu’on trouve en partie la réponse. Ce texte est présenté comme un roman. Mais s’agit-il d’un roman ? L’auteur en doute, puisqu’il affirme que tout est vrai et qu’il a réellement, dans son enfance, été torturé par sa famille. L’ennui, c’est que ladite famille a fait savoir qu’elle récusait ces accusations : le frère, Alexandre, a affirmé qu’il aurait été lui-même maltraité par son aîné, et le père, José Moix, a déclaré que son fils aurait tout inventé. Et il ajoute que lui-même aurait été autrefois abandonné et martyrisé (La République du centre, 18 août 2019). Où sont les bourreaux et qui sont les victimes ?

Quand on lit ce « roman », on a le sentiment que le narrateur a réalisé un montage littéraire : une pincée d’Harlequin, une touche du « divin marquis » et quelques emprunts à Auschwitz, le tout porté par un laborieux vocabulaire psychanalytique. Habité jusqu’à la mythomanie par le couple infernal des juifs et des nazis, Moix transforme sa cellule familiale en un camp de concentration et se peint en victime de la Gestapo.

Un récit truffé d’invraisemblances

Surnommé « Kommandantur », le père est présenté comme un tortionnaire coprophile et la mère comme une collabo zélée de son époux. Quelques scènes sont pour le moins rocambolesques. Se sentant « merdeux », le père passe son temps à déterrer les étrons que son fils dissimule au fond du jardin pour les lui servir dans son assiette. Simultanément, il lui plonge le visage dans la cuvette des toilettes au milieu de ses crottes. Quant au principal instrument de torture – un fil électrique transformé en métaphore de la gégène –, il est décrit comme une machine à « immoler dont l’embout est formé d’une prise électrique dotée de deux tubulures ». Tout le récit est truffé d’invraisemblances et ponctué de clichés : « Juin était d’un bleu solide »(…) « Ses seins plutôt volumineux rebondissaient sous son pull » (…) « Les yeux en amande de ma mère. »

Invité le 31 août à « s’expliquer » dans l’émission « On n’est pas couché » de son camarade Laurent Ruquier – et en présence d’un tribunal de célébrités –, Yann Moix, visage sombre et regard mélancolique, réussit le tour de force de se poser en victime d’un complot de l’extrême droite. Ses anciens amis, alliés à son frère, auraient, dit-il, profité de la sortie de son livre pour divulguer le secret de son passé antisémite. Et, du coup, plus personne n’ose mettre en doute la réalité de la scène de l’enfant martyr, victime de parents nazis. Peu importe la vérité, puisque l’aveu serait par essence la preuve du crime.

Pourtant, il faudra bien qu’un jour les responsables des chaînes de télévision s’interrogent sur le traitement désormais réservé aux acteurs du champ politico-culturel, transformés en personnages de cirque sous la houlette de présentateurs fascinés par le sexe, les antisémites, les récits de soi et les complots. Vu de l’étranger, ils donnent une triste image de la France. Et l’on comprend d’ailleurs pourquoi les téléspectateurs s’en détournent chaque année davantage.

Quant à Yann Moix, on souhaiterait qu’il prenne le temps de réfléchir à cette phrase insensée : « Ces textes et ces dessins sont antisémites, mais je ne suis pas antisémite. »