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«On ne peut plus rien dire», une expression passée au crible Par Daniel Schneidermann — 17 novembre 2019 Libération

 

Que veut dire cette phrase, thème du débat organisé par LCI au cours duquel Alain Finkielkraut a déclaré : «Je viole ma femme tous les soirs» ? Le lamento d’une élite qui monopolise l’espace médiatique ?

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     «On ne peut plus rien dire», une expression passée au crible

Oyez oyez, LCI annonce un grand débat sur la liberté d’expression. «Peut-on encore tout dire ?» Variante : «Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire ?» Salutaire initiative. La chaîne d’info de Bouygues va donc certainement revenir sur la libre antenne accordée le mois dernier à Eric Zemmour, au cours de laquelle il a incité au combat contre l’invasion musulmane. Ou bien sur la comparaison, par le présentateur Olivier Galzi, entre le voile islamique et les uniformes SS. Ou encore sur cette chroniqueuse qui a invité les mères célibataires smicardes à s’abstenir de divorcer. Elle va se demander si on a le droit de prononcer, à l’antenne, des propos qui tombent sous le coup de la loi. Avec un peu de chance, la direction de la chaîne s’expliquera.

Ah mais tiens, non. De quoi est-il question ? Des Blancs, des Noirs, des juifs, des femmes, du viol. On parle «blackface» (a-t-on le droit ?), blagues sur le viol (a-t-on encore le droit, ou est-ce de la culture du viol ?), «Je viole ma femme tous les soirs !» s’écrie Alain Finkielkraut. L’avocat Georges Kiejman démasque avec trente ans de retard un odieux antisémite nommé Pierre Desproges. Se déverse tout le catalogue des sujets de diversion qui emplissent les grilles de LCI à longueur d’année. Toute l’émission tourne (pour la démentir ou la confirmer) autour de la ritournelle «on ne peut plus rien dire». Examinons cette paresseuse proposition. Chaque mot y est mensonge, truquage, manipulation, omission.

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«On» : pour commencer, qui est ce «on» ? Ce fléau de la censure généralisée s’est-il abattu indistinctement sur toute la population française, en ses cantines, ses métros, ses bistrots, ses repas familiaux ? Non. «On», ce sont ceux qui justement se plaignent de micro en micro d’être interdits de parole. «On», c’est «nous». Nous, les dominants. Nous, qui, justement, prenons la parole sur tous les plateaux. Sylviane Agacinski doit renoncer à une conférence à Bordeaux ? Des étudiants empêchent une conférence de François Hollande à Lille ? «On ne peut plus rien dire.» Mais Agacinski, Hollande ou Finkielkraut ont un ticket à vie, sans contradiction, dans les studios, sur les plateaux de leur choix, à peine ont-ils «un message» à faire passer. «On ne peut plus rien dire», c’est le lamento de l’élite à qui la plèbe est enfin en capacité de répliquer.

«Peut» : quelle est la sanction, en cas de propos interdit ? L’embastillement immédiat ? La mort sociale ? Non. Au pire, le shitstorm, la «tempête de merde», déclenchée par des militants et activistes anonymes sur les réseaux sociaux. On y survit généralement : Zemmour tient son émission depuis plusieurs semaines, par la seule volonté du propriétaire Bolloré.

«Rien dire» : en l’occurrence, cela signifie : «On ne peut plus se moquer». On ne peut plus diffamer, insulter, appeler à la discrimination, à la haine. Eh oui ! Phénomène extraordinaire, la plèbe réclame, au contraire, des discours argumentés, voire - incroyable ! - informés.

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Reste le «plus» de «on ne peut plus rien dire». L’adverbe évoque implicitement un hypothétique âge d’or de la liberté de parole, où on pouvait «tout dire» : mais quand ? Sous le gaullisme triomphant, qui tenait l’ORTF d’une main de fer ? En réalité, le lamento fait référence à une période idéale des années 80, placée sous le double patronage de saint Coluche et de saint Desproges, qui pouvaient, eux, camper des personnages de racistes ou d’antisémites, sans (trop) craindre d’être pris au premier degré.

Il est vrai que toute tentative de second degré, dans l’espace public, est aujourd’hui immédiatement punie d’agressifs malentendus sur les réseaux sociaux. Ainsi, il est permis de penser qu’Alain Finkielkraut, par exemple, ne souhaite pas vraiment informer le pays qu’il viole sa femme chaque soir. Il a tenté quelque chose de l’ordre de la provocation. Mais hélas pour lui, Finkielkraut n’est ni Coluche ni Desproges. Le plus souvent – par exemple quand il défend DSK ou Polanski – il s’exprime au premier degré. Sa tentative de second degré apparaît donc comme un premier degré camouflé, une ruse de la parole dominante, vouée à être déjouée comme telle. La liberté de rigoler des dominants y perd, la clarté du débat y gagne.