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Cacus raconté par Virgile

Le pontife, suivi du choix de la jeunesse,
Sert le festin sacré. D’une sainte allégresse
Tous les cœurs sont remplis : on charge les buffets
Des trésors de Bacchus, des présents de Cérès ;
La victime, ses chairs, ses entrailles sacrées,
Sur une table immense à leur faim sont livrées.
  Le besoin satisfait, le monarque au héros
Adresse la parole, et lui parle en ces mots :
« Ce n’est pas vainement, prince, que notre zèle
Célèbre avec éclat cette pompe annuelle :
L’oubli des dieux anciens, des crédules erreurs,
N’ont point dicté nos vœux ; leur source est dans nos cœurs.
Sauvés d’un grand danger, notre reconnaissance
D’un dieu libérateur honore la puissance.
  Voyez-vous dans les airs ces rochers suspendus,
Ces éclats, ces débris au hasard répandus,
De ce mont entr’ouvert l’horreur désordonnée,
Et de son antre affreux la voûte abandonnée ?

Là, dans les flancs du mont, bien loin de l’œil du jour,
De l’infâme Cacus fut l’infâme séjour.
Des têtes au front pâle et de sang dégouttantes
A sa porte homicide étaient toujours pendantes ;
Et son antre, du meurtre odieux monument,
D’un carnage nouveau sans cesse était fumant.
Ce monstre horrible à voir, fier de sa taille immense,
Devait au dieu du feu sa funeste naissance ;
Et son gosier brûlant, tel qu’un volcan affreux,
Vomissait par torrents d’intarissables feux.
Un dieu vengeur, un dieu sauva notre patrie.
Revenu des beaux champs de l’antique Ibérie,
Dans ces riches vallons, sur les bords de ces eaux,
Le fils d’Alcmène avait amené ses troupeaux :
Du triple Géryon triomphateur superbe,
Le prix de sa conquête errait en paix sur l’herbe.
Cacus, que ne retient ni crime ni danger,
Dérobe des troupeaux de l’illustre étranger,
Quatre jeunes taureaux, quatre belles génisses,
Qui des herbages frais savouraient les délices,
Les cache en sa caverne ; et cependant sa main,
Pour déguiser aux yeux les traces du larcin,

Saisit par leurs longs crins, fait marcher en arrière
Les taureaux, dont les pas marqués en sens contraire
De son infâme vol écartaient le soupçon.
Enfin, las du repos, le fils d’Amphitryon
Se prépare à mener sur de lointains rivages
Ses troupeaux engraissés dans ces beaux pâturages,
Et des taureaux partout les gémissantes voix
De leur adieu plaintif ont fait mugir ces bois.
Alors, de ce brigand trahissant l’artifice,
Du fond de l’antre creux répond une génisse :
Alcide entend ses cris. Aussitôt dans son cœur
Un fiel noir et brûlant allume sa fureur ;
Il s’élance, il saisit sa pesante massue,
Cherche du noir séjour la porte inaperçue.
Alors, les yeux troublés, sans courage, sans voix,
L’affreux Cacus trembla pour la première fois :
Plus prompt que les éclairs, vers ses roches fidèles
Il court, vole ; à ses pieds la peur donne des ailes :
Il fait tomber ce roc que, d’une adroite main,
A des chaînes de fer a suspendu Vulcain,
S’enferme, oppose au dieu cette vaine défense.
Hercule est accouru, respirant la vengeance :

Pour chercher un accès, il court de tous côtés ;
Trois fois autour du mont, à pas précipités,
Il tourne, va, revient, et, frémissant de rage,
Trois fois attaque en vain, pour s’ouvrir un passage,
Le roc qu’à sa fureur le lâche ose opposer ;
Trois fois dans le vallon revient se reposer.
Sur le dos hérissé de cet antre sauvage,
Un roc, séjour chéri des oiseaux de carnage,
En pyramide aiguë allongé vers les cieux,
Cachait dans le nuage un front audacieux ;
Ce rocher, à sa gauche incliné vers la plage,
De son sommet pendant menaçait le rivage :
Hercule, sur la droite appuyant tout son corps,
Du roc qu’il déracine avec de longs efforts
Pousse l’énorme poids. Il tombe, il roule, il tonne,
La caverne en mugit, l’air au loin en résonne ;
Le sol croule ; des eaux le bord est emporté,
Et le fleuve écumant recule épouvanté.
Alors, ce fut alors que l’antre impitoyable
Jusqu’au fond laissa voir, sous sa voûte effroyable,
Ce palais de la mort, ce séjour de terreur,
Et de ses noirs cachots la ténébreuse horreur.

Tel, si d’un choc soudain l’horrible violence
Du globe tout à coup rompait la voûte immense,
Et dans ses profondeurs découvrait à nos yeux
Le Styx craint des mortels, abhorré par les dieux,
De ce royaume affreux, désolé, lamentable ;
L’œil verrait jusqu’au fond l’abîme redoutable ;
Et, dans l’ombre éternelle envoyant ses clartés,
Le jour éblouirait les morts épouvantés :
Tel, effrayé du jour qui malgré lui l’éclaire,
Le monstre en vain s’agite, et rugit de colère.
De la cime du mont Alcide le combat ;
Tantôt d’un roc brisé lui lance un large éclat,
Et tantôt, à deux mains, d’un arbre entier l’accable.
Alors le monstre, en proie à son bras implacable,
Se ressouvient du dieu qui lui donna le jour :
De son gosier brûlant, dans son hideux séjour,
Il vomit des torrents de flamme et de fumée,
S’entoure tout entier d’une nue enflammée,
Et dans ses noirs cachots, image des enfers,
A leur obscurité mêle d’affreux éclairs.
Alcide furieux ne contient plus sa rage
Il s’élance, il se jette au plus fort du nuage,

Aux lieux où la vapeur, sortant à gros bouillons,
Roule à flots plus épais ses plus noirs tourbillons.
En vain l’affreux Cacus lance ses feux dans l’ombre ;
A travers l’incendie, à travers la nuit sombre,
Il le prend, il l’étreint entre ses bras nerveux ;
Et, de leur creux profond faisant jaillir ses yeux,
Du monstre à qui la voix, la lumière est ravie,
Arrête dans sa gorge et le sang et la vie.
  Soudain du seuil fatal le roc tombe arraché ;
On entre, et du repaire où le monstre est caché
On contemple, on parcourt la voûte ténébreuse :
L’œil plonge avec effroi dans la caverne affreuse ;
Et le jour indigné, pénétrant dans son sein,
Du parjure Cacus révèle le larcin.
On saisit par les pieds le cadavre difforme ;
On le traîne, on veut voir ses traits, sa taille énorme,
Son sein velu, ses yeux farouches et mourants,
Son front pâle, et ces feux dans sa gorge expirants...
  Voilà, prince troyen, quel objet nous rassemble
Autour de cet autel où nous prions ensemble :
De là ce rit divin et ce culte sacré,
Ce culte à jamais cher, à jamais révéré,

En mémoire du dieu vainqueur de ce barbare.