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La saga du Brexit, saison 1 : la brouille

 

 

brexit saga épisode 1

LE MONDE Par Philippe Bernard, Cécile Ducourtieux et Raphaëlle Bacqué

A l’heure où personne n’est capable d’en prédire le dénouement, « Le Monde » a voulu faire le récit de la saga du Brexit, son origine, ses acteurs, ses coulisses, ses déchirures. Dans ce premier volet : le pari raté de David Cameron.

David Cameron s’est allongé à même le sol, en bras de chemise, la cravate légèrement dénouée. Ce 19 février 2016, le premier ministre britannique négocie depuis vingt-six heures avec ses partenaires européens à Bruxelles, et il a profité d’une pause pour s’étendre sur la moquette du salon de sa délégation. Un mal de dos persistant ne l’a pas lâché, mais il doit absolument tenir bon et arracher pour son pays de nouvelles exceptions aux règles européennes. Sinon, menace-t-il depuis des mois, il fera campagne pour sortir de l’Union européenne (UE).

« Brexit ». Ce mot est encore si peu familier à l’extérieur du Royaume-Uni que Le Monde le pare de guillemets et d’une traduction : « British exit, ou sortie de l’UE. » Mais, de l’autre côté de la Manche, l’idée plane pratiquement depuis 1973, date de l’entrée du pays dans la Communauté européenne, cette entité que les électeurs du conservateur (tory) David Cameron associent souvent à une « oppression étrangère ».

La veille, en arrivant à Bruxelles, « DC » (prononcer « dissi »), comme l’appellent ses collaborateurs, n’a pas lésiné sur les métaphores guerrières. A peine descendu de sa Jaguar XJ, il s’est élancé vers une forêt de micros en assénant d’un air martial : « Cela va être dur. Je vais me battre pour la Grande-Bretagne. Je n’accepterai pas d’accord qui ne satisfasse pas nos exigences. » Plus prosaïquement, le tabloïd The Sun révèle le secret de son énergie : vingt-trois sachets de bonbons Haribo.

Politicien impulsif

Depuis ses débuts en politique, ce grand quadragénaire, so british dans sa manière d’être, joue avec les sentiments mitigés de ses compatriotes à l’égard de l’UE. Certes, il ne peut pas ignorer le caractère mortifère du débat pour les premiers ministres conservateurs : ses deux prédécesseurs Margaret Thatcher et John Major ont perdu les élections à cause de leurs positions sur l’Europe dans les années 1990, et les tories ont été écartés du pouvoir pendant treize ans (de 1997 à 2010) au profit du Labour. En octobre 2006, lorsque Cameron est parvenu à se hisser à la tête du Parti conservateur, il a d’ailleurs prévenu les militants : plus question de faire fuir les électeurs en « radotant sur l’Europe ».

Mais qu’en pense-t-il vraiment, cet ancien d’Eton et d’Oxford, habitué depuis l’enfance à être dans l’équipe des vainqueurs ? « Je suis plus eurosceptique que tu ne l’imagines », a-t-il un jour répliqué à Denis MacShane, ancien ministre travailliste des affaires européennes, tandis que celui-ci lui conseillait de rompre avec l’europhobie qui ronge les tories. Certes, « DC » n’est pas de ceux qui suent la haine envers l’UE. Mais c’est un politicien impulsif, sans véritables convictions, sûr de son charisme et de sa bonne étoile.

En vérité, s’il n’est pas un antieuropéen acharné, jamais David Cameron n’a été non plus un fervent défenseur du maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Avant toute chose, c’est un tacticien plus qu’un stratège à longue portée, intéressé par l’économie et les marchés, concentré sur ses propres intérêts politiques.

Malgré sa promesse de 2006 de « ne pas radoter sur l’Europe », il a commencé à jouer avec l’idée du référendum dès l’année suivante, bien avant son arrivée au pouvoir. Pour contrer « l’euromaniaque » Tony Blair, comme on dit chez les tories, il fait cette année-là une « promesse en béton » : organiser une consultation nationale sur le traité de Lisbonne (signé le 13 décembre 2007). Ce fameux traité ne reprend-il pas le principe d’une Constitution européenne tout en évitant une consultation populaire, et donc les risques de rejet qu’ont vécu, en 2005, la France et les Pays-Bas ? Puis Cameron a oublié son engagement, arguant que le texte en question a entre-temps acquis force juridique.

« Bruxelles est comme une force d’occupation pacifique »

L’idée du référendum a ressurgi en octobre 2011, un an et demi après son arrivée au 10 Downing Street. La crise de l’euro et la perspective d’une montée en puissance du couple franco-allemand font alors craindre aux Britanniques de nouveaux transferts de souveraineté. Quatre-vingt-un députés tories se rebellent contre le gouvernement Cameron et votent un amendement réclamant un référendum sur la sortie de l’UE. Quel automne ! « DC » s’en souvient encore. « Bruxelles est comme une force d’occupation pacifique », accusait le député conservateur Mark Pritchard en pleine Chambre des communes. Dans cette crise-là, son gouvernement n’a dû son salut qu’au petit parti centriste Liberal Democrats (LibDem) et à l’opposition travailliste, favorables à l’Europe. Depuis, Cameron doit sans cesse resserrer les rangs de son propre parti.

Le premier ministre est d’autant plus attentif à son aile contestataire qu’il doit contrer sur sa droite un rival de plus en plus hargneux : le Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP). Née en 1993, au lendemain du traité de Maastricht, cette formation franchement europhobe n’en finit pas de progresser au sein même de l’électorat conservateur. Son leader, Nigel Farage, est un redoutable bretteur, malin, charismatique et démagogue en diable.

Chaque fois qu’il le peut, cet ancien courtier né dans le Kent étrille l’UE et ses représentants. Elu au Parlement européen, la séance où il insultait en pleine assemblée, à Bruxelles, en février 2010, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a été largement relayée à la télévision anglaise. « Il a le charisme d’une serpillière humide et l’aspect d’un petit guichetier de banque », cinglait Farage, tout en accusant ce même Rompuy d’être « l’assassin de la démocratie européenne et de toutes les nations européennes ». Ce jour-là, le président du UKIP a dépassé toutes les bornes en affirmant à l’intention du Belge : « Vous n’avez aucune idée de ce que peut être un pays uni, tout cela parce que vous venez de Belgique, qui est plutôt un non-pays. »

L’attaque lui a valu une amende de 3 000 euros au Parlement européen, mais outre-Manche, chaque fois qu’il passe à la télé, ses compatriotes sont au spectacle.

« Bureaucrates non élus de Bruxelles »

Herman Van Rompuy (71 ans). Le Belge, ex-président du Conseil européen, a tout fait, au début des années 2010, pour maintenir le Royaume-Uni au sein de l’UE. Il n’a pas cédé à David Cameron, qui, en 2012, déjà, réclamait un « nouvel accord » entre Londres et Bruxelles. Van Rompuy a souvent subi les attaques, voire les insultes, du nationaliste anglais Nigel Farage, leader du UKIP.Herman Van Rompuy (71 ans). Le Belge, ex-président du Conseil européen, a tout fait, au début des années 2010, pour maintenir le Royaume-Uni au sein de l’UE. Il n’a pas cédé à David Cameron, qui, en 2012, déjà, réclamait un « nouvel accord » entre Londres et Bruxelles. Van Rompuy a souvent subi les attaques, voire les insultes, du nationaliste anglais Nigel Farage, leader du UKIP. ANDY RAIN / EFENigel Farage n’est pas seulement un trublion. Il est aussi le porte-parole d’un nationalisme britannique ancien des peurs de l’époque. L’Europe, les élites et l’immigration, voici ses bêtes noires. Ce dernier point fait d’ailleurs des ravages dans les milieux populaires où le UKIP tente de tailler des croupières à la gauche.

Dans sa bouche, les immigrés ne sont plus seulement les « pakis », comme les Britanniques désignent pêle-mêle les Indiens et les Pakistanais venus des anciennes colonies. Ce sont ces travailleurs venus des pays de l’Est, auxquels Tony Blair a ouvert, en 2004, les portes du Royaume-Uni, au moment même ou l’UE votait son élargissement à dix nouveaux Etats autrefois situés derrière le rideau de fer. Cette année-là, la France et l’Allemagne ont reporté l’accueil des populations des nouveaux membres de l’UE. Mais Londres a accepté la venue de centaines de milliers de Polonais et autres ressortissants de l’ex-bloc soviétique, par culture libérale et pour mieux contrebalancer l’influence du couple franco-allemand.

Depuis la crise financière mondiale de 2008, de plus en plus de chômeurs britanniques dénoncent la concurrence de cette main-d’œuvre, omniprésente sur les chantiers de construction et dans les restaurants. Farage n’a même pas besoin de mener campagne. Les tabloïds n’en finissent pas de raconter des histoires d’immigrés prospères à côté de Britanniques appauvris. Généralement, leurs éditoriaux désignent toujours les mêmes responsables : « les bureaucrates non élus de Bruxelles ».

Depuis que les sondages soulignent les succès du UKIP, David Cameron se retrouve de plus en plus souvent à lui emboîter le pas. « Je ne pense pas que le statu quo [avec l’UE] soit acceptable », affirme-t-il ainsi dès 2012, devant la Chambre des communes, en défendant l’idée d’une renégociation en vue de « moins d’Europe, moins de coûts, moins d’ingérence ». Le 23 janvier 2013, dans un grand discours prononcé au siège de l’agence d’informations financières américaine Bloomberg, à Londres, il promet l’organisation d’un référendum sur le maintien ou non du Royaume-uni dans l’UE. « Il est temps pour le peuple britannique de s’exprimer, a-t-il lancé. Il est temps pour nous de régler la question de la Grande-Bretagne en Europe. » Un an plus tard, il incriminait le « tourisme social » des Européens de l’Est et s’opposait à la libre entrée des Roumains et des Bulgares.

Nigel Farage, « homme de l’année »

La chose est classique : en courant de la sorte derrière les xénophobes, le premier ministre conservateur n’a fait que les renforcer. Le 25 mai 2014, le UKIP a raflé 27 % des voix aux élections européennes et triomphé à la première place, devant les tories et les travaillistes. Des « tartignolles, cinglés et racistes étriqués », c’est ainsi que Cameron avait décrit le UKIP en arrivant au pouvoir, en 2010. Désormais, le visage de Nigel Farage triomphe même en « une » du Times, surmontant un titre qui sonne comme une décoration : le quotidien l’a désigné en 2014 « homme de l’année ».

Nigel Farage (54 ans). Le fondateur du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), dont il a quitté la tête en 2016, puis démissionné en 2018, a attribué à l’UE la responsabilité de tous les maux du royaume, chômage compris. La gouaille nationaliste de cet ancien financier de la City l’a rendu populaire. La décision de David Cameron d’organiser un référendum a marqué son triomphe.Nigel Farage (54 ans). Le fondateur du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), dont il a quitté la tête en 2016, puis démissionné en 2018, a attribué à l’UE la responsabilité de tous les maux du royaume, chômage compris. La gouaille nationaliste de cet ancien financier de la City l’a rendu populaire. La décision de David Cameron d’organiser un référendum a marqué son triomphe. GEERT VANDEN WIJNGAERT / AP

A Bruxelles, les Européens n’ignorent aucun soubresaut de la politique britannique. Farage est une bête noire, mais on sait que ses diatribes masquent les ambiguïtés plus profondes et plus anciennes de ses compatriotes à l’égard du continent. « Depuis Guillaume le Conquérant, ce pays n’a jamais été ni envahi ni soumis à un pouvoir autoritaire »,rappellent les historiens en soulignant l’objectif séculaire de la diplomatie de Londres : éviter précisément toute alliance entre Etats du continent.

Au cœur des institutions européennes, les Britanniques sont souvent considérés comme des enfants gâtés. Mais ils suscitent encore à Bruxelles une forme d’admiration, dont témoigne le culte que les fonctionnaires de la Commission et du Parlement vouent au quotidien Financial Times, leur bible. Depuis quelques années, cependant, il n’est pas difficile de noter le désengagement des Anglais. « Du temps de Tony Blair, ils avaient été extrêmement actifs à Bruxelles, et cela avait eu un impact très important sur la doctrine économique européenne notamment, se souvient un diplomate auprès de l’UE. Mais, avec Gordon Brown puis David Cameron, ils ont commencé à se désintéresser de l’UE. Ils ont continué à y défendre leurs services financiers, mais en perdant le sens de la proposition. »

La mécanique tordue de Cameron

Le « fil » qui permettrait de se comprendre et d’anticiper les réactions de chacun s’est relâché.Les jeunes diplômés des universités les plus prestigieuses d’Oxford, de Londres ou d’Edimbourg préfèrent se faire embaucher dans des sociétés d’avocats ou de conseil, où les « jobs » sont bien mieux payés qu’à la Commission. Et puis, il faut être parfaitement bilingue pour passer les concours de la fonction publique européenne, et les Britanniques, en général, maîtrisent mal les langues étrangères. Bref, le fossé s’est peu à peu creusé.

Est-ce pour cela que personne ne comprend tout à fait, à Bruxelles, où peut mener ce référendum ? Ou est-ce le fait d’un David Cameron constamment ambivalent ? La mécanique qu’il propose est complexe. Tordue, même. Si l’on écoute ses discours outre-Manche, il explique qu’il faut programmer un vote populaire sur un divorce pour en faire un atout dans la négociation européenne, arracher des concessions et… dans le même temps empêcher un vote hostile à l’UE. « Retenez-moi, ou mes concitoyens vont voter pour la rupture que vous redoutez », dit-il en substance. Mais il paraît sûr de son fait. D’ailleurs, a-t-il annoncé, le référendum sur le Brexit constituera sa promesse-phare lorsqu’il sollicitera le renouvellement de son bail aux législatives de 2015.

De quel côté du référendum entend-il faire campagne ? L’électeur britannique l’ignore encore. Cela dépendra des concessions de l’UE qui seront négociées après sa réélection, laisse-t-il entendre. Un jour qu’Herman Van Rompuy lui rend visite au Chequers, le ravissant château dans le Buckinghamshire qui sert de villégiature aux premiers ministres du Royaume-Uni, le président du Conseil européen demande : « Mais quelle question comptes-tu poser à tes concitoyens ? » Rompuy, qui garde un souvenir cuisant des attaques de Farage, craint une campagne susceptible de diviser la société britannique pour longtemps. Cameron semble ignorer toute crainte : « Une fois le référendum gagné [sous entendu : en faveur du maintien dans l’UE], nous aurons réglé définitivement la question européenne au Royaume-Uni pour les prochaines vingt années. » 

L’Europe comme argument de campagne

« DC », en politicien né, a un sens aigu de sa survie. Même lorsqu’il est à Bruxelles, il ne s’adresse pas à l’Europe, mais à ses électeurs. Outre-Manche, le UKIP le talonne ? A chaque sommet européen, il joue les « résistants ». C’est qu’il pense avoir trouvé la parade. Il peut bien promettre un référendum, ses partenaires du LibDem et les travaillistes, qui dénoncent le Brexit comme un désastre, l’empêcheront de tenir sa promesse.

Faut-il qu’il soit convaincant, ce premier ministre qui joue de l’Europe comme d’un argument de campagne… Aux législatives de mai 2015, il triomphe. Avec 37 % des voix, les tories remportent, sous sa direction, leur première éclatante victoire depuis Thatcher. Tout le problème est que les travaillistes d’Ed Miliband et les europhiles lib-dem sont laminés.

« J’ai demandé à David Cameron : “Pourquoi as-tu décidé ce référendum qui est si dangereux, si stupide ?, a rapporté à la BBC Donald Tusk, alors président du Conseil européen, juste après la victoire de Cameron. Il m’a répondu que l’unique raison était son parti, mais qu’il pensait qu’il n’y avait aucun risque, car le référendum serait bloqué par ses partenaires dans la coalition. Et voilà que, soudain, il n’avait plus de partenaires. Paradoxalement, David est devenu la victime de sa propre victoire. » La reine Elizabeth peut bien, lors d’un toast au château de Bellevue, à Berlin, en juin 2015, mettre en garde contre « la division en Europe » – qu’elle évoque, fait rare pour une Britannique, en ces termes : « notre continent » –, le piège s’est refermé.

Voilà, ce sont ces calculs politiques ratés, ces angoisses identitaires qui déchirent son pays, ce fossé grandissant entre la City londonienne et les 72 % de chômeurs de Rochdale, à 20 kilomètres de Manchester, ces quarante années à brosser un tableau apocalyptique de l’Europe, oui c’est tout cela qui pèse sur les épaules de Cameron, ce 19 février 2016, alors qu’il tente de soulager son mal de dos, dans les bureaux impersonnels du Conseil européen. Il faut maintenant raconter ce dernier baroud avant de plonger vers le référendum.

Mur franco-allemand

Ce jour-là, donc, les Britanniques affichent l’état d’esprit classique des Britanniques. En substance : « Faisons comme si nous avions fait rendre gorge à Bruxelles. » De ces négociations dépendra largement l’atmosphère de la campagne à venir sur le Brexit, a fait valoir Cameron. La veille, certaines de ses demandes, purement formelles, n’ont guère rencontré de résistance : Londres veut être exempté de la clause du traité de Rome de 1957, prévoyant la construction d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens »,devenue un épouvantail pour les europhobes conservateurs.

Mais le trophée que « DC » compte décrocher, décisif selon lui pour gagner le référendum, n’a rien de symbolique : le Royaume-Uni veut être autorisé, pendant sept ans, à priver de certaines prestations sociales les « migrants européens ».

Depuis deux ans, le premier ministre anglais revendique une exception britannique au principe de libre circulation des travailleurs. Chaque fois, il s’est heurté au mur franco-allemand… Des Français, il n’en attendait pas moins, mais il croyait Berlin plus sensible à ses intérêts commerciaux et soucieux de vendre ses Mercedes et ses Volkswagen outre-Manche.

Seulement, Angela Merkel a beau être une alliée de Londres sur bien des points, notamment économiques, elle reste marquée par son parcours personnel. Pour avoir vécu à l’Est, du temps où son pays étaitcoupé en deux, la chancelière n’a pas la nostalgie d’un continent lacéré de frontières. Contrairement à l’Anglais, elle ne voit pas l’Europe comme une simple zone de libre-échange. Pas question, à ses yeux, de dissocier les quatre libertés – biens, capitaux, personnes, services –, pierres angulaires du projet européen depuis 1957. Pas question, non plus, de maintenir l’accès des Britanniques au marché unique s’ils entravent l’entrée des travailleurs européens.

La chancelière allemande Angela Merkel a beau se sentir proche des Britanniques, elle cherche, dès le début de la crise, à préserver l’UE face à leurs exigences. Comme le président français d’alors, François Hollande, elle comprend dès 2016 que David Cameron s’est enfermé dans un jeu politique interne.La chancelière allemande Angela Merkel a beau se sentir proche des Britanniques, elle cherche, dès le début de la crise, à préserver l’UE face à leurs exigences. Comme le président français d’alors, François Hollande, elle comprend dès 2016 que David Cameron s’est enfermé dans un jeu politique interne. JOHN MACDOUGALL / AFP

D’autres partenaires sont plus hésitants. « Paradoxalement, il s’agissait des pays visés : la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie… témoigne aujourd’hui François Hollande. Ils ne voulaient pas mettre en difficulté leurs ressortissants. » Le président français, lui, veut montrer que l’Europe demeure ferme sur ses principes, mais il sait, comme Angela Merkel, que Cameron, pour des raisons de politique intérieure, « doit montrer qu’il a arraché symboliquement une concession ».

Celui-ci est encore allongé sur la moquette, le visage douloureux, lorsque la chancelière, souriante dans sa veste rose, frappe à la porte de la délégation britannique, voisine de la sienne. « David est-il là ? » Branle-bas de combat autour de Cameron, qui se relève aussitôt.

La suite a été racontée à la BBC par Craig Oliver, le directeur de la communication des Britanniques : « Elle était assise en face de nous, concentrée sur le but à atteindre. » Alors David Cameron se lance : « Ecoute, il faut que tu comprennes que, si vous n’acceptez pas la moindre de mes demandes, je serai confronté à un barrage, et ce sera un très sérieux problème. » « Barrage ? » Merkel se tourne vers ses conseillers : « Que veut dire barrage” ? » Et avant que l’un d’eux ait pu l’empêcher de faire cette indélicate allusion, Cameron traduit lui-même : « Blitzkrieg. »

La mine conquérante du négociateur satisfait

A Bruxelles, cependant, tout le monde veut éviter la guerre. Il faut, disent les chefs d’Etat des vingt-six autres pays de l’UE, « aider David » à mener une campagne victorieuse contre un Brexit synonyme de « début de la désintégration » de l’Union. Le Royaume-Uni sera donc autorisé à limiter les indemnités dont peuvent bénéficier les immigrés européens, mais uniquement les nouveaux immigrés.

En sortant du sommet européen où il a plaidé sa cause, Cameron ne semble plus avoir mal au dos et affiche la mine conquérante du négociateur satisfait. « Je suis convaincu que la Grande-Bretagne sera plus en sécurité, plus forte et plus prospère dans une Union européenne réformée », déclare-t-il en salle de presse. « J’ai négocié un accord qui donne au Royaume-Uni un statut spécial dans l’UE », claironne-t-il, comme si son pays, n’ayant adopté ni l’euro ni les règles de Schengen, et bénéficiant d’un rabais sur le budget, n’en disposait pas déjà.

Il faut d’ailleurs l’entendre parler de l’Europe à ses concitoyens : « La Grande-Bretagne ne fera jamais partie d’un super-Etat européen. Nous participerons aux dispositifs qui sont bons pour nous, nous exercerons notre influence sur les décisions qui nous affectent et serons en dehors des structures de l’UE qui ne sont pas bonnes pour nous : pas dans la politique de frontières ouvertes, ni dans celle de renflouement financier, ni dans l’euro. » Et encore : « Je n’aime pas Bruxelles, j’aime la Grande-Bretagne. Mon job de premier ministre est de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger les intérêts de la Grande-Bretagne. » On fait plus enthousiaste à l’égard de l’Europe…

Le lendemain, de retour à Londres, David Cameron annonce que le référendum aura lieu le 23 juin 2016. Les électeurs devront répondre à cette question : « Should the United Kingdom remain a member of the European Union or leave the European Union ? » (« Le Royaume-Uni doit-il rester membre de l’Union européenne ou quitter l’Union européenne ? ») Le premier ministre qui « n’aime pas Bruxelles mais aime la Grande-Bretagne » recommande au peuple britannique de voter « Remain », le maintien dans l’UE. Il semble confiant. Les sondages affichent que trois Britanniques sur quatre sont désormais favorables à cette consultation populaire. Ils donnent aussi une courte victoire aux pro-européens.

 

La saga du Brexit, saison 2 : le divorce

 

Par Philippe Bernard, Cécile Ducourtieux et Raphaëlle Bacqué

 

« Le Monde » a voulu faire le récit de la saga du Brexit, son origine, ses acteurs, ses coulisses. Dans ce deuxième volet, nous revenons au début de 2016 : les partisans du Brexit se lancent dans une campagne acharnée, révélatrice des fractures du pays.

La foule s’est massée devant une jolie maison, dans le quartier bobo d’Islington, dans le nord de Londres. Perchés sur des escabeaux, les reporters brandissent leurs caméras. Au premier rang, s’alignent les journalistes vedettes des trois principales chaînes de télévision nationales. Ce dimanche 21 février 2016, tous les médias du pays paraissent concentrés sur cette élégante porte noire. La veille, après ses trente heures de négociations à Bruxelles, le premier ministre conservateur, David Cameron (DC), a lancé officiellement la campagne pour le référendum sur l’Europe, programmé le 23 juin, et le moins que l’on puisse dire est que les choses ont mal démarré…

Cent quarante parlementaires de son propre parti et 6 de ses ministres sur 32 ont annoncé qu’à l’inverse de lui, ils soutiendraient le Brexit. Ami du couple Cameron, le secrétaire d’Etat à la justice Michael Gove ne le suivra pas non plus. « Tu appelles ça un accord, Dave ? », ironise le Daily Mail, en moquant les acquis contre les migrants européens que Cameron a présentés comme de grandes avancées. Mais celui que tout le monde attend, devant cette porte noire, c’est Boris Johnson, 51 ans, maire de Londres, député et formidable comédien.

Boris Johnson (54 ans). Ancien camarade d’études et de beuverie de David Cameron à Oxford, maire de Londres jusqu’en mai 2016, « Bojo » a toujours voulu se mesurer à lui. Le référendum sur le Brexit sera leur ultime bataille. Entre eux, tous les coups sont permis. Mais ces enfants gâtés de la politique ont des points communs, dont le cynisme sans borne et l’ambition dévorante ne sont pas les moindres.Boris Johnson (54 ans). Ancien camarade d’études et de beuverie de David Cameron à Oxford, maire de Londres jusqu’en mai 2016, « Bojo » a toujours voulu se mesurer à lui. Le référendum sur le Brexit sera leur ultime bataille. Entre eux, tous les coups sont permis. Mais ces enfants gâtés de la politique ont des points communs, dont le cynisme sans borne et l’ambition dévorante ne sont pas les moindres. PAUL HACKETT / REUTERS

Avec sa tignasse blonde et sa façon d’être toujours fagoté comme l’as de pique, « Bojo », ainsi que les Anglais le surnomment, est une figure particulière dans les rangs conservateurs. Un vrai bourgeois-bohème, libéral, libertaire, excentrique et populaire. Sur le papier, il ressemble à David Cameron, dont il a exactement le même parcours scolaire, si typique de la haute société anglaise : à Eton et Oxford, « Bojo » était d’ailleurs l’un des camarades de « DC ». Pour le reste, il peut être beaucoup plus drôle et bien plus dilettante.

Son père a longtemps été député européen, écolo avant l’heure, et sa mère est la fille d’un ancien président de la Commission européenne des droits de l’homme. Cela ne l’a pas rendu europhile pour autant.

Margaret Thatcher adorait les articles grinçants contre Bruxelles qu’il écrivait à ses débuts comme journaliste. Dans le Telegraph de la fin des années 1980, il a lancé la mode de l’europhobie militante qui a fait florès dans les tabloïds, mensonges grossiers inclus. A la tête de la mairie de Londres, ses initiatives, notamment en faveur des financiers de la City, l’ont classé parmi les libéraux intransigeants. Il est imprévisible, endurant (il a survécu à plusieurs scandales) et fantasque. Les journalistes qui patientent dans le froid d’Islington, ce dimanche d’hiver, savent que ses déclarations feront sensation.

Une allure d’enfant sage

La porte s’ouvre. « Bojo » apparaît… Costume sombre à peu près repassé, cravate de soie verte et cheveux bien coiffés, il s’est fait une allure d’enfant sage. « La dernière chose que je voulais était d’aller contre David Cameron et le gouvernement », assure-t-il sur le perron de sa maison. Puis, il lance aux caméras ce message qu’elles ont déjà deviné : « Je ferai campagne pour sortir de l’Union européenne. »

Ce look inhabituel, c’est sa façon subliminale de signifier le double défi qu’il vient de lancer à son « ami » Cameron : en cas de succès, il entend prendre le leadership du Parti conservateur et lui succéder au 10 Downing Street. Humiliation supplémentaire pour le premier ministre : Boris Johnson ne l’a informé de sa décision que par un laconique SMS, neuf minutes avant sa déclaration à la presse. En confidence, « Bojo » assure avoir beaucoup tergiversé. « J’ai tourné dans tous les sens comme un chariot de supermarché », dit-il.

Il est vrai que la campagne en faveur du Brexit recèle déjà quelques complications pour lui. Son passé d’europhobe enragé est un gage de sincérité vis-à-vis des partisans de la sortie de l’UE, mais ne magnifie-t-il pas, en tant que maire de Londres, le cosmopolitisme et l’immigration, d’après lui « facteurs de prospérité » ? Or, l’autre grande figure de la campagne en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Europe, le leader du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) Nigel Farage, est violemment hostile à l’immigration. Ses compatriotes verront bientôt des affiches montrant des foules déferlantes d’hommes au teint basané, avec cette citation : « Nous devons nous libérer de l’Europe et reprendre le contrôle de nos frontières. »

Face à Westminster Abbey, au Queen Elizabeth II Centre où la campagne « Leave.EU » (« Quitter l’UE ») dominée par le UKIP tient justement son premier meeting, Farage a été acclamé en fustigeant l’accord conclu par Cameron à Bruxelles. A la tribune, le charismatique leader nationaliste insiste : « [L’accord] ne traite pas des principales préoccupations du peuple britannique : les 55 millions de livres [64,5 millions d’euros] que coûte chaque jour notre adhésion, et l’incapacité [de l’UE] à contrôler les migrations ! » Sa campagne s’annonce très à droite. Dans le public, Le Monde a noté la présence de bon nombre d’électeurs tories (conservateurs).

Boris Johnson garde ses distances

Avec le duo Johnson-Farage, les pro-Brexit tiennent deux têtes d’affiche qui vont permettre de ratisser large dans l’électorat en empruntant deux chemins parallèles : l’un respectable et axé sur le retour à la souveraineté britannique et les opportunités économiques du Brexit (la campagne « Vote Leave » de Johnson, « Votez pour la sortie ») ; l’autre extrémiste et obsédé par l’équation UE = libre circulation = immigration (la campagne « Leave.EU » de Farage).

« Bojo », qui aime rappeler son ascendance turque, est bien décidé à ne pas apparaître aux côtés de « Nigel » dont la xénophobie est, avec l’europhobie, le fonds de commerce. Le maire de Londres part avec une longueur d’avance puisque la commission électorale a choisi sa campagne, animée par des conservateurs eurosceptiques, comme organe officiel du vote « out ». A la clé : subventions publiques et plafond élevé de dépenses de campagne.

Mais la campagne de Nigel Farage, qui repose principalement sur les militants du UKIP, bénéficie des larges poches d’Arron Banks, un milliardaire provocateur, ex-grand donateur des tories avant son passage au UKIP, dont l’origine de la fortune est floue mais qui a mis quelque 8 millions de livres (9,4 millions d’euros) dans les caisses juste avant l’entrée en vigueur de la règle plafonnant les dons.

Arron Banks (53 ans). L’homme d’affaires, qui a fait fortune dans les assurances, a injecté plus de 9 millions d’euros dans la campagne « Leave EU » du dirigeant d’extrême droite Nigel Farage. Ses mystérieuses rencontres avec l’ambassadeur russe à Londres et l’opacité de ses sociétés ont conduit la commission électorale à émettre des doutes sur l’origine de ses dons.Arron Banks (53 ans). L’homme d’affaires, qui a fait fortune dans les assurances, a injecté plus de 9 millions d’euros dans la campagne « Leave EU » du dirigeant d’extrême droite Nigel Farage. Ses mystérieuses rencontres avec l’ambassadeur russe à Londres et l’opacité de ses sociétés ont conduit la commission électorale à émettre des doutes sur l’origine de ses dons. STEVE BELL / SHUTTERSTOCK / SIPA

Boris Johnson garde donc ses distances et compte sur un stratège plus cérébral mais non moins décoiffant : Dominic Cummings. « Un psychopathe de carrière », disait de lui David Cameron lorsque Cummings conseillait encore Michael Gove au ministère de l’éducation. Quadragénaire ombrageux et colérique, ultralibéral et europhobe, Cummings a toujours paru insaisissable. « Il est soit fou, soit nul, soit brillant, et probablement un peu des trois » notait en 2013 le journaliste du Guardian Patrick Wintour, en intitulant déjà son portrait « Dominic Cummings, génie ou menace »

Angoisses identitaires

Son arrivée dans l’équipe « Vote Leave » est en tout cas remarquée. C’est lui qui a imaginé le slogan, « Take back control » (« Reprenez le contrôle »). Bien au-delà de la question européenne, la formule résume les angoisses identitaires, la peur de la mondialisation, la défiance à l’égard des élites, et le sentiment très anglais d’une dépossession par Bruxelles du Parlement de Westminster. Elle évacue également la peur du chaos que s’acharnent à décrire les « remainers », autrement dit les partisans du maintien dans l’UE.

Cummings a aussi rédigé le vade-mecum distribué aux militants de « Vote Leave » : « Ne parlez pas d’immigration », « Parlez de ce que nous coûte l’Europe ». Pour la partie visible, des bus rouges sillonnent le pays avec ce raccourci saisissant peint sur la carrosserie : « We send the EU £350 millions a week. Let’s fund our NHS instead » (« Nous envoyons 350 millions de livres chaque semaine à l’Europe. Donnons-les plutôt au NHS », ce système de santé entièrement gratuit que les Britanniques de tous bords vénèrent). Qu’importe que la somme affichée ne tienne compte ni du rabais consenti au Royaume-Uni depuis Margaret Thatcher, ni des aides européennes perçues.

Pour la partie invisible, « Vote Leave » a passé un accord avec AggregateIQ, une société canadienne de conseil politique et de technologie. Son patron, Zack Massingham, un trentenaire expert en marketing numérique, utilise des logiciels permettant de cibler les groupes d’électeurs potentiels et d’adapter en temps réel à chacun les messages adressés par Facebook ou Twitter.

AggregateIQ travaille de la même façon que Cambridge Analytica, la société anglaise recrutée par l’équipe de « Leave.EU » de Farage. C’est la première fois, au Royaume-Uni, qu’une campagne politique est aussi active sur le Web. Personne ne sait encore que Cambridge Analytica et AggregateIQ ont pour actionnaire l’homme d’affaires américain Robert Mercer, un ultra-conservateur qui finance déjà la campagne en cours de Donald Trump, aux Etats-Unis. Mais quoi qu’il en soit, grâce aux logiciels, les brexiters ont une avance indéniable sur les réseaux sociaux.

Des alliances improbables

Le camp des adversaires du Brexit fonctionne plus classiquement. Si les partisans de la sortie suivent deux chemins parallèles (Johnson et Farage), les pro-« Remain » font cause commune. On trouve parmi eux des militants conservateurs, des travaillistes et des membres du LibDem, des Verts, mais aussi des Ecossais et des Gallois. Le seul problème est que leur bête noire n’a toujours eu qu’un nom :les tories.C’est tout le paradoxe de la situation : cette campagne divise les partis de l’intérieur et rebâtit des alliances improbables. Le principal allié de Cameron se trouve ainsi être le travailliste Jeremy Corbyn, le contempteur en chef de la politique d’austérité des conservateurs…

JEREMY CORBYN, 69 ans. Eternel militant de l’extrême gauche du Labour, le député d’Islington, au nord de Londres, s’intéresse plus à la révolution chaviste et à la cause palestinienne qu’à l’Europe, club de capitalistes. Propulsé à la tête d’un parti qui n’a pas voulu du référendum, assigné à faire campagne contre le Brexit dans le même camp que David Cameron dont il dénonce la politique d’austérité, il fait le service minimum.JEREMY CORBYN, 69 ans. Eternel militant de l’extrême gauche du Labour, le député d’Islington, au nord de Londres, s’intéresse plus à la révolution chaviste et à la cause palestinienne qu’à l’Europe, club de capitalistes. Propulsé à la tête d’un parti qui n’a pas voulu du référendum, assigné à faire campagne contre le Brexit dans le même camp que David Cameron dont il dénonce la politique d’austérité, il fait le service minimum. DARREN STAPLES / REUTERS

Corbyn n’exècre pas seulement les tories. A 66 ans, ce vétéran du Labour, député depuis 1983, a toujours considéré l’UE comme un club de capitalistes fossoyeurs des droits des travailleurs et de la souveraineté nationale. Lors du référendum de 1975 visant à confirmer l’adhésion du Royaume-Uni, il avait voté « non » au maintien. Jamais il ne s’est montré enthousiaste pour l’UE, dont il critique notamment le libéralisme.

C’est lui pourtant, éternel dissident au sein de son propre parti, qui a été plébiscité contre toute attente par la base du Labour, dix mois plus tôt. S’il paraît archaïque aux yeux de bon nombre de sociaux-démocrates européens, il est révéré à la fois par une vieille garde de militants qui avait détesté le « New Labour » recentré de Tony Blair, et par une nouvelle génération séduite par son tiers-mondisme, sa dénonciation de l’ultralibéralisme, de la précarité et de la pauvreté.

Alors qu’il est censé avoir remisé son vieil euroscepticisme, Corbyn rechigne tout de même à apparaître en soutien à Cameron dont il dénonce le « show théâtral » à Bruxelles. En réalité, avec de tels eurosceptiques, la campagne pour le « Remain » affiche deux têtes qui jouent à contre-emploi. Les électeurs le sentent confusément lorsqu’ils répètent leur slogan, « plus forts, plus en sécurité et plus prospères dans l’UE ». N’ont-ils pas assuré du contraire durant des décennies ? « Corbyn ne défend le maintien dans l’UE que parce que 90 % de nos élus y sont très largement favorablesmais le cœur n’y est pas », estime un haut responsable du Labour.

« Sur une échelle d’amour de l’UE allant de 1 à 10, où vous situez-vous ? »,lui demande-t-on un soir à la BBC. « Probablement à sept, ou sept et demi », finit-il pas répondre. Ce n’est d’ailleurs pas lui mais l’ancien ministre de l’intérieur Alan Johnson, avec lequel il entretient des relations glaciales, qui mène pour les travaillistes la campagne officielle du parti en faveur du « Remain ». Ce n’est pas vraiment mieux. Il faut entendre Johnson dire d’un ton monocorde qu’il convient de rester en Europe « malgré ses défauts »pour « renforcer la protection de chaque travailleur » et les droits sociaux que les tories sacrifieraient en cas de Brexit…

Les brexiters ont passé la vitesse supérieure

Le premier ministre, David Cameron, commence-t-il à être inquiet ? Chaque fois qu’il rencontre ses partenaires, il se montre « lucide et confiant », note le président français François Hollande. Les sondages sont très serrés cependant, et Cameron a mis les bouchées doubles, participant personnellement aux séances d’appels téléphoniques auprès des électeurs, multipliant les meetings, en particulier dans le nord de l’Angleterre, majoritairement eurosceptique. Mais ses arguments, sa crainte du « saut dans le vide » que représenterait le départ de l’UE, ne portent pas dans un pays où la nostalgie de la grandeur impériale et le sentiment d’être à part sont transmis à chaque écolier anglais dès le plus jeune âge.

Après quelques jours d’une campagne fair-play, les brexiters ont passé la vitesse supérieure. Boris Johnson a quitté le registre de la farce pour celui de la provocation calculée. « Napoléon, Hitler, ont essayé [de réunir le continent européen sous un seul et unique gouvernement], affirme-t-il maintenant, et cela s’est terminé de manière tragique. L’UE est une autre tentative avec des méthodes différentes. » Sa saillie déclenche un tollé. « Il a perdu la tête. Ses propos sont obscènes », tonne Michael Heseltine, ancien vice-premier ministre conservateur, pro-européen proche de ­David Cameron.

Mais « Boris » sait que ses coups d’éclat ne font que renforcer sa popularité dans son camp. Déjà, lorsque Barack Obama est venu à Londres en avril pour mettre en garde les Britanniques contre le Brexit, il a expliqué la démarche du chef de l’Etat américain par « l’aversion ancestrale pour l’Empire britannique d’un président en partie kényan ».

« Projet peur »

A chaque mensonge ou propos démagogue, les pro-« Remain » dénoncent la mystification. Mais comment faire si les brexiters rétorquent à chaque mise en garde « Project Fear ! » (« projet : peur »), comme s’ils démasquaient un complot ourdi par l’establishment ? Peu à peu, le Labour a mis une sourdine dans sa dénonciation des entourloupes de la campagne. Seule Nicola Sturgeon, la première ministre indépendantiste d’Ecosse, ose qualifier l’argument des 350 millions de livres par semaine inscrit sur le bus des « Vote Leave » pour ce qu’il est : « un bobard ».

Cela n’empêche pas Boris Johnson, en mai, de faire étape dans une usine du Dorset dont le patron le soutient. Au milieu de l’atelier, une banderole rappelant les fameux 350 millions de livres a été plantée. « Bojo » a endossé un gilet orange fluo, enfilé un casque et un masque de sécurité, et brandi une scie circulaire. La photo sera reproduite dans toute la presse. « Les gens de ce pays en ont assez des experts », assène Michael Gove, malgré son passé de ministre de l’éducation.

La stratégie du bulldozer « Boris » semble payer. A la mi-mai, 45 % des électeurs estiment qu’il dit la vérité sur l’Europe. Ils ne sont que 21 % à en penser autant de David Cameron. Les sondages désignent l’immigration comme l’un des principaux déterminants du vote ? Boris Johnson se met à parler, à l’instar de Nigel Farage, comme si le pays était menacé d’invasion. « Chaque année, l’équivalent d’une ville comme Newcastle [280 000 habitants] s’ajoute à la population de notre pays, déclare-t-il sur ITV à deux semaines du vote. Dix pour cent d’immigrés en plus, c’est 2 % de baisse sur les salaires. »

Peu lui importe que l’ancien premier ministre John Major, conservateur comme lui, le qualifie à la BBC de « charmant bouffon de cour » et de menteur. Oubliant son grand-père, Osman Kemal, et ses anciennes plaidoiries en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’UE, voici que Boris Johnson assure que 70 millions de Turcs vont déferler, une fois que l’UE aura accepté l’adhésion d’Ankara. Et tant pis si l’intégration de la Turquie n’est plus à l’ordre du jour et que les 70 millions de Turcs en question correspondent quasiment à la population entière du pays.

« Je ne suis pas européenne, je suis anglaise ! »

Il existe une Angleterre périphérique, comme il existe une France périphérique, à l’écart des grandes villes florissantes et des bénéfices de la mondialisation. C’est cette Angleterre-là que les partisans du Brexit accrochent avec leurs slogans.

Il suffit de passer un moment sur le parking du Mecca Bingo d’Acocks Green, casino pour pauvres dans la grande banlieue de Birmingham, pour prendre la mesure de la colère du nord de l’Angleterre à l’égard des « élites » londoniennes. « Notre argent part à Bruxelles au lieu de financer nos hôpitaux, fulmine Noel, un chômeur de 49 ans. Ceux qui défendent l’UE habitent dans des quartiers pour multimillionnaires. Ils se fichent totalement de gens comme nous. Ils mentent, mentent, mentent en annonçant des calamités si nous sortons, juste pour nous faire peur. » Point n’est besoin d’aborder la question de l’immigration. Elle surgit d’emblée, presque systématiquement. « Ils rentrent par milliers pour nous prendre nos emplois en cassant les salaires, s’emporte encore Noel. Mais les politiciens ne s’occupent pas des Anglais. »

A Boston, gros bourg rural du Nord, Angela Cook, ancienne chef d’une entreprise de transport routier ruinée par la concurrence polonaise, ne décolère pas contre une population immigrée montée en flèche depuis l’ouverture des frontières d’Europe de l’Est en 2004 : « Moi, je ne suis pas européenne, je suis anglaise ! La seule façon de stopper ça, c’est de sortir de l’UE. »

Toute l’Europe s’est mise à suivre ce feuilleton si crucial pour son avenir. Et d’abord les eurosceptiques du continent. Marine Le Pen, qui a inscrit dans son programme la sortie de l’euro, première étape à ses yeux d’un « Frexit », a proposé de venir faire campagne au Royaume-Uni. « J’espère que les Français auront eux aussi sans trop attendre une occasion semblable [de référendum] », assure la présidente du Rassenblement national.

Alors que les pro-« Remain » réclament qu’on lui interdise l’entrée en raison de ses « opinions extrémistes », Nigel Farage proteste contre le bannissement de Mme Le Pen, tout en estimant sa venue inutile. La ministre de l’intérieur Theresa May, eurosceptique ralliée du bout des lèvres au « Remain » par loyalisme à l’égard de David Cameron et totalement absente de la campagne, refuse pour sa part de se prononcer.

Les référendums n’ont pas pour seul inconvénient de trancher de façon élémentaire une question complexe. Ils divisent aussi radicalement. Dans tout le pays, la tension est montée de plusieurs crans. On se déchire sur les plateaux de télévision et sur Internet, mais également dans les villages et les quartiers, les entreprises et les familles. Même chez les Johnson, on est écartelé entre Boris, leader des brexiters, et sa sœur Rachel, proeuropéenne. Les partisans des deux bords s’insultent dans la rue, se menacent sur les réseaux sociaux.

La députée travailliste Jo Cox assassinée

Le 16 juin, à deux semaines du vote, Thomas Alexander Mair, un jardinier au chômage de 52 ans, lié à la Ligue de défense anglaise (extrême droite), tire avec un fusil à canon scié sur la députée travailliste Jo Cox et la poignarde ensuite à deux reprises, dans un village du West Yorskhire, à la sortie de sa permanence électorale. « Britain first ! » (« la Grande-Bretagne d’abord »), a-t-il hurlé en la frappant, ainsi qu’un septuagénaire venu à son secours.

Dans tout le pays, le choc est immense. Pour la première fois, Cameron et Corbyn, les deux leaders du « Remain » apparaissent fugitivement ensemble pour un dépôt de gerbe. La campagne est interrompue pour 48 heures en signe de deuil, mais personne n’ose faire de lien explicite entre le climat nauséabond et l’assassinat. Ultime et immense impensé d’un pays qui feint d’ignorer ses extrêmes, ce drame ne change rien. Aucune réaction contre les supporteurs du Brexit. En vérité, les jeux sont presque faits.

Jo Cox. L’assassinat, une semaine avant le référendum, de cette députée travailliste anti-Brexit choque le royaume, mais la population croit à un fait divers. Pourtant, l’assassin, un sympathisant d’extrême droite, a crié « Britain first » (« La Grande-Bretagne d’abord ») en commettant son crime. Il faudra attendre le procès pour que l’évidence d’un meurtre politique s’impose.Jo Cox. L’assassinat, une semaine avant le référendum, de cette députée travailliste anti-Brexit choque le royaume, mais la population croit à un fait divers. Pourtant, l’assassin, un sympathisant d’extrême droite, a crié « Britain first » (« La Grande-Bretagne d’abord ») en commettant son crime. Il faudra attendre le procès pour que l’évidence d’un meurtre politique s’impose. GUZELIAN / SIPA

« Independance Day », proclame la « une » du Sun le matin du 23 juin, jour du vote, clôturant un déferlement europhobe dans la presse. Tous titres confondus, 82 % des articles publiés pendant la campagne auront été hostiles à l’UE.Trente-trois millions cinq-cent soixante-dix-huit mille et seize électeurs du Royaume-Uni et de Gibraltar se déplacent aux urnes, soit 72,2 % des inscrits. Un record.

Les premiers bulletins dépouillés dans les grandes villes laissaient supposer une légère avance pour le « Remain », mais aux petites heures du vendredi 24 juin, les résultats du Nord viennent renverser la tendance et secouent tous ceux qui, à l’abri de leur bulle professionnelle, géographique ou sociale, n’avaient pas entendu rouler le tonnerre. C’est un séisme d’une ampleur sans précédent depuis 1945. Le pays du « in » oscille entre stupéfaction, consternation et colère. Celui du « out » exulte, sans trop savoir ce qui l’attend.

« Je dois partir. J’ai pris ma décision »

A 4 heures du matin, David Cameron, retranché au 10 Downing Street avec le ministre des finances George Osborne et ses conseillers, a compris. Avec 51,9 % pour le « Leave », le score est sans appel. Mais les résultats sont contrastés. En Angleterre et au Pays de Galles, le Brexit l’emporte avec respectivement 53,4 % et 52,5 % des voix. En Ecosse et en Irlande du Nord, le résultat est inversé : 62 % et 55,8 % pour le « Remain ». A l’intérieur même de l’Angleterre, la ligne de fracture entre Brexit et « Remain » est visible : nord contre sud, vieux contre jeunes, catégories populaires contre bourgeoisie, néoruraux contre citadins, travailleurs manuels contre diplômés, Londres, surtout, contre le reste du pays. Comment faire avec un pays aussi déchiré ?

Le premier ministre est pâle et défait. « Je dois partir. J’ai pris ma décision », confie-t-il à ses conseillers. Dès 8 heures, Samantha Cameron accompagne son mari devant le 10 Downing Street. « Le peuple britannique a voté pour quitter l’UE, et sa volonté doit être respectée », énonce-t-il, les yeux rougis mais sans manifester le moindre regret face au résultat accablant. Alors qu’il a promis de rester aux manettes quel que soit le résultat du référendum, il annonce sa prochaine démission : « Je ne pense pas qu’il serait bon que j’essaie d’être le capitaine qui conduit notre pays vers sa prochaine destination. » Sa voix s’étrangle seulement au moment de conclure : « J’adore ce pays et je suis fier de l’avoir servi. Je ferai tout ce que je peux à l’avenir pour aider ce grand pays à réussir. Merci beaucoup. »

Lui qui répétait imprudemment que « la Grande-Bretagne peut survivre hors de l’UE » ne survivra pas politiquement. Il jette l’éponge, alors que la livre sterling plonge et que les marchés s’inquiètent. Le président du Conseil européen, Donald Tusk, l’avait prévenu : « Personne n’a envie de révolutionner l’Europe à cause de ton stupide référendum. Si tu essaies de nous forcer la main, tu perdras tout. »


 

 

 

La saga du Brexit, saison 3 : le chaos

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Par Philippe Bernard, Cécile Ducourtieux et Raphaëlle Bacqué

« Le Monde » a voulu faire le récit de la saga du Brexit, son origine, ses acteurs, ses coulisses. Dans ce dernier volet, nous racontons comment, en votant en faveur du Brexit en juin 2016, le Royaume-Uni est entré dans une zone d’incroyables turbulences.

A partir de maintenant, l’histoire va balancer entre Shakespeare, les Monty Python et la série américaine House of Cards. Un tumulte effarant et tragique. Des scènes de comédie grotesques. Beaucoup de cynisme et d’illusions perdues.

Plongeons d’abord du côté britannique, où le résultat du référendum a saisi toute la population. Le premier ministre, David Cameron, jette l’éponge, la livre sterling dévisse. Les brexiters, eux, ont dessoûlé en quelques heures. Même Boris Johnson, l’un de leurs chefs de file, a perdu son sourire de trublion. Dès l’annonce des résultats, le vendredi 24 juin 2016, une centaine de personnes se sont rassemblées devant sa maison d’Islington en hurlant « Honte à vous ! », « Vous allez le payer ! » Depuis, on ne voit plus l’ex-maire de Londres, comme si l’ardent promoteur du « Take back control »(« Reprenez le contrôle ») ne contrôlait plus rien.

La logique voudrait pourtant qu’il succède à Cameron au 10 Downing Street. Le week-end, il a d’ailleurs reçu quelques députés dans sa propriété de l’Oxfordshire, entre deux parties de cricket disputées en costume blanc. Mais on le sent perdu. Dans sa chronique hebdomadaire au Telegraph, pour laquelle il perçoit près de 311 000 euros par an, n’assure-t-il pas contre toute évidence que « le Royaume-Uni fait partie de l’Europe » et qu’il continuera à avoir accès au marché unique ? Son entourage n’en fait pas mystère : la victoire inattendue du Brexit a été un choc pour lui, surtout lorsqu’il a réalisé qu’allait lui échoir la responsabilité d’orchestrer la sortie de l’Union européenne (UE)…

Dans l’un des QG de guerre de Churchill

Le 30 juin, il se décide tout de même à parler aux électeurs. Le lieu a son importance : le St. Ermin’s Hotel, l’un des QG de guerre de Churchill, son modèle. La presse, présente en masse, pense assister au lancement de sa candidature à la succession de M. Cameron. « Bojo » n’a-t-il pas discipliné sa coiffure, comme à chaque fois qu’il doit prétendre à une haute responsabilité ? Après avoir énuméré les tâches du futur premier ministre, il livre une conclusion déroutante : « Je dois vous dire, mes amis (…), que cette personne ne peut pas être moi. » Les conservateurs europhobes viennent de perdre leur leader.

Le nationaliste Nigel Farage (UKIP) affiche davantage sa satisfaction de vainqueur. Le 28 juin, devant les députés européens, à Bruxelles, il a lancé sous des huées : « N’est-il pas drôle, quand je suis venu ici il y a dix-sept ans en disant vouloir mener une campagne pour faire sortir le Royaume-Uni de l’UE, que vous ayez tous ri de moi ? Vous ne riez plus, maintenant, n’est-ce pas ? » Sauf que lui non plus n’entend pas rester aux manettes pour régler la sortie de l’UE. Le 4 juillet, il quitte même de la direction du UKIP.

Il n’a donc fallu que quelques heures pour délier nombre d’artisans du divorce de leurs serments de campagne. « Nous ne nous sommes pas engagés. Nous avons seulement fait une série de promesses qui étaient des possibilités », tweete, un rien gêné, Iain Duncan-Smith, un ancien ministre de Cameron, brexiter acharné.

« Les gens qui nous ont mis dans ce pétrin se sont enfuis »

La plupart de ces élus n’ont eu qu’à analyser les résultats pour mesurer le grand quiproquo du référendum. Le Brexit l’a emporté grâce à l’improbable alliance de deux électorats. D’un côté, des ultralibéraux thatchériens tels que Johnson, qui considèrent les réglementations européennes comme des entraves aux affaires et l’immigration comme un moyen de faire baisser le coût de la main-d’œuvre. De l’autre, les déshérités du nord de l’Angleterre, précisément victimes de la précarité ultralibérale. Ceux-là ont vu dans le slogan « Take back control » un appel à la protection de l’Etat national, notamment contre l’afflux d’Européens de l’Est. Les premiers rêvent de transformer le Royaume-Uni en paradis fiscal dérégulé ; les seconds ont la nostalgie de l’Angleterre d’avant le thatchérisme.

Comment un premier ministre pourrait-il concilier ces désirs contradictoires ? Cette duperie va envenimer toute la négociation, provoquer la débandade et dégénérer en crise politique. « Les gens qui nous ont mis dans ce pétrin se sont enfuis », résume le travailliste Alistair Darling, ex-ministre des finances.

Partons maintenant à Bruxelles. Dans ce drôle de quadrilatère, moderne et sans âme, qui abrite dans l’est de la capitale belge la Commission, le Parlement et le Conseil européen, toutes les langues et nationalités de l’UE se croisent depuis des années. Il suffit de se poster devant le bâtiment Berlaymont, siège de la Commission, pour voir passer un député italien, un commissaire allemand ou un fonctionnaire français. Le quartier n’a ni le charme ni la chaleur du vieux Bruxelles, mais on y expérimente chaque jour ce mélange de cultures et de valeurs qui composent l’âme européenne.

C’est peu dire que le Brexit a été un traumatisme ici. La plupart des bureaucrates, aveuglés par leur amour de l’UE, n’avaient pas imaginé que le Royaume-Uni puisse vraiment claquer la porte. « Beaucoup nourrissaient la certitude que c’était les Etats qui freinaient une Europe que les peuples, eux, désiraient », reconnaît Pierre Sellal, alors représentant de la France auprès de l’UE. Le choc est général dans presque tous les pays membres. A l’Elysée, une réunion était convoquée pour le lendemain du référendum, mais les diplomates n’ont jamais vraiment cru à une victoire du Brexit. « Est-ce bien nécessaire ? », a lancé la veille du vote François Hollande, en relisant parmi les communiqués préparés de concert avec les Allemands celui évoquant le « Leave ». La chancellerie allemande était tout aussi dubitative. Idem pour les pays scandinaves, ceux de l’Est, les Pays-Bas ou l’Italie du centriste Matteo Renzi.

Comme un coup de cravache

Le Brexit agit sur les uns et les autres comme un coup de cravache. Jusqu’ici, les vingt-sept pays de l’Union ont été divisés sur presque tout, des migrations jusqu’aux façons de résoudre la crise financière. Mais pour la première fois, le délitement de l’Europe est devenu possible, et cette menace les soude. Le 29 juin, lorsque les dirigeants de l’UE se retrouvent à Bruxelles, ils sont décidés à réagir ensemble.

Il n’a fallu que quelques jours pour que l’Union s’accorde sur un texte expliquant en substance : « Nous allons ouvrir une négociation afin d’aboutir à un retrait ordonné. Dans ces discussions, nous nous attacherons à faire respecter les principes de l’UE : l’intégrité du marché unique et l’indivisibilité des quatre libertés fondamentales du marché unique (la circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services), ainsi que l’autonomie de décision des Vingt-Sept. » En somme, le Royaume-Uni trouvera face à lui non pas des partenaires avec lesquels « dealer » ses accords commerciaux, mais une Union soucieuse de négocier d’une seule voix.

Michel Barnier (68 ans). L’ex-commissaire à la politique régionale puis au marché intérieur et aux services est désormais l’un des Français les plus connus dans l’Union. Il a été nommé négociateur en chef du Brexit pour les Vingt-Sept en juillet 2016. A ce poste de « superdiplomate », le Savoyard s’est distingué par sa capacité à rassembler et sa maîtrise des rouages européens. L’Allemande Sabine Weyand (55 ans), adjointe de Michel Barnier, est un atout maître pour le négociateur. Elle a contribué à l’élaboration de l’accord de retrait, agréé en novembre 2018. Brillante, méthodique, cette spécialiste du commerce, n’hésite pas à rectifier des contrevérités sur le Brexit émises sur Twitter.Michel Barnier (68 ans). L’ex-commissaire à la politique régionale puis au marché intérieur et aux services est désormais l’un des Français les plus connus dans l’Union. Il a été nommé négociateur en chef du Brexit pour les Vingt-Sept en juillet 2016. A ce poste de « superdiplomate », le Savoyard s’est distingué par sa capacité à rassembler et sa maîtrise des rouages européens. L’Allemande Sabine Weyand (55 ans), adjointe de Michel Barnier, est un atout maître pour le négociateur. Elle a contribué à l’élaboration de l’accord de retrait, agréé en novembre 2018. Brillante, méthodique, cette spécialiste du commerce, n’hésite pas à rectifier des contrevérités sur le Brexit émises sur Twitter. THIERRY MONASSE / GETTY IMAGES

Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a proposé cette mission au Français Michel Barnier, un Savoyard habitué des courses en montagne et des climats rudes. En France, cet ancien ministre des affaires européennes de 65 ans a toujours été traité avec un brin de condescendance. Au sein de la famille gaulliste dont il est issu, Jacques Chirac regardait avec mépris ce grand type aux cheveux blanchis avant l’heure qui s’intéressait à l’environnement et à l’aménagement du territoire. Même son excellente organisation des Jeux olympiques d’hiver à Albertville, en 1992, ne lui a pas apporté la totale estime de ses pairs. « Il n’a pas fait l’ENA, mais une école de commerce, l’ESCP, et il le paie encore », dit Michel Dantin, eurodéputé, maire de Chambéry et proche du Savoyard.

Michel Barnier est bien plus respecté à Bruxelles, où il a été deux fois commissaire et eurodéputé. Et si son anglais n’est pas parfait, il connaît les institutions. Il siégera à la table du Conseil européen, signe que les Vingt-Sept le considèrent déjà un peu comme l’un des leurs.

 

Michel Barnier exige le respect de deux principes : être le seul à négocier avec Londres et travailler en toute transparence

Barnier a tout de suite accepté la mission. « C’était l’occasion de participer à la sauvegarde du projet européen », assure-t-ilaujourd’hui au Monde. Mais il a posé ses conditions. Instruit par les difficiles négociations du traité de libre-échange entre l’UE et les Etats-Unis (TTIP), dont l’opacité a généré rumeurs et mensonges, il exige le respect de deux principes : être le seul habilité à négocier avec Londres et travailler en toute transparence vis-à-vis des Etats membres. « C’est inhabituel, ici, explique-t-il. Mais je voulais que tout soit dit en temps réel aux gouvernants, au Parlement européen, aux médias et aux citoyens. » Autre décision : toutes les négociations auront lieu à Bruxelles.

Côté britannique, le meneur du Brexit sera une femme. Elle part d’emblée affaiblie. Après le renoncement de Boris Johnson, trahi par une partie des conservateurs qui doutent de ses capacités à diriger, Theresa May, ministre de l’intérieur depuis six ans, s’est retrouvée favorite parmi les cinq candidats pour la direction des tories.

Etonnant personnage que cette fille de vicaire anglican, militante conservatrice depuis ses années à Oxford, élue députée après avoir travaillé pendant vingt ans dans la finance : grande et dégingandée, elle approche de la soixantaine, paraît toujours embarrassée par ses longs bras et s’est fait connaître pour ses escarpins léopard et sa fermeté sur l’immigration. Jamais elle n’a fait preuve d’une vision supérieure, mais elle est courageuse et très attachée au Parti conservateur.

Le courage et la ténacité, c’est probablement l’essentiel. Le jour où David Cameron s’est éclipsé, tout le Royaume-Uni a pu découvrir son soulagement en raison d’un micro oublié au revers de sa veste. « Do-doo-do-doo… »,chantonnait l’instigateur du référendum, comme libéré d’un poids. C’est dire la tâche qui attend la nouvelle première ministre…

« Brexit means Brexit »

Pour faire oublier sa (discrète) position anti-Brexit pendant la campagne, celle-ci affiche sa foi de convertie : « Le Royaume-Uni va quitter l’UE. Le pays a rendu son verdict, répète-t-elle. Il ne peut y avoir de nouvelle tentative de rentrer en catimini ni de second référendum. » D’emblée, elle a d’ailleurs lancé une litote qui lui tiendra lieu de philosophie durant les négociations : « Brexit means Brexit » (« Brexit signifie Brexit »). Comprendre : nous ne reviendrons pas en arrière.

La première ministre britannique, Theresa May, et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à Bruxelles, le 8 décembre 2017.La première ministre britannique, Theresa May, et le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, à Bruxelles, le 8 décembre 2017. YVES HERMAN / REUTERS

Au congrès de son parti, à Birmingham, début octobre 2016, Theresa May se pose même en championne d’un « Brexit dur », prônant notamment la sortie du marché unique et de l’union douanière, la fin de la libre entrée des Européens sur le territoire. « Pas d’accord vaut mieux qu’un mauvais accord », assurera-t-elle imprudemment plus tard. En vérité, son gouvernement a un objectif central, conforme à la conception qu’ont toujours eue les Britanniques de leur place dans l’UE : signer un traité de libre-échange (FTA) qui permette au Royaume-Uni to have the cake and eat it too, d’avoir « le beurre et l’argent du beurre », formule que répétait à l’envi Boris Johnson pendant la campagne. Autrement dit, les Britanniques souhaiteraient pratiquer une politique de dumping fiscal et social aux portes de l’Europe tout en pouvant y exporter librement et sans avoir à contribuer au budget européen.

Les Européens, eux, sont décidés à éviter la mutation de cet Etat membre sur le départ en concurrent déloyal. Ils entendent aussi protéger leur frontière extérieure commune : l’Irlande du Nord ne doit pas se transformer en sas d’entrée pour les marchandises et les immigrants illégaux vers l’UE, via la République d’Irlande.

Les Britanniques le comprennent-ils ? Pas sûr… Quarante-cinq années de vie commune ont beau avoir déniaisé chacun des partenaires, les compatriotes de Theresa May ont toujours gardé, depuis leur conduite héroïque pendant la seconde guerre mondiale, le sentiment supérieur qu’ils peuvent résister seuls à l’adversité. Enfermés dans leur conception d’une UE à dessein strictement commercial, ils exigent de mener en parallèle la négociation sur les termes du divorce et celle sur l’accord de libre-échange « audacieux et ambitieux » qu’ils se font fort de conclure avant mars 2019.

En somme, réglons d’abord la vente des biens communs et la garde des enfants avant de fêter de nouveau Noël ensemble

Michel Barnier, de son côté, compte bien imposer un séquençage. Pas question de négocier le futur traité de libre-échange avant que les Britanniques n’aient accepté de régler le montant de leur ardoise (les engagements financiers du pays s’élèvent à 40 milliards d’euros), le statut des expatriés et le non-retour de la frontière entre les deux Irlandes. Il s’agit d’abord de divorcer, proprement, de manière « ordonnée », estime M. Barnier, dont le sérieux, souvent moqué jusqu’alors, fait enfin merveille. En somme, réglons d’abord la vente des biens communs et la garde des enfants avant de fêter de nouveau Noël ensemble.

« Ce sera l’engueulade de l’été », plastronne David Davis, le ministre du Brexit, chargé de négocier avec M. Barnier.L’été passe et Downing Street capitule. En conditionnant la négociation commerciale – point crucial pour les Britanniques – au règlement de la question irlandaise dont Londres n’a pas mesuré l’importance mais que lui sait capitale, Michel Barnier a piégé Theresa May et préservé l’unité des Vingt-Sept. Ce n’est qu’un début. Et le premier revers d’une série qui va renvoyer les négociateurs de Londres dans les cordes.

« Dans les minutes qui suivront un vote pour le Brexit, les PDG de Mercedes, BMW, VW et Audi frapperont à la porte de la chancelière Merkel et exigeront qu’aucune barrière n’entrave l’accès des Allemands au marché britannique », jurait David Davis pendant la campagne. Mauvais calcul : l’Allemagne ne se désolidarise pas de ses partenaires européens. Dès le 6 octobre 2016, Angela Merkel brise toutes les illusions britanniques sur ce point. Devant le BDI, le puissant syndicat patronal national, elle déclare : « S’il faut choisir entre le marché britannique et le marché intérieur de l’UE, choisissez l’UE. » Il n’y aura donc pas de faille au sein des Vingt-Sept, soudés par deux intérêts communs : maximiser la facture du Brexit pour les Britanniques, et éviter de transformer l’Irlande du Nord en passoire.

L’UE peut « toujours courir »

Boris Johnson tarde à comprendre cette réalité. S’il a renoncé au poste de premier ministre, « Bojo » a accepté celui de ministre des affaires étrangères de Theresa May, où il exerce une diplomatie toute personnelle. L’UE peut « toujours courir » pour que Londres acquitte sa facture, fanfaronne-t-il. Quand le ministre italien du développement économique, Carlo Calenda, oppose une fin de non-recevoir à ses exigences d’accès au marché unique sans libre circulation des personnes, il lance : « Alors, vous nous vendrez moins de prosecco ! » Calenda rétorque, un brin méprisant :« Je vendrai moins de prosecco à un pays, mais vous vendrez moins de fish and chips à vingt-sept pays ! »

Johnson croit encore faire peur à l’Europe. En France, il tient le même discours qu’en Italie, en remplaçant « prosecco » par « champagne ». Il est si agaçant, ce héraut du Brexit, que les grands vins effervescents du continent sont quasiment devenus un signe de ralliement européen. Sur Twitter, des négociateurs de Bruxelles partagent des photos où ils trinquent à sa santé…

Mark Rutte (52 ans). Le premier ministre néerlandais aurait pu choisir le camp des Britanniques, étant donné les liens entre son pays et le Royaume-Uni. Mais, à Bruxelles, il reste ferme et n’hésite pas à critiquer l’impasse politique britannique. A propos d’un vote des députés britanniques refusant le « no deal », il s’est exclamé : « C’est comme si le Titanic avait voté contre l’iceberg.»Mark Rutte (52 ans). Le premier ministre néerlandais aurait pu choisir le camp des Britanniques, étant donné les liens entre son pays et le Royaume-Uni. Mais, à Bruxelles, il reste ferme et n’hésite pas à critiquer l’impasse politique britannique. A propos d’un vote des députés britanniques refusant le « no deal », il s’est exclamé : « C’est comme si le Titanic avait voté contre l’iceberg.» LUDOVIC MARIN / AFP

Mark Rutte, le premier ministre des Pays-Bas, refuse lui aussi la négociation directe avec Londres. Et pourtant, le Brexit est une mauvaise nouvelle pour le port de Rotterdam par où transite le gros des marchandises échangées entre l’Europe et le Royaume-Uni. Supposé être le best friend des Britanniques, le fringant quinquagénaire se montre ferme : « Nous, les Néerlandais, sommes vos meilleurs amis, et pouvons vous parler directement : vous marchez comme des somnambules vers un “no deal” ». Ou encore, pour mieux leur signifier qu’ils n’ont plus guère de choix : « C’est comme si, sur le Titanic, on leur avait donné la possibilité de voter contre l’iceberg… »

Aucun des changements politiques, en 2017 et 2018, n’ébranle la solidarité au sein de l’UE

Comment les Britanniques ont-ils pu si mal se préparer au divorce ? Habitués à comparer eux-mêmes l’UE au Titanic, ils imaginaient une débandade de l’adversaire. Or, aucun des changements politiques – l’élection d’Emmanuel Macron en France en mai 2017, l’arrivée d’une coalition populiste en Italie un an plus tard – n’ébranle la solidarité au sein de l’UE.

Barnier, lui, n’a rien laissé au hasard. Juste après sa nomination officielle, le 1er octobre 2016, il démarre un premier tour des vingt-sept capitales. « Chaque fois, j’ai ressenti un sentiment de gravité,confie-t-il. Ce n’était pas seulement le Brexit qui venait de se produire, mais aussi les conséquences de la crise financière que nous avions beaucoup sous-estimées, la souffrance sociale, la crise syrienne, le terrorisme et, bientôt, les inquiétudes liées à l’élection de Donald Trump. Ce sentiment de gravité a été le ciment de notre unité. » Politiques, syndicats, représentants de la société civile… il n’oublie de serrer aucune main.

A Bruxelles, il s’est constitué un cabinet de techniciens, installé dans une aile du 5e étage du Berlaymont. Un peu à l’écart du 13e, celui de la présidence : M. Juncker, dont il est proche, lui laisse les coudées franches. Le Luxembourgeois ne veut surtout pas mélanger la question britannique avec le reste de l’agenda européen.

Dans ces bureaux fonctionnels, une trentaine de fonctionnaires s’activent. Jeunes, compétents et spécialisés. La « team Barnier » organise des dizaines de séminaires thématiques auprès des Etats membres,afin de détailler les conséquences prévisibles du Brexit. Pour les thés et les cafés, une bonne âme a acheté un lot de mugs sur lesquels est écrit « Keep calm and negotiate »

Barnier s’est choisi deux conseillères de haut niveau : une Française, Stéphanie Riso, et une Allemande, Sabine Weyand. Riso, pur produit de la Commission, où elle est arrivée à 24 ans, dirige la stratégie ; Weyand est l’adjointe du négociateur en chef. Très différentes en apparence, elles sont en vérité complémentaires. Economiste de formation, laNiçoise est passée par la prestigieuse DG Ecfin (surveillance des budgets des Etats membres), le cabinet du commissaire à l’économie d’alors,Olli Rehn, puis la direction générale des budgets. C’est une jeune femme sans façon, très bosseuse. L’Allemande est une spécialiste du commerce. Une coupe à la Louise Brooks, rouge à lèvres vif et lunettes papillon, Weyand est une technocrate mais aussi une politique toujours prête à monter à l’offensive sur Twitter.

Deux ans pour se préparer

C’est avec elles que Michel Barnier élabore sa stratégie et bientôt le traité de retrait britannique. Lui-même reçoit dans son bureau tous ceux qui comptent en Europe. Dans son sofa et ses fauteuils en cuir crème viennent s’installer le ministre David Davis, le chef de l’opposition travailliste, Jeremy Corbyn, mais surtout Olly Robbins, homme de confiance de Theresa May et véritable négociateur du camp britannique. Depuis que la première ministre a activé, le 29 mars 2017, l’article 50, qui dispose, en cinq alinéas, des règles d’un retrait de l’UE, le compte à rebours a commencé. Le Royaume-Uni a deux ans pour se préparer.

Le temps joue désormais contre Mme May. Or, sous la pression de l’aile droite du Parti conservateur, largement ignorante du fonctionnement de l’UE et sourde aux mises en garde, elle a lancé la procédure sans avoir la moindre idée du type de relation future qu’elle souhaite établir avec les Vingt-Sept.

Les « hard brexiters »sont des ultralibéraux en quête d’une rupture radicale avec l’Union pour se « libérer » de ses réglementations et transformer le pays en paradis fiscal, un vaste Singapour arrimé au continent européen. La première ministre, elle, a un objectif : éviter l’éclatement de son parti. Elle cède aux ultras du Brexit en feignant d’ignorer que leur rêve de nouvelle révolution thatchérienne couperait le pays d’un continent dont ses approvisionnements dépendent en grande partie et qui représente 40 % de ses exportations.

Theresa May se sent si forte que, après avoir juré qu’elle ne déclencherait pas d’élections, elle surprend tout le monde, le 18 avril 2017, en annonçant pour le mois de juin des législatives anticipées. Son but ? Renforcer sa position dans la négociation en obtenant une onction populaire magistrale. Après tout, les sondages placent le Labour (travaillistes) au plus bas. Elle pense ne faire qu’une bouchée de ce vieux gauchiste de Jeremy Corbyn qu’elle méprise.

Femme de dossiers, guère portée à l’empathie, Theresa May se révèle une piètre oratrice et une médiocre meneuse

Mais la campagne est difficile. Femme de dossiers, guère portée à l’empathie, Theresa May se révèle une piètre oratrice et une médiocre meneuse. Surtout, son discours sur le Brexit est vide. Votez conservateur pour soutenir mon gouvernement « fort et stable », assène-t-elle. Sa propension à ressasser des formules creuses se confirme. Elle devient « Maybot », le « Robot May », sous la plume hilarante de John Crace, chroniqueur au Guardian. Pendant ce temps, Corbyn enflamme les foules en dénonçant la pauvreté et l’austérité sans dire un mot sur le Brexit

La campagne est aussi alourdie par les attentats islamistes de Manchester, puis, à cinq jours du scrutin, du London Bridge. La coopération en matière de terrorisme est l’un des acquis de l’UE. La sécurité nationale ne risque-t-elle pas d’être affaiblie par le Brexit ? Le gouvernement est-il si « fort et stable » ?

Et puis, les Européens sont moins conciliants qu’auparavant. Le 26 avril 2017, Mme May a convié Jean-Claude Juncker à dîner à Downing Street. Un moment « constructif », jure-t-elle pour rassurer ses concitoyens.

En fait, la soirée est calamiteuse. A la première ministre britannique qui appelait, comme à son habitude, à « transformer le Brexit en succès », M. Juncker a rétorqué : « Le Brexit ne peut pas être un succès. » Il a apporté un exemplaire du CETA, l’accord de libre-échange avec le Canada, un pavé d’un millier de pages. Une manière de lui dire que les discussions entre Bruxelles et Londres sont parties pour durer. Mme May reste dans le déni. « Je quitte Downing Street dix fois plus pessimiste que je ne l’étais », a glissé Juncker en reprochant à son hôte de vivre dans une « autre galaxie », révèle le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung le lendemain.

Le 8 juin 2017, les législatives ne se passent pas comme prévu. Les conservateurs perdent leur majorité absolue et doivent faire alliance au Parlement avec des unionistes nord-irlandais(partisans du maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni),tandis que le Labour gagne une trentaine de sièges. Plus étonnant, des députés anti-Brexit sont réélus dans des circonscriptions ayant voté en faveur de la sortie de l’UE. Ce vote traduit le refus des électeurs du Brexit dur choisi par Mme May, mais elle n’entend pas le message. La chef d’un gouvernement « fort et stable » n’est qu’un « cadavre ambulant », lâche l’ancien ministre des finances George Osborne, qu’elle a limogé. « La seule question est de savoir combien de temps elle va passer dans le couloir de la mort », ajoute-t-il, sardonique.

A Londres, Macron passe pour un « faucon »

L’UE pense-t-elle alors qu’un retour en arrière est possible ? En France, Emmanuel Macron a remplacé François Hollande. Dès le 13 juin, il invite Theresa May, encore un peu sonnée par son échec électoral. « La porte est toujours ouverte pour rester dans l’Union européenne tant que la négociation n’est pas achevée », souligne le président français, qui passe pourtant pour un « faucon » à Londres. L’atmosphère est si incertaine que même les électeurs britanniques ont des doutes. Les sondages montrent que, alors que 48 % d’entre eux avaient voté contre le Brexit, ils sont désormais 53 % à penser que le Royaume-Uni a eu tort de voter pour quitter l’UE.

Partout, on croit percevoir les signes d’une possible marche arrière. Traditionnellement, Elizabeth II revêt une robe blanche à traîne et coiffe son étincelante couronne pour prononcer à Westminster le « discours de la reine », énumérant les projets législatifs et ouvrant la session du Parlement. Mais ce 21 juin, tout le monde note sa robe bleue et son chapeau constellé de fleurs au pistil jaune. N’évoquent-ils pas le drapeau européen ?

Liam Fox, le nouveau ministre pro-Brexit du commerce international, chargé de négocier des traités de libre-échange avec les pays non européens, peut bien affirmer que « le traité de libre-échange que nous signerons avec l’UE sera l’un des plus faciles à négocier de toute l’histoire », la vantardise ne fait plus illusion. En réalité, la défaite de Theresa May a fait basculer le pays dans une zone de turbulences et l’a affaibli face aux Vingt-Sept. Surtout, les élections ont aggravé une évidence jusque-là soigneusement masquée : Londres ne sait pas quel Brexit il veut ni ce qu’il veut en faire.

Comme si cela ne suffisait pas, Theresa May essuie à la fin de 2017 au Parlement de Westminster un échec lourd de conséquences. Alors qu’elle a prévu de réserver à l’exécutif le pouvoir d’accepter un accord sur le Brexit, des députés « rebelles » pro-européens de son parti font voter deux amendements : ils donnent au Parlement non seulement le droit de veto sur l’accord final, mais le pouvoir de proposer des solutions alternatives en cas de rejet.

Les prémices sont alors posées d’un dessaisissement d’une première ministre plus obnubilée par l’unité de son parti que par celle du pays, trop rigide pour parvenir à un compromis acceptable par ses compatriotes. « Ce soir, le Parlement a repris le contrôle du processus de sortie de l’UE », tweete la députée conservatrice Nicky Morgan.

En Ecosse, 62 % des habitants ont voté pour le maintien dans l’UE, et, en 2017, la petite nation du Nord se bat pour freiner le Brexit

En cette fin d’année 2017, le Royaume-Uni paraît menacé d’éclatement. En Ecosse, 62 % des 5,4 millions d’habitants ont voté pour le maintien dans l’UE, et la petite nation du Nord se bat maintenant pour freiner le Brexit. Alors qu’en 2014 elle avait perdu de peu le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse, la première ministre, Nicola Sturgeon, leader des indépendantistes, cherche à utiliser le chaos du Brexit pour relancer la cause de sa vie.

Les Britanniques feignent aussi d’oublier que 56 % des Irlandais du Nord ont voté pour demeurer dans l’UE. Après un siècle de déchirures, les relations semblaient apaisées, mais au sud, la République d’Irlande, que l’Europe a aidée à s’émanciper de l’ex-colonisateur britannique, menace à son tour de bloquer les négociations sur la sortie de l’Union. « Le Brexit est un défi au processus de paix en Irlande du Nord, affirme Simon Coveney, ministre irlandais des affaires étrangères. Nous voulons bâtir des ponts, pas ériger des barrières, car nous savons trop combien il a été compliqué de les supprimer. » Londres ne l’avait pas vu venir, le Brexit relance une revendication jusque-là inavouable : la réunification de l’Irlande.

Pour sortir de la nasse, Michel Barnier a proposé un « backstop » (« filet de sécurité »), une clause temporaire de sauvegarde pour conserver cette frontière ouverte aux biens et aux personnes. Le temps de s’accorder sur la « relation future » entre l’UE et Londres, dont la date butoir est fixée au 31 décembre 2020, l’Irlande du Nord resterait ainsi alignée sur les normes européennes (sanitaires, réglementaires, fiscales, etc.) pour éviter de remettre en place les contrôles des biens avec la République d’Irlande. Mais l’affaire exaspère le Parti unioniste démocrate (DUP) nord-irlandais, dont les voix sont indispensables à Mme May au Parlement.

Le 4 décembre 2017, à Bruxelles, tandis qu’elle déguste des coquilles Saint-Jacques gratinées et du turbot avec Jean-Claude Juncker pour fêter l’accord sur l’Irlande, Theresa May reçoit un appel de la chef du DUP qui lui signifie un « no » catégorique. Le « deal » est annulé. Effarées, Sabine Weyand et Stéphanie Riso prennent conscience que la première ministre britannique négocie quasiment seule.

Grand quiproquo sur l’Irlande

L’humiliation sera masquée par un compromis promettant tout et son contraire. Le grand quiproquo sur l’Irlande a commencé. Discrètement, Mme May a de fait accepté le « backstop », un statut provisoire qui risque de s’éterniser, et contrarie l’une des promesses phares des brexiters : la « Grande-Bretagne globale », cette possibilité pour Londres de négocier en solo des accords commerciaux avec le reste du monde. Paradoxe des impasses de la vie politique britannique : l’obsession de cette Global Britainempêchera Theresa May de faire valoir la considérable contrepartie qu’elle a arrachée aux Vingt-Sept, à savoir le maintien du Royaume-Uni dans l’union douanière. Autrement dit, l’accès au marché unique sans obligation d’en suivre les règles ni contribution au budget de l’UE.

On s’épuiserait à énumérer les difficultés qui surgissent chaque jour au cœur de ce divorce impossible. En juillet 2018, Mme May doit effectuer, sous la pression des Européens et dans la confusion, un virage sur l’aile pour débloquer les négociations et désormais envisager un Brexit « doux ». Ce recentrage autour du plan dit « de Chequers » – du nom de la résidence de villégiature des premiers ministres britanniques – entraîne la démission de deux poids lourds parmi les brexiters : David Davis et Boris Johnson.

Pour les Européens, c’est un soulagement : plus personne ne pouvait supporter les provocations de « Bojo ». Le Daily Mail avait rapporté qu’il était arrivé à une réunion sans avoir lu les documents préparatoires. Jeroen Dijsselbloem, le ministre travailliste des finances néerlandais, l’accusait de promettre « ce qui est impossible intellectuellement » et « politiquement non disponible ». Quant au ministre des affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier, il ne supporterait plus de se trouver dans la même pièce que lui.

Le paradoxe de cette folle histoire : un an après le référendum, plus aucun de ses promoteurs n’est aux responsabilités pour l’assumer

C’est le paradoxe de cette folle histoire : un an après le vote du Brexit, plus aucun de ses promoteurs n’est aux responsabilités pour l’assumer. Davis et Johnson ont quitté le gouvernement. De son côté, Nigel Farage (UKIP) s’est reconverti, en janvier 2017, en animateur radio et contribue régulièrement à Breitbart News, le média de l’ex-conseiller de Donald Trump Steve Bannon. Le 4 décembre 2018, il démissionnera même du UKIP pour créer un Parti du Brexit.

Theresa May ne parvient pas mieux à imposer sa version douce de la sortie de l’UE. Le 20 septembre 2018, à Salzbourg, Michel Barnier plaide auprès des Vingt-Sept contre le « plan de Chequers » : une énième tentative britannique de faire du cherry-picking (« choisir à la carte »). Emmanuel Macron et Pedro Sanchez, le premier ministre espagnol, soutiennent son analyse. Ni Giuseppe Conte, le premier ministre italien, ni Viktor Orban, le Hongrois, ne le contredisent. A Bruxelles comme à Londres, le « no deal », une sortie des Britanniques sans accord, prend de la consistance.

Donald Tusk (61 ans). Après des débuts hésitants à la présidence du Conseil européen, cet ex-premier ministre de la Pologne est devenu l’une des voix les plus percutantes à Bruxelles. Affecté par le départ programmé du Royaume-Uni, ce conservateur n’a pas hésité à mettre en garde David Cameron contre les risques du référendum ou à dénoncer les discours trompeurs de certains brexiters.Donald Tusk (61 ans). Après des débuts hésitants à la présidence du Conseil européen, cet ex-premier ministre de la Pologne est devenu l’une des voix les plus percutantes à Bruxelles. Affecté par le départ programmé du Royaume-Uni, ce conservateur n’a pas hésité à mettre en garde David Cameron contre les risques du référendum ou à dénoncer les discours trompeurs de certains brexiters. VINCENT KESSLER / REUTERS

L’UE est parfois maladroite avec ce Royaume-Uni désormais affaibli. Il arrive que la première ministre britannique soit inutilement humiliée. Par exemple ce jour où, depuis Salzbourg, après le rejet du « plan de Chequers », une photo est postée sur le compte Instagram de Donald Tusk, le président du Conseil européen. On y voit le Polonais lui proposer une pâtisserie. « Pas de cerises sur le gâteau », indique la légende…

Comment faire lorsqu’on est à ce point pris entre le marteau et l’enclume ? De sommet « décisif » en vote « crucial », les plans de Theresa May sont sans cesse rejetés, soit par l’Europe, soit par la Chambre des communes. Sans compter les démissions de ministres, les attaques de l’opposition, les citoyens en plein doute. Le 25 novembre, la femme de devoir qu’est Theresa May sourit : elle signe enfin l’accord si laborieusement négocié avec l’UE. Un « jour triste », grimace Jean-Claude Juncker, en réalité probablement soulagé. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus.

A force de négocier en aveugle, à force de privilégier son parti sur l’enjeu historique du Brexit, à force d’oublier les 48 % de Britanniques pro-européens, « Maybot » a oublié qu’elle a besoin d’une majorité au Parlement pour son « deal », et que celle-ci est introuvable. Sa persévérance, sa résilience et son courage masquent de moins en moins le flou de sa pensée, son incapacité à communiquer, ses mensonges sur le « bon Brexit » et ses revirements. Elle ne contrôle plus ni son gouvernement, transformé en pétaudière, ni le Parlement, qu’elle a longtemps cherché à bâillonner. Devant la fronde des députés, face à la fermeté des Vingt-Sept, elle n’a qu’une stratégie : jouer la montre, convaincue que les uns et les autres craqueront à minuit moins une.

Le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, compare Mme May au chevalier noir des Monty Python qui continue de se déclarer invincible après que le roi Arthur lui a sectionné bras et jambes de son épée. Mais le Grand-Guignol cache le délitement de la monarchie parlementaire britannique, écartelée entre le vote pro-Brexit du peuple et la majorité parlementaire pro-européenne.

Une fois, deux fois, trois fois, elle monte à l’assaut de Westminster, manie la carotte et le bâton pour arracher une majorité, et marque des points. En vain. Tout s’effrite autour d’elle : les députés ne se rebellent plus seulement contre le Brexit mais contre sa personne, ses ministres étalent leurs différends dans la presse. « Pourquoi Mme May organise-t-elle un vote qu’elle est presque sûre de perdre ? », demande la BBC à un membre du gouvernement. Réponse : « Je n’en sais foutrement rien. Ça ressemble à La Nuit des morts-vivants ici. »

Sans oublier le pays profond, dont la fracture s’aggrave, entre les pro-européens désespérés qui déferlent dans les rues de Londres agitant plus de drapeaux bleus étoilés qu’on n’en a jamais vu en Europe, et les partisans du Brexit, Union Jack au vent, qui pestent contre la « trahison » du Parlement. Un mélange explosif allumé par les apprentis sorciers d’un Brexit sans véritable plan. Une promesse de « reprendre le contrôle » qui dégénère en une mêlée nationale et en un cauchemar européen dont personne n’entrevoit la fin.